Directeur de Charlie Hebdo (de 1992 à 2009, toujours actionnaire), Philippe Val nous avait reçu dans les bureaux du journal durant son été le plus lourd. C’était pour « l’affaire Siné », à la rentrée 2008. Le dessinateur Sine accouchait d’un concurrent au moment de la sortie d’un documentaire relatant le procès des caricatures de Mahomet publiées un an plus tôt dans le journal satirique. Sept ans ont passé jusqu’à cet hiver à la mine noire.
Philippe Val caricature Cabu

© Cabu

On ne sait plus sur quel pied danser avec Philippe Val. On respecte le journaliste engagé (contre l’extrême-droite, les intégrismes religieux, les tests ADN). On soutient le défenseur de la liberté d’expression qui tient bon malgré les menaces, comme on le voit dans le documentaire de Daniel Leconte C’est dur d’être aimé par des cons. On est plus circonspects devant son attitude dans l’affaire Siné, vieux râleur viré par Val pour une vanne pourrie mais finalement anodine dans un journal ayant loutrance pour ligne éditoriale. Nous sommes reçus par un homme austère que l’on sent usé par les polémiques. Un intellectuel pas dénué de contradictions qui dit se méfier de la paranoïa ambiante tout en sautant dedans à pieds joints.

Un an et demi après l’élection présidentielle, constatez-vous l’amplification du sentiment de défiance des Français vis-à-vis de leurs journalistes ?
Philippe Val : [soupir] Je n’ai pas vu de variation. Le problème n’est pas lié, conjoncturellement, à un changement de présidence. Il s’agit plutôt d’une question structurelle au sein des démocraties en général – au sein de la démocratie française, ça s’observe bien. Il y a une méfiance, peut-être de mentalité, qui va s’amplifiant du fait de la précarité économique, du mauvais enseignement à l’école et du mauvais niveau de culture générale, pour les représentants constitutionnels (élus, députés) mais aussi les journalistes, les artistes, les écrivains, les gens qui de manière générale s’adressent à un public, et que l’on nomme, pour une raison déjà louche, « les élites ».

Pourquoi cette méfiance ?
Le travail d’un journaliste, c’est de dire « c’est plus compliqué que vous croyez ». Ils compliquent les choses simples : « les étrangers dehors », « moins d’impôts », « pas d’Europe car Bruxelles nous empêche de vendre du camembert à la louche ». Les gens aiment la propagande qui les flattent, et les journalistes, s’ils disent le contraire, sont considérés comme des menteurs. C’est, idéalement, quelqu’un pour qui la vérité est une valeur primordiale. Faut s’en approcher au plus près, au prix de l’impopularité. Le discrédit est-il augmenté par le fait que dans notre métier, on préfère bénéficier d’une popularité qu’affronter une opposition ? Je suis mal placé pour parler de ça car je ne fais qu’affronter des oppositions – je pense ainsi que je fais mon métier.

Jusqu’à cet automne, Charlie n’avait pas de site Internet. Comment intégrer la parole des citoyens dans le processus informationnel ?
Je suis contre ça, c’est du temps perdu. Internet est un outil formidable, je m’en sers et j’aimerais vivre dans cent ans pour voir la forme que ça prendra. Mais c’est très difficile, le métier d’un journaliste. Il n’a pas à discuter ses articles avec les lecteurs ; à moins d’un débat particulier, mais au quotidien, il n’a pas le temps.
Les sites d’information existent grâce au nombre de clics, qui ne s’obtient que par des infos transgressives souvent liées à la vie privée ou aux fausses rumeurs ; par exemple « le 11-Septembre, il n’y avait pas de juifs dans les tours ». Du sensationnel qui alimente la chose la mieux partagée du monde : la paranoïa. Quand les grands journaux ont bâti leurs sites, leurs patrons avaient déjà un certain âge, ils se sont dit « ça fait jeune » et ils ont embauché des passionnés d’Internet. Mais qui apprend le métier, les méthodes, la rigueur, à l’autre ? Pour aller vite, 80 % des journaux sont faits par des types qui ne sortent pas de leur burlingue et qui se font une idée des choses en tapant Google. Ce qui donne une info sujette à caution, avec des erratums dramatiques par moments. J’ai lu dans LObs des choses fausses sur moi, des papiers construits sur des rumeurs qu’il y a vingt ans le journal n’aurait jamais acceptés.

