En ce joli week-end de mai où il est facile de succomber à l’appel de l’apéro, ce serait dommage de passer à côté de Nelken (les Œillets), une pièce fondatrice de la danseuse et chorégraphe allemande Pina Bausch (1940-2009), créée en 1982 et remontée à Paris après 25 ans d’absence.

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Sur la scène du Théâtre de la Ville, un immense champ d’œillets roses fait instantanément palpiter les pupilles, puis l’infinie délicatesse des danseurs évoluant avec mille précautions sur ce parterre printanier laisse envisager une excellente soirée (malheureusement, point d’odeur bucolique enchanteresse : les 8000 fleurs en tissu sont importées de Bangkok). Le décor, du scénographe allemand Peter Pabst, a été imaginé suite à des discussions où Pina évoquait sa fascination pour les champs de tulipes en Hollande et au Chili, les œillets ayant été choisis pour « leur caractère très formel, « bourgeoisement » correct des années soixante ».
Les costumes gris – chemise blanche cravate pour les hommes et les robes longues de mousseline pastel pour les femmes – paraissent également surannés au premier abord. Mais, dès la deuxième scène, les hommes revêtent la robe, de satin jaune ou pistache et de préférence trop petite, bousculant le récit dans un chaos burlesque sympathiquo-tragique, puisqu’ils fuient des maîtres chiens et leurs bergers allemands quadrillant le pré. Les danseurs travestis s’appliquent à détaler à quatre pattes, comme des lapins, la robe étriquée remontant sur leurs fesses à chaque enjambée, dévoilant leurs gambettes velues jusqu’au slip kangourou blanc. Hilarant. Une proposition qui évoque les attendrissants drag queen vieillissantes de Gardenia (2010) d’Alain Platel, et qui a toute sa place dans la genèse de la tendance du transgenre au théâtre (lire notre article Voyage entre les genres). Cette scène ubuesque aurait pu être citée dans Biopigs (mars 2015, au Théâtre des Amandiers), le dernier spectacle de Sophie Perez et de la compagnie du Xerep, rompus à la pratique du mauvais esprit, qui propose une succession de numéros parodiques autour de figures tutélaires de différents artistes.

Un acte fondateur
Pina Bausch rompt avec la danse conventionnelle au milieu des années soixante-dix et introduit le concept de danse-théâtre, d’où le nom de sa compagnie Tanztheater Wuppertal (sa ville en Allemagne). Dans la lignée des œuvres iconoclastes que livre Robert Wilson à cette époque (Einstein on the Beach en 1976 pour ne citer que celle-ci), elle impose au fil de ses créations une signature puissante qui ne cesse d’inspirer ses contemporains.
Dans Nelken, les longues rangées de fauteuils déplacés du fond de la scène à l’avant par des danseurs hyper-actifs, font écho au passage des secrétaires faisant corps avec leurs chaises de bureaux dans Suivront 1000 ans de calme d’Angelin Preljocaj (2010). Ou encore le solo dans lequel Dominique Mercy s’épuise à enchaîner des entrechats, pirouettes et grands jetés, interpellant le public en disant « Vous voulez voir quoi d’autre ? Hein ? Vous voulez voir quoi ? », évoque le workout méga intense de huit danseurs devenus machines à rythmes parfaitement synchronisées dans The Dog Days Are Over (2014) du jeune danseur et chorégraphe belge Jan Martens (en mars au festival EXIT, à la Maison des arts de Créteil).

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Panser le monde
Nelken est donc une œuvre fondatrice foisonnante et passionnante qui s’inscrit au cœur de l’arbre généalogique de la danse contemporaine. C’est un voyage au pays des rêves qui raconte l’insouciance de l’enfance face au monde rigide des gardiens de la morale, castrateurs de créativité (l’un des personnages assène méthodiquement des « Votre passeport s’il vous plaît »). On pardonne vite les quelques longueurs de la traversée : le narratif prend parfois trop d’espace et mériterait de s’éclipser devant le jaillissement de la danse.
Pourtant, des moments d’intimité magiques fleurissent, comme dans ce passage où chacun révèle au public l’instant où il a pris la décision de devenir danseur. Pina encourageait l’investissement personnel et notait dans son carnet toutes phrases ou idées survenues pendant les répétitions. Elle avait pour l’être humain une compassion désabusée. Même pour les œillets cassés pendant la bataille : elle avait imaginé qu’ils seraient « consolés » par les danseurs. Cette idée n’a pas été conservée, mais ce sont les spectateurs qui sortent de la salle consolés et apaisés.

Par Marion Boucard

Nelken (Les Œillets) de Pina Bausch
Théâtre de la Ville, Paris
Jusqu’au 17 mai