Larry Clark : réalité chaud

The Smell of us sort demain. L’occasion de mettre en ligne l’interview que Larry Clark a accordé à Standard en mars 2004. Nous étions fiers de l’avoir entre nos pages alors que nous publiions seulement notre deuxième numéro. En dix ans, son cinéma imberbe n’a pas beaucoup changé : son dernier film reste éclairé par les réponses de l’époque. La question que nous lui poserions aujourd’hui est bien sûr : pourquoi avoir transposé les démons sexy d’une jeunesse white trash en France alors qu’il disait : « c’est une réalité typiquement américaine » ?
Larry Clark Standard magazine 2 ©Helmut

©Helmut

On dit de lui qu’il passe le plus clair de son temps à renifler l’arrière-train d’une Amérique de cauchemar, fondée sur la désintégration de la jeunesse. On dit son cinéma qu’il est voyeur, gratuit, dégueulasse, provoc. Ce qu’on sait moins, c’est à quel point Larry Clark est obsédé. Obsédé par son art, par la notion même d’indépendance, par sa vision du monde, droite et sans détours.

Désolé Larry, on n’a pas été en mesure de voir Ken Park votre dernier film.
Larry Clark : Et pour cause : le film n’est sorti nulle part. Il a beaucoup tourné en festivals mais on a galéré pour lui trouver un distributeur. Apparemment, c’est un film dangereux. Si vous voulez mon avis, c’est n’importe quoi. Mais les règles du marché aux Etats-Unis sont telles que mes films, comparés à toutes les daubes marketing qui polluent les écrans, font effectivement figure d’objets déviants.

Ici, Ken Park sortira l’été prochain. C’est votre seconde collaboration avec Harmony Korine, sept ans après Kids. Comment se sont passées les retrouvailles, d’autant que les rumeurs faisaient état d’une violente discorde à propos du montage ?
Complètement faux. Harmony a écrit Ken Park aussitôt après Kids. On attendait un financement pour Kids en 1994 et l’idée de Ken Park m’est venue à ce moment-là. j’avais en tête trois histoires bien distinctes, une structure générale pour chacune d’elles, une galerie de personnages grossièrement brossés. J’ai demandé à Harmony s’il pouvait faire rentrer tout ça dans un scénario. Il a écrit une première version, qui n’a quasiment pas bougé, et le film a mis sept ans à se monter. Au jour où je vous parle, Harmony, qui n’était pas présent lors de sa fabrication, n’a toujours pas vu Ken Park.

Ken Park en deux mots ?
C’est le jumeau de Kids. Cette fois, on ouvre le monde des enfants à celui des adultes. Il se déroule dans une petite ville californienne du nom de Visalia, un endroit enterré qui transpire l’ennui. Au cours de trois histoires imbriquées les unes dans les autres, on passe indifféremment du point de vue des gosses à celui des parents. C’est un film de famille.

Il y avait déjà de ça dans Bully, où les parents assistaient impuissants à la chute précipitée de leurs enfants et encore plus dans Another Day in Paradise, qui recomposait une famille dysfonctionnelle liée par le crime.
Oui, sauf qu’ici les adultes sont de vrais gens normaux qui jouent un vrai rôle actif, souvent néfaste, dans la destinée des gosses.

Je voulais revenir sur Harmony Korine. Vos univers sont clairement entrelacés, fondés sur la même vision d’une Amérique désolée et d’une jeunesse white trash inerte. Selon vous, qu’est-ce qui vous différencie en tant que cinéastes ?
Vous plaisantez j’espère…

Euh… non. Pourquoi ?
Question idiote, je n’ai pas envie d’y répondre.

Ok. Vous tournez vos films avec les mêmes gens, la même équipe technique, les mêmes acteurs. Est-ce que la famille est une notion que vous essayez de préserver aussi dans votre façon de travailler ?
Tous les acteurs de Ken Park, enfants ou adultes, sont professionnels. Parmi eux, beaucoup avec lesquels je n’avais jamais travaillé. C’est vrai que dans Bully, j’ai retrouvé Léo Fitzpatrick qui était déjà dans Kids. C’est vrai aussi que je m’entoure à la technique de gens en qui j’ai une confiance absolue. Mais c’est plus une question de confort que de fidélité.