La qualité de l’information vous paraît donc en baisse ?
Ah bah tiens ! Bien sûr ! Le journalisme au nombre de clics doit rendre des comptes sur l’authenticité des informations, non pas au lecteur, mais à son financier, qui n’en a rien à foutre et qui veut du passage pour vendre ses brosses à dents. Mediapart, c’est un échec journalistique. Je l’ai éprouvé pour moi. Edwy Plenel [directeur de la rédaction] a fait un papier qui a fait du clic, assez sensationnel, disant que le limogeage de Siné par Charlie Hebdo est la « preuve » – mot fort dans la bouche d’un journaliste d’investigation – de la « reprise en main de la presse française par Sarkozy ». Pure rumeur. Sarkozy m’aurait appelé pour que je vire Siné ? Pure folie. Dans les jours qui ont suivi, sur leur blog, une chronique [signée d’un lecteur, vivement contestée par la rédaction] sur la « non existence du sida » a été publiée puis reprise dans Google News ; c’est parti en flèche.

Pour vous informer, vous n’utilisez jamais Internet ?
Si j’ai une référence historique à chercher concernant le rôle de l’amiral Coligny au moment de la Saint-Barthélemy, je sais vers quel site d’histoire me tourner. Concernant les news, jamais. Wikipedia, laisse tomber.

Philippe VAL Portrait Jean Luc Bertini-11

© Jean-Luc Bertini

Philippe Val : “Je ne savais pas que ça pouvait être aussi inflammable, en France.”

Pourquoi créer le site de Charlie ?
C’est un cas particulier : nous n’avons pas de ressources publicitaires. Notre seul lien d’insubordination, c’est avec le lecteur et quand on ne remplit pas ce devoir, on est sanctionnés. Longtemps, je ne voulais pas payer quelqu’un à l’année pour quelque chose qui ne rapportait rien. Maintenant, il faut avoir quelque chose à cet endroit, c’est évident.

Comment l’affaire Siné a-t-elle influé sur les ventes ?
Sur les deux mois d’été : +10 %. La moyenne des ventes de cette année, par semaine, c’est 60 000 en kiosques et 20 000 grâce aux abonnements et à l’export.

La sortie de Siné Hebdo (notre article), c’est vexant et/ou dangereux économiquement ?
Non. Il y a de la place pour tout le monde. Plus il y a de journaux dans les kiosques, plus je suis content. Celui-là, je le lirai pas trop.

Aucun regret ?
Aucun. Je referai la même chose, éternellement. Je suis choqué, mais je n’ai pas d’amertume. Choqué, pas tellement par la violence des attaques personnelles, mais par le fait que puisse s’exprimer de cette façon le droit à des propos borderline teintés d’antisémitisme ou pouvant être interprétés comme antisémites. Toucher à ce droit, je savais que ça allait être un peu lourd, chaud, pas simple, mais je ne savais pas que ça pouvait être aussi inflammable, en France. La vitesse à laquelle ça a pris et les gens qui s’y sont ralliés modifient… la façon dont je perçois la société française, un peu. La sensibilité et l’étendue du problème, ça me fout mal à l’aise – ça m’affecte plus que tout, ouais.

Cet été, vous écriviez : « j’ai l’impression que ça fait deux semaines que je rame dans un océan de merde ». A cause du ralliement à Siné de beaucoup d’artistes et d’intellectuels comme l’entarteur Noël Godin ou… 
C’est un intellectuel, Noël Godin, un artiste ? Que vous aimiez ou pas BHL n’est pas la question, mais il a entarté combien de fois BHL ?

Sept fois.
Vous trouvez ça normal ? Vous savez ce que c’est qu’un entartage ? Ils sont dix, quinze, c’est une vraie agression. OK c’est très drôle, et Bernard-Henri Lévy est peut-être quelqu’un qui agace par son narcissisme, sa richesse ou sa beauté. Ses prises de position politiques, c’est déjà plus compliqué parce qu’il s’est rarement gouré : il est juste antitotalitaire, du côté des musulmans bosniaques pendant la guerre en Bosnie, il a plutôt du nez, fidèle à ses idées ; il aurait pu être ministre de je ne sais pas quoi chez Sarkozy et il a choisi de se battre avec la perdante. Admettons qu’il soit con et désagréable – et riche. Il y a énormément de cons dans la société française, plus nuisibles et présents. Cauet, Ardisson, combien de fois ils ont été entartés ? Jamais. Sur BHL, c’est de l’acharnement. Tu l’entartes une première fois il est ridicule, mais après, il est toujours juif.

