L’opéra Garnier offre un voyage mystique au pays des faunes, phénix et squelettes. Un voyage temporel aussi : la musique de Claude Debussy pour L’après-midi d’un faune a été créée en 1894 et le ballet en 1912 ; sa version moderne Afternoon of a Faune de Jérôme Robbins en 1953, et L’Oiseau de feu de Maurice Béjart en 1970. Ces trois ballets sont entrés au répertoire de l’opéra de Paris dans les années soixante-dix et sont une introduction toute en crescendo de la création tant attendue du programme : Le Boléro de Ravel revisité par trois artistes hautement contemporains. Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet dialoguent déjà depuis 13 ans et se partagent pour ce boléro la chorégraphie, tandis que la pionnière de la performance artistique Marina Abramovic occupe le poste de scénographie pour la première fois dans un ballet. Le directeur artistique de Givenchy, Ricardo Tisci, prend en main les costumes.
Une force imprévisible
Ce casting étonnant a montré dans ses travaux précédents son intérêt pour un rapport au public et à l’espace de la scène hors-norme. Sidi Larbi Cherkaoui est connu pour son choix de formes performatives hybrides entre danse, chant et acrobaties. Damien Jalet investissait le Louvre en février dernier avec Les Médusées et présentait un parcours chorégraphique in situ, dans lequel trente danseurs évoluaient autour des œuvres. Quant à l’italien Ricardo Tisci, il préférait le happening au défilé de mode pour la présentation de sa première collection en 2004.
Tunnel universel
Marina Abramovic, elle, explore ses limites physiques et mentales dans des œuvres qui ritualisent les actions quotidiennes. Soit. Mais que reste-il d’un art immatériel comme celui de la performance, ou d’un spectacle de danse ? « L’expérience » nous rappelait-elle lors de sa conférence le 24 avril à l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille*. Elle y exprimait clairement les raisons qui l’ont motivées à relever le challenge de la mise en scène de ce ballet : faire travailler les danseurs précisément sur cette conscience, ce flux d’énergie qui circule entre les cerveaux du public et des performeurs pendant le spectacle. Car selon l’artiste, si la circulation est réussie, l’extase emporte acteurs et spectateurs, remplissant à l’unisson tous les cœurs d’une émotion authentique et transcendante.
Une autre victoire de l’art
Grâce à un immense miroir, placé sur le plateau, et des lumières joueuses, le spectateur a l’illusion que les danseurs évoluent dans un non-espace. Les repères sont brouillés : on ne sait plus où se trouve le haut, le bas, la droite et la gauche et la transe tourbillonnante obsessionnelle donne le tournis. Fidèles au lâcher-prise exigé par les chorégraphes mais toujours précis (on est des étoiles tout de même), les corps se meuvent de façon quasi organique, se tournent autour sans jamais se heurter, dans un chaos ordonné. Homme/femme, femme/femme, homme/homme, les bras s’enlacent, les bouches s’embrassent sous les regards fascinés d’un public possiblement, en partie, anti-mariage gay. Une autre victoire de l’art.
Mêmes les visages des solistes dans la fosse, reprenant chacun leur tour l’identique mélodie, s’illuminent du plaisir de jouer ce Boléro pourtant si répétitif et imperceptiblement terrorisant. Un spectacle global fascinant donc, dont le seul point faible est sa durée : quinze minutes.
* Marina Abramovic y a aussi longuement présenté son Institut, qui préservera à Hudson dès 2014 l’héritage de ses quarante années de performances. Une visite immersive de 6 heures sera proposée aux visiteurs. Elle cherche des fonds.
PALAIS GARNIER
BÉJART/NIJINSKI/ROBBINS/
CHERKAOUI/JALET
Jusqu’au 3 juin
Par Marion Boucard