Dix ans que Philippe Quesne fabrique avec sa compagnie Vivarium studio un théâtre en kit, insolite et poétique, peuplé d’êtres en rade dans des paysages incertains. Bilan.
Il fut l’outsider gagnant du festival d’Avignon 2008 avec La Mélancolie des dragons – des gens y promenaient leurs décors de bric et de broc dans un mobile home remorqué par une voiture tombée en panne dans un paysage enneigé fait de coton. Mais l’histoire est quasi accessoire dans les pièces de Philippe Quesne, où la vie ludique, inquiète et dérisoire de micro-communautés reconstituées se déplie sous nos yeux étonnés, émerveillés. De la fin du monde sur un canoë de sauvetage qui prenait l’eau dans Big Bang (2010), à Anamorphosis (2012) où cinq jeunes Japonaises faisaient griller des marshmallows à la belle étoile, ce metteur en scène, la petite quarantaine, au profil arts plastiques plutôt que Conservatoire, affirme son théâtre « laborantin » et demeure l’un des français qui tourne le plus aujourd’hui à l’étranger.
En Avignon cet été, il présentera Swamp club, ou la vie d’une institution culturelle menacée (voir encadré) et nous reçoit dans sa maison de Belleville, baptisée en ces temps durs pour la culture « Résidence d’artistes Le Pavillon des cascades ». A quand la direction d’un Centre Dramatique ?
Vos fans français sont heureux de vous retrouver. Vous semblez toujours à l’étranger…
Philippe Quesne : C’est vrai que le téléphone ne sonne pas souvent ici. L’Allemagne a bataillé pour avoir la première de Swamp Club comme si on était l’équivalent français de Rodrigo Garcia en Espagne ou de Roméo Castellucci en Italie. L’Effet de Serge [2007], notre pièce jugée pourtant la plus accessible, a tourné dans vingt-cinq pays mais même pas dans vingt-cinq villes en France. C’est d’ailleurs la qualité de cette diffusion internationale qui nous a permis de garder la compagnie. Les lieux étrangers démarchent, ici on t’attend.
La Mélancolie des dragons fut pourtant un succès à Avignon en 2008…
C’était un pari de nous programmer. On était comme une compagnie finlandaise débarquée par hasard, mais ce fut la preuve qu’un théâtre dit singulier ou inclassable peut aussi être populaire. C’est très français de penser que le public n’est pas prêt ; la notion de risque est trop souvent mise en balance avec la réussite économique… ça donne envie de prendre la direction d’un lieu pour désobéir un peu ; j’y pense. En cela, Swamp club est plus que jamais une fable qui parle d’aujourd’hui.
Sa thématique semble plus engagée que d’habitude.
On a souvent évoqué la liberté de l’artiste, mais pour symboliser les dix ans de la compagnie, j’ai voulu nous confronter au sujet encore plus directement, avec cette fable sur la menace de destruction d’un centre culturel, où les gens mènent à priori une vie idyllique même si c’est sur un marécage pollué à l’air post-apocalyptique. Ça aurait pu s’appeler « Vivarium studio » car c’est aussi l’histoire de notre groupe avec ses trois acteurs sociétaires qui essayent de s’inventer une vie indépendante. En tout cas, le Swamp club, lui, est autonome financièrement parce qu’il possède une mine d’or !
Philippe Quesne : « Prolonger une esthétique, c’est aussi un truc de résistance. »
Le « Club du marécage », drôle de nom pour une institution culturelle, non ?
C’est toujours l’idée d’une micro-communauté prélevée et mise en scène. J’aime bien ces contextes de gens qui vivent ensemble dans un espace clos, comme si on envoyait un échantillon du monde dans des parcs biosphères. C’est aussi le nombre de lettres qu’il y a dans Star Wars, et comme dans La Guerre des étoiles, mes vieux jedïs vont en former de nouveaux. Je pense qu’on est parti pour une trilogie.
Obi-Wan Kenobi reprend du service ?
Le directeur du Swamp club, qui organise la résistance, est plutôt un descendant de Robin des bois, un héros à la super éthique dont il serait bon de se souvenir aujourd’hui. On a toujours vécu des pièces sans tension dramatique liée à un sujet d’actualité, pour la première fois ça risque de coïncider.
Vos acteurs ont souvent l’air de vivre leur vie sur le plateau. A quel point vos pièces sont-elles écrites ?
L’écriture est indissociable de toute une part plastique. Répéter, c’est suggérer des situations que le décor, les accessoires ou les costumes provoquent au fur et à mesure qu’ils se précisent. L’autre jour, Emilien avait par hasard un casque de DJ. Je me suis dit que le directeur pourrait organiser des soirées et l’idée d’un cocktail de bienvenue pour les nouveaux résidents est née. J’observe les acteurs habiter l’espace de jeu, je note des assemblages et une liste d’actions compose la partition finale. La parole ne se précise que quelques jours avant la première.
Les acteurs ne réclament jamais plus d’indications ?