Vous exagérez : Godin entarte ceux qu’il juge crétins. Ce qui l’agace chez BHL, c’est son omniprésence médiatique. Et puis, suite à leur bagarre multidiffusée lors du premier entartage, ça se transforme en rituel idiot.
OK les gars. Pourquoi sept fois BHL et pas Jean-Pierre Pernaut ? Je me fous que les entarteurs existent, je n’ai rien contre ceux qui critiquent BHL sur le plan des idées, mais la haine qu’il déclenche est très louche.

Qu’il y ait des antisémites parmi les adversaires de BHL, d’accord. Mais de là à penser que c’est le cas de Godin, vieil anar irrévérencieux…
Alors pourquoi ?

Parce que c’est rigolo – et c’est tout le problème de l’humour. Charlie aussi a des cibles récurrentes.
De toute façon, je ne vous convaincrai pas ; laissons tomber.

Philippe Val : “De toute façon, je ne vous convaincrai pas, laissons tomber.”

On pose des questions, c’est tout.
Je sais bien, vous n’êtes pas là pour avoir un point de vue, mais vous en avez un [ambiance glaciale].

Parlons du documentaire de Daniel Leconte, C’est dur d’être aimé par des cons. N’est-il pas un peu trop partial ? On entend peu la parole des plaignants, la Grande Mosquée de Paris.
S’ils avaient présenté plus de témoins, on les aurait plus entendus. C’est un journalisme engagé, partial, oui, biaisé, mais pas de façon malhonnête. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris n’a pas voulu apparaître parce qu’il trouvait ce procès con. Si vous lisez mon livre, Délit de blasphème, où je raconte ça de l’intérieur, vous trouverez tout ça.

Vous avez été chanteur, comédien, auteur-compositeur et chroniqueur avant de devenir  journaliste. Quand « basculez-vous » ? Un article agit-il comme un déclic ?
Ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Avec d’autres artistes comme Higelin, on a aidé à la création de Libé. Quelques temps après, je faisais des tournées de spectacles et j’ai écrit deux, trois reportages avec Cabu, moi pour Libé, lui pour Charlie. Serge July m’a proposé de faire une chronique hebdomadaire, mais ça m’a fait peur. Et quand Charlie Hebdo a disparu [en décembre 1981], Cabu m’a proposé de faire un journal. Les années ont passé, il a trouvé un éditeur, on a lancé La Grosse Bertha [1990-1992] puis relancé Charlie [en 1992] – ce qui a plutôt bien fonctionné. J’avais tenté ça par plaisir d’écrire, puis je m’étais retiré car la demande était trop forte. Je suis musicien, je ne peux pas vivre sans faire de musique chaque jour, mais je n’ai plus envie de faire de la scène.

Mais la formation de votre « esprit » journalistique ?
J’ai appris sur le tas, comme ça. En lisant. J’avais deux-trois copains journalistes et je regardais comme ils faisaient.

Vous avez été très violent avec Denis Robert. C’est quoi le problème?
Beaucoup de choses pourraient nous mettre dans le même camp. Je suppose – j’en sais rien – que Clearstream a pu commettre des choses énormissimes, des trafics d’armes, des rémunérations occultes, c’est possible. Le problème, c’est que Denis Robert n’en sait pas plus que moi là-dessus. Il a fait de ses suppositions une vulgate, une rumeur, et c’est anti-journalistique à mort, hyper dangereux, et même si l’intention est bonne, le principe n’est pas bon. Il a dit que je ne parlais pas de l’affaire parce que Richard Malka, l’avocat de Clearstream, était aussi le mien*. Aberrant. D’abord, je n’en parlais pas parce que je n’en avais rien à foutre de cette histoire de chambre de compensation dont je n’ai pas le temps de savoir à quoi ça servait techniquement ; depuis, je me suis renseigné… par sa faute. Le dossier que j’ai eu montre l’amateurisme de Denis Robert – alors que je partage certaines de ses idées politiques. Tu ne peux pas dire sans preuve que les 1 500 employés de Clearstream travaillent dans une entreprise de gangsters. Il a affirmé des choses qui passent au tribunal et contrairement à ce qu’il dit, il perd à chaque fois. Les tribunaux ont des défauts, mais ils ne sont pas achetés par Clearstream, faut pas déconner, c’est du pur délire. Tout est truffé d’erreurs et de contre-vérités. J’ai l’intuition massive que d’ici à l’été prochain, les gens qui se sont battus pour Denis Robert vont se dire qu’ils auraient dû s’abstenir.