On a souvent dit que vous partagiez le mode de vie des enfants de vos films : le skate, la bière, la glande… Dans quelle mesure êtes-vous resté un kid ?
J’ai voulu devenir cinéaste pour raconter l’histoire, souvent triste, parfois sordide, de ces gosses livrés à eux-mêmes. Des histoires que personne ne voulait raconter. La substance de Ken Park s’inspire en grande partie des gens que j’ai connu. Pour être clair, la matière de mes films provient directement de mon travail de photographe, des collages et des installations vidéo que j’ai réalisés au carrefour des années 80-90. Kids n’est pas vraiment un film personnel, au sens où ça ne parle pas de moi, mais de ma fascination pour l’adolescence new-yorkaise. Je voulais dresser un état des lieux de la jeunesse contemporaine, explorer ce monde où les adultes ne sont pas admis. Il était l’histoire de mon acceptation dans ce cercle, l’histoire d’une adoption. Et Ken Park, incidemment, découle de ça.

Larry Clark portrait Standard magazine 2

Ken Park, 2002

Larry Clark : « Je suis père ! j’ai un fils de 19 ans, une fille de 15, une autre encore plus grande… Quand je réalise un film sur des mômes à la dérive, j’essaie de les comprendre. »

Vous sentez-vous comme un père pour ces gosses que vous regardez s’engluer ?
C’est en tout cas l’impression qui transparaît à l’image, de manière presque subliminale… Je SUIS père ! j’ai un fils de 19 ans, une fille de 15, une autre encore plus grande… Quand je réalise un film sur des mômes à la dérive, j’essaie de les comprendre, j’essaie d’être avec eux. De là à m’envisager père pour eux…

Question inverse : on vous a souvent réduit à l’image de l’obsédé sexuel ascendant pédophile. Quelle part de gratuité vous autorisez-vous dans votre manière de filmer les corps adolescents ? Je pense notamment à Bully, où vous vous réfugiez, parfois sans raison apparente, dans l’entrejambe de Bijou Phillips…
Bully est l’adaptation d’un roman qui rend compte d’un fait divers crapuleux, avec tous les points de détail afférents. Voilà ces gosses qui fument des joints, traînent dans les rues, écoutent de la musique, et baisent à en perdre haleine… Des ados privilégiés en quelque sorte. C’est une réalité typiquement américaine. Dans quel autre pays trouve-t-on ça, sinon un pays du tiers-monde miné par la famine et la crise économique ? L’Amérique rurale autorise ses enfants à ne rien faire. Ils ont beaucoup trop de temps à perdre, ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, ne connaissent pas la réalité du monde. Ils sont dans leur bulle de glande. Encore une fois : c’est une réalité. Le personnage d’Ally, joué dans le film par Bijou Phillips, est clairement décrit dans le roman comme une prédatrice sexuelle. Le sexe est son arme, la seule monnaie qui lui reste.

Le plan que vous mentionnez – et j’imagine qu’il s’agit de celui-là car tout le monde m’en parle – est effectivement sans justification. Le plan dans le salon de coiffure, c’est bien ça?
Oui, mais pas seulement. Dans la voiture aussi, quand elle passe sur le siège avant, littéralement par-dessus la caméra… Bijou, qui a pour habitude de s’identifier à son personnage, s’est pointée ce jour-là sans culotte. Elle savait exactement ce qu’elle faisait, et je n’ai rien fait pour l’éloigner de sa « méthode d’acting ». Je l’ai filmée telle quelle. Mais je suis d’accord avec vous : ce plan est relativement gratuit ! [rires].

Parlons de Teenage caveman [2001], votre participation à la série des Creature features chapeautée par Stan Winston, le géant des effets spéciaux. C’est le seul film de commande de votre carrière. Pourquoi avoir accepté ?
Pour plusieurs raisons. Le principal challenge était de réaliser un film en dix-huit jours. Et puis j’aimais l’idée qu’il soit totalement dans la lignée de mes précédents, mais avec un monstre dedans. Ça m’amusait. J’ai grandi avec les films de monstres de la Universal, avec les séries B foireuses de Roger Corman et Samuel Arkoff. Ça me paraissait un bon moyen de rendre hommage à cette frange de ma cinéphilie. Le principe des Creature Features était de remaker certains titres du catalogue Arkoff, et quand je dis « titres » je parle bien des titres des films, pas des films eux-mêmes. She-Creature, How to make a monster, Earth versus the spider... enfin, ce genre-là. Avec Teenage Caveman, j’avais carte blanche pour construire, à partir de ce titre, un film de mon cru. En Fait, il s’est construit de lui-même, au fur et à mesure du tournage.