Je ne leur demande pas de chercher à être ce qu’ils ne sont pas. Ils savent que je vais emprunter à leur vocabulaire gestuel et verbal, prélever chez eux cette part de réel. Je ne travaille d’ailleurs pas forcément avec des acteurs professionnels. Snæbjörn Brynjarsson, par exemple, est un auteur islandais qui écrit un roman sur les monstres et les légendes en Scandinavie. Il sera auteur en résidence au Swamp club, parlera de ses sujets de prédilection et apportera donc sa vérité.
Que se soit via un tourne-disque ou un autoradio, la musique est toujours très présente dans tes pièces. D’où vient-elle cette fois ?
Un quatuor à cordes en résidence au Swamp club répétera dans un studio son sur scène. J’aimerais que ce soit des violonistes différents dans chaque ville, comme on l’avait fait il y a dix ans avec un groupe de punk dans La Démangeaison des ailes. On fait beaucoup de comédies musicales, l’air de rien.
Philippe Quesne : « Certains motifs sont peut-être obsessionnels, mais est-ce si grave ? »
Vous avez passé commande d’un dessin à l’auteur de BD Ludovic Debeurme. Un univers proche du vôtre ?
Je lui ai raconté ce qu’on allait faire en amont de la création et son image [voir ci-contre] nous a beaucoup influencés pendant les répétitions. J’adore ses albums très oniriques, Le Grand autre par exemple [2007]. Comme Bruegel, il arrive à dessiner le monde avec un graphisme qui peut paraître naïf mais qui est très cruel et angoissant. On a trop souvent insisté sur la naïveté de mes personnages, alors que parfois on n’est pas si loin de Haneke. J’espère cette fois trouver cette justesse. Enfin, ce visuel deviendra certainement un motif pour sacs à Avignon, car on a besoin de produits dérivés pour aider le Swamp club !
Certains pourraient reprocher à vos pièces de se ressembler. N’avez-vous jamais envie de formes théâtrales radicalement différentes ?
Certains motifs sont peut-être obsessionnels, mais est-ce si grave ? Kantor aussi remettait toujours en question sa même bande d’acteurs qui vieillissait et ses mêmes « machines célibataires ». Je pourrais faire des spectacles ultra-violents avec un casting improbable, les thèmes ne changeraient pas pour autant. C’est important d’insister, comme un laborantin qui prend le temps de mener à bien une expérience dans une temporalité qui n’est pas celle du monde où tout va si vite. Prolonger une esthétique, c’est aussi un truc de résistance. D’ailleurs « lieu de résidence » et « lieu de résistance », ce n’est pas si loin en français.
En 2014, Philippe Quesne auscultera une nouvelle micro-communauté, celle de gamins de 8 à 12 ans, en poursuivant un projet initié par Campo (le Centre d’art de Gand) qui propose à des artistes d’imaginer une pièce avec des enfants.
Work in progress
Nous nous sommes infiltrés dans les répétitions du nouveau spectacle de Philippe Quesne.
Avril dernier. Depuis un mois, le Swamp club se construit sur le grand plateau du Théâtre de Gennevilliers. Acteurs, constructeurs et assistants s’activent dans l’espace de jeu comme dans un parc d’attractions. A jardin, un bâtiment vitré de style scandinave. A cour, une cabane de fortune en haut d’une colline arborée et une caverne où vivrait une taupe géante. Derrière sa table-régie, Philippe Quesne joue des néons et le fumigène, comme un personnage de la pièce, fume dans son coin. On entend : Tu peux envoyer la fumée carrément, puis un aria de Schubert. Les acteurs perchés sur la grotte en redescendent comme de la mine avec des lampes frontales et des peaux de bête. On entend : On dirait qu’on aurait un wagon, on ne sait pas si c’est de l’or ou du charbon. Puis c’est la fête. Emilien avec un casque de chantier s’improvise DJ, les paquets de chips circulent. On entend : On dirait que c’est la soirée des nouveaux arrivants. Philippe Quesne a rejoint le plateau, le groupe s’est rassemblé. On entend : C’est comme cet été en Grèce…, et chacun y va de son anecdote sur les clubs de vacances. C’est la constitution d’un matériel commun. Puis Philippe Quesne lance quelques indications de déplacements et des propositions d’accessoires. Ola et Gaëtan enfilent des peignoirs et claquettes d’hôtel – piquées par Isabelle, c’est elle qui le dit – et commencent à se relaxer, visiblement en congés balnéaires. Lui les pieds dans la mare fouille les herbacés, elle allongée sur un transat tape régulièrement sa jambe, son bras. On entend : Vous avez des anti-moustiques. Vers 17h, c’est la fin de la journée, on balaie les feuillages, on plie les peignoirs, on cleane le Swamp club. Impression étrange et fascinante, ici en répétition comme lors des spectacles de Philippe Quesne, de s’être faufilé pendant une heure dans une faille secrète du temps et d’être tombé sur une humanité égarée. M. A. d. S.
Swamp Club
Conception, mise en scène et scénographie : Philippe Quesne, Vivarium studio
Avec : Isabelle Angotti, Snæbjörn Brynjarsson, Yvan Clédat, Cyril Gomez-Mathieu, Ola Maciejewska, Émilien Tessier, Gaëtan Vourc‘h
Du 17 au 24 juillet au festival d’Avignon
Du 7 au 17 novembre au festival d’Automne à Paris, Théâtre de Gennevilliers