D’où vous vient cette intuition ?
Du dossier, qui est lourd, pour ce à quoi j’ai eu accès.

Par l’intermédiaire de votre avocat ?
Pas que, mais oui. Ça va lui exploser à la gueule et les gens qui l’ont défendu vont être éclaboussés. Ce n’est pas un mauvais mec, hein. Mais il est parano et ce n’est jamais bon pour un journaliste. Il y a deux sortes de journalistes, ceux d’information et ceux de révélations. Les révélations, ça voudrait dire qu’il y a des choses cachées derrière la réalité. La réalité est compliquée, mais il n’y a rien derrière.

Philippe Val : “Je veux que l’air soit respirable. Je ne veux pas vivre dans un pays de merde où les étrangers se foutent par la fenêtre quand ils entendent une voiture de police.”

Vous lui reprochez de se faire l’avocat de la théorie du complot en luttant contre la corruption. Les deux ne sont pas forcément liés : on peut dénoncer la corruption sans crier à la conspiration.
C’est le Spectre dans James Bond. Avec les suppositions, on est dans le mouvant, plus dans les faits. Faut étayer. J’ai fait beaucoup de reportages et à peu près le tour du monde, et dans les démocraties, la vérité est un outil de débat. De ma petite expérience de débatteur à la télévision [notamment dans N’ayons pas peur des mots sur I-Télé], j’ai discuté avec à peu près tous les politiques. De Besancenot à Sarkozy, ils disent tous leur vérité avec plus ou moins de bonne foi, qu’ils étayent d’arguments. Les hommes politiques peuvent être retors, machiavéliques, mais 90 % d’entre eux disent ce qu’ils pensent être vrai.

Et ça ne s’applique pas au travail de Denis Robert ?
Non, à mon sens, il a un vrai problème. Il a trouvé ce qu’il cherchait, c’est très bizarre pour un journaliste.

Et vous, vous cherchez quoi ? Qu’est-ce qui vous pousse à continuer avec tout ce que vous prenez dans la gueule ?
Moi, je ne veux pas vivre dans un pays de merde, je veux que l’air soit respirable. Je ne veux pas vivre dans un pays où les étrangers se foutent par la fenêtre quand ils entendent la voiture de police, où l’antisémitisme prend feu comme une nappe d’essence quand on vire un dessinateur. Parce que je paye des impôts et que j’ai envie que la justice, l’éducation, les hôpitaux fonctionnent comme je le voudrais. Je paie des impôts pour vivre dans un trois étoiles, pas dans un Formule 1. Là, je vis dans un Formule 1 qui pue, il y a des cafards et les lavabos ne sont pas propres.

Là, vous êtes amer.
Non, non. Quand je roule en scooter, je ne peux pas supporter de voir les flics arrêter toujours les mêmes. Ça me fait chier, ce n’est pas de l’amertume, c’est de la combativité. Je me bagarre pour essayer de vivre dans un monde décent. Ce n’est pas par bonté d’âme, c’est parce que je ne me plais pas dans la merde, que je ne veux pas savoir que ça existe à ma porte.

Qu’est-ce qui vous fait rire ?
Je suis bon client pour la déconnade. Pour mes copains, Borges, Shakespeare, les films très cons. Et les dessinateurs de Charlie : l’été n’était pas rigolo et le journal était plein de santé, j’ai bien aimé.

Entretien Julien Blanc-Gras & Richard Gaitet

 

* Dans son dernier livre, Une affaire personnelle (Flammarion), Denis Robert – interviewé dans cette rubrique dans Standard n°18 – revient sur la désolidarisation de Charlie Hebdo par rapport à son travail.
A lire :
Charlie Hebdo, tous les mercredis en kiosques, 2 €
Charliehebdo.fr
Reviens, Voltaire, ils sont devenus fous (Grasset)
C’est dur d’être aimé par des cons, de Daniel Leconte

 

 
Charlie Hebdo, c’était ça.
Pour répondre à la question de la fin : pas d’objections. Votre honneur.