C’est comme si vous aviez choisi d’ignorer les règles du film de monstres. Malgré le décor postapocalyptique, c’est du Larry Clark pur jus : des ados paumés, des drogues, des orgies lascives… Le monstre n’arrive qu’à cinq minutes de la fin ! 
Que voulez-vous ? Il leur fallait un monstre! [rires] je suis rentré en conflit avec la production, qui reprochait au film de ne pas faire peur. Ils m’ont saoûlé avec leurs pseudo-règles à la noix ! « Des règles ? Nan mais vous rigolez ! ». Ils n’ont particulièrement pas apprécié la partouze de vingt minutes au beau milieu du film : – « Larry, vous ne pouvez pas arrêter le cours du film pour montrer ça ! » Et comment que je peux! [lest LA scène qui définit la psychologie des personnages, la perte de leur innocence, la Fin de leur amitié. Etc, etc …

Comment ont réagi Stan Winston et Sam Arkoff devant Teenage Caveman ?
Mal ! Ils ont essayé de prendre le contrôle du film, de le remonter à leur sauce. je ne les ai pas laissé Faire. Ils sont allé voir HBD, la chaîne qui produisait la série des Creature Features, pour leur dire que j’avais perdu les pédales et gaspillé leur argent. HBD a voulu me forcer la main en me menaçant de récupérer les négatifs à mon insu. « Nous sommes HBO ! ». Fuck qui vous êtes ! Vous n’avez pas le droit de Faire ça! Ils ont eu la sagesse de se rendre compte que j’étais très sérieux à ce sujet. Tous ! Ils ont tous essayé de modifier Teenage Caveman. Mais je n’ai pas cédé. Après tout, ce sont eux qui sont venus me chercher. « Oh Larry, vous êtes fantastique ! On aime beaucoup ce que vous faites ! » Eh ben voilà ce que je fais ! Franchement, qu’est-ce qu’ils espéraient ?

The Smell of us film Larry Clark

The Smell of us, 2014

Vous n’êtes pas sans ignorer votre statut d’icône trash, ni les milliards de rumeurs qui courent à votre sujet. On dit de vous que vous êtes dangereux, que vous vous bastonnez, que vous apprenez à gérer votre colère dans des cours prévus à cet effet… Que pensez-vous de cette mythologie qui vous entoure ? 
80 % de ce qu’on raconte sont des conneries ! La plupart du temps, je n’y fais pas attention. Mais, c’est vrai, j’ai foutu une mandale récemment à un type à Londres. Cet espèce de connard prétendait que le 11 septembre était une bénédiction pour l’Amérique, que les bébés et les innocents tués en Israël par des terroristes kamikazes méritaient de mourir. J’ai fait exception de ma bonne conduite, juste cette fois-là.

Combien de temps encore allez-vous explorer la même veine ouverte hédoniste, le même malaise ado, la même Amérique désenchantée ?
J’ai sous la main quatre scénario prêts-à-filmer, d’inspiration et d’horizon très divers. Dans l’immédiat, je vais tourner une comédie dans les arcanes du hip-hop. J’ai en projet un autre film initiatique sur l’adolescence, mais ce sera probablement mon dernier sur le sujet. Je suis intéressé par une multitude de thèmes, de styles, de formats. En attendant, essayez-donc de voir Ken Park. Je pense que les gens vont en ressortir changés. Je suis persuadé que les cinéastes qui verront mon film se diront : « Mon Dieu, je ne savais pas qu’on pouvait faire ça ! ».

Entretien Benjamin Rozovas, dans Standard n°2 – mars 2004

 

The Smell of us de Larry Clark, avec Lucas Ionesco, Diane Rouxel, Théo Cholbi, Hugo Behar-Thinières…

 

The smell of us Larry Clark book COVER
Le livre
Il reste 5 jours pour précommander l’une des 250 copies de The Smell of Us official book.
Les cents premiers seront accompagnés de posters du film signés : Pre-order The Smell of Us book now.