Hanne Orstavik : roman elliptique
Donc, il n’y a pas que des fjords, en Norvège. Il y a aussi, surtout, Hanne Orstavik, recrue de prix littéraires dans son pays et gré à gré traduite en France (trois livres parus). Et c’est une (re)découverte. La place nous est comptée, on le sait. Chaque mot ici employé suppose des prolongements : on compte sur vous. Porte ouverte à Bordeaux est un roman riche, suggestif, elliptique, sensuel, behaviorist, clinique, cru, intime, tendre, précis, poétique, visuel. Non, nous ne choisirons pas le qualificatif – qui le réduirait. On les multiplie, et vous trouverez les échos qui s’imposent (« ou pas » – d’accord). On énonce tous ceux que ce livre pluriel – et qui oblige – nous évoque. C’est un texte parfois cérébral où le corps est omniprésent. Corps de la rencontre, corps amoureux, corps malade, corps désirant, ou non… C’est un texte qui s’articule autour de deux thèmes fondamentaux qu’Hanne Orstavik – fidèle au mot de Flaubert (« Pour qu’une chose devienne intéressante, il suffit de la regarder assez longtemps ») – explore intensément, voire jusqu’à l’épuisement. Il s’agit de la rencontre, et de sa modalité possible : amoureuse. Et de cette chose assez mal nommée en général, le plus souvent ignorée (par lâcheté quotidienne, par peur, par confort) qui est le biais mortifère d’une rencontre amoureuse lorsque l’une ou l’autre des parties, ou les deux, échouent à communiquer leur part d’ombre, de trouble, leur part « obscure », banalement supposée « inavouable ». La narratrice, divorcée, mère d’une adolescente, quarante ans, est artiste plasticienne. Un article d’un critique d’art, Johannes, sur son œuvre, la mène sur la route d’icelui. Et la rencontre commence, illustration possible de la définition qu’en donnait Louise de Vilmorin : « un rendez-vous que le hasard fixe pour nous, à notre insu ». Et le malentendu. On ne résumera pas. C’est une réflexion sur le rôle de l’art dans la vie d’une artiste. C’est une histoire d’amour. Qu’Orstavik restitue à sa façon, organique : un flux de conscience, des fils narratifs qui se juxtaposent plus qu’ils ne se suivent de façon linéaire. Il s’agit de restituer un chaos intime, plutôt que de le mettre à plat ou de le réduire par une tentative d’explication psychologique, factice, inopérante. Orstavik a lu Duras et Woolf et Anaïs Nin. Mais elle a vu, aussi, les photos de Claude Cahun, Cindy Sherman ou les vidéos de Pipilotti Rist. Elle a vu et aimé Eyes Wide Shut, de Kubrick – qu’elle cite. Tout cela étaie son regard, la rend plus apte à embrasser la polysémie de la rencontre. Et l’histoire ici narrée serait banale si ce livre n’était une illustration précise, éloquente, irréfragable, du pouvoir de la forme – et de la transfiguration de la banalité par le style, et par un regard. Orstavik – c’était déjà présent dans son précédent livre, Amour – écrit les choses, la vie, le couple, l’amour, le sexe, de sorte qu’il semble impossible de les voir ou concevoir autrement. Cela s’appelle une signature, cela atteste une personnalité, cela définit une voix, cela dénonce une artiste. Et quelle…
Par François Kasbi
Hanne Orstavik
Place ouverte à Bordeaux
Traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier
Ed. Noir sur Blanc, coll. Notabilia, 248 pages, 19 euros