La vidéo qui fait danser la planète vient de Paris. We Are From L.A., le duo formé depuis 7 sept par Pierre Dupaquier et Clément Durou, doit sa green card pour un nouveau monde à Pharrell Williams. Alors, heureux ?
Affalés dans le gros canapé d’une salle de post-production à Santa Monica, où ils travaillent sur le prochain clip de Pharrell, We Are from L.A. répond par email. Depuis sa formation à Paris en 2005 (en BTS communication visuelle à l’école des arts appliqués Olivier de Serres), ce binôme de réal’ suit un chemin dopé aux endorphines. Pubards spécialisés dans les concepts interactifs (avec l’agence La Chose, ils remportent le grand Prix Stratégies des jeunes créatifs 2010 pour les campagnes Marithé & François Girbaud et Ikea), ils décident de se mettre à la réalisation à temps plein. S’imaginent-il un triomphe mondial à moins de 30 ans ?
Les DA les plus cotés du moment, 27 et 28 ans, ont grandi en région parisienne : « Chez moi, à Ville-d’Avray, c’était Les Goonies à la française [comédie d’aventures ado de Richard Donner (1985)] », raconte Clément. Pierre, lui, s’éraflait les genoux à Cergy-Pontoise : « J’y ai vécu dix-huit ans, dont huit à sillonner la ville en skate. »
À l’origine du phénomène 24 Hours of Happy, Yoann Lemoine, alias Woodkid. C’est lui qui leur présente l’homme au chapeau-feutre, en 2013. Trois ans auparavant, un montage en gif animés sur Power de Kanye West tourne et traverse l’Atlantique. Le rappeur la poste sur son site. Les commandes affluent mais ne dépassent pas l’Hexagone.
La même année, leur génial premier buzz éclate sur appli iPhone : I Love U So de Cassius est chanté par des bouches interchangeables sur téléphone que tout le monde (dans le clip et dans la vie) s’amuse à placer devant son visage. Cover your Eyes pour The Shoes (lire page 35) se conclut les yeux fermés (2011). Expérience peu convaincante, mais il y a, comme toujours dans leurs projets, de l’idée. La Musique (Yelle, 2011) agite des collages truffés de références US : un appel du pied à tonton l’Américain ? Salué pour ses prises de risque, We Are From L.A. voit pourtant son intention de clip d’une durée de 24 heures recalée durant plus d’un an ; 336 danseurs pour 360 plans-séquences : c’est beaucoup pour les calculettes des producteurs… Auraient-ils appuyé leur argumentation d’un modèle existant ? Quand une jeune artiste les accuse de plagiat (lire encadré), ils préfèrent ne pas s’étendre sur le sujet, eux, qui adorent que les gens reprennent leurs créations et en fassent leurs propres versions…
À part le carton de Happy, quel est le meilleur moment de votre relation ?
Clément Durou : Hier après-midi [en juin dernier], on est allé terminer un story-board sur une terrasse de Santa Monica, face à la mer, au coucher du soleil. N’en rajoutons pas trop, nos meufs vont être jalouses.
Pierre Dupaquier : Lorsqu’on était dans un bar à Paris et qu’on a décidé de changer de métier pour devenir réalisateurs.
Comment travaillez-vous ?
Clément : Tous les jours, dans notre bureau. C’est un rythme assez classique, en fait. On aime bien les habitudes.
Pierre : On se parle assez crûment et on n’hésite pas à se chambrer. C’est souvent intense, mais on ne s’est jamais s’engueulé. En tournage, il nous arrive de splitter pour gagner du temps. On se fait extrêmement confiance.
Qu’est-ce qui est plus facile à deux ?
Pierre : C’est super rassurant. Quand tu as une idée, tu peux la partager avec ton pote et voir si elle vaut le coup d’être approfondie.
Clément : C’est plus une question de kiff. C’est tellement bien d’arriver avec lui sur une prépa de tournage à l’étranger. Si j’étais seul, j’aurais envie de me pendre dans ma chambre d’hôtel. Ça permet aussi d’aller toujours plus loin, de placer le curseur plus haut.
De plus difficile ?
Clément : On a la chance de faire des projets hyper intéressants avec pas mal de visibilité. Mais perso, je trouve que Pierre a changé, il se prend la tête, je vous jure, il n’était pas comme ça avant !
Pierre : …
Pierre Dupaquier, We Are From L.A. : « Personne ne nous a dit que c’était impossible, mais plutôt : “It’s ambitious.” »
À ses débuts, Michel Gondry utilisait pour ses clips une technique presque scolaire de retranscription : il recréait une histoire à partir des quelques mots qu’il comprenait en anglais. Quels sont vos « trucs » ?
Pierre : On utilise souvent le mot « appropriation ». On adore quand les gens reprennent nos créations et font leur propre version.
Clément : La base de notre réflexion, c’est d’essayer de trouver un thème qui corresponde à la chanson, aux paroles et au rythme. Puis on pense au spectateur, à l’histoire qui le fera le plus kiffer.
Quelqu’un vous a-t-il transmis le goût de la création ?
Clément : Mes parents sont créatifs. Une mère peintre et un père reporteur photographe, ça a dû influencer.
Pierre : Je dessine tout le temps depuis que j’ai 3 ans. Ma mère, psychologue, m’avait même envoyé voir un psychiatre quand j’avais 5 ans, car je dessinais des hommes qui mangeaient des bras et des jambes d’enfants. On aurait dit une pochette d’album de Cannibal Corpse.
Les succès de clippers français comme Romain Gavras (A Cross the Universe pour Justice en 2008) ou Yoann Lemoine (Teenage Dream pour Katy Perry, 2010, et Born to Die pour Lana Del Rey, 2011), ça ouvre des portes à l’étranger ?
Clément : C’est Yoann qui nous a mis en contact avec Pharrell Williams pour travailler sur Happy. Iconoclast, la boîte de prod de Mourad Belkeddar avec qui on bosse, s’occupe de Yoann, de Romain, mais aussi de Megaforce et So Me… Tous sont hyper différents, et on ne fait pas de réunions autour d’un engagement commun. Mais on a la chance de venir d’un pays qui évoque le bon goût culturel. L’image des créatifs français est hyper bonne aux US.
Vous voyagez beaucoup, quel est votre bagage culturel international ?
Clément : La mentalité américaine a ses points noirs, mais il y a une énergie et un positivisme que j’adore. Quand on rentre à Paris, on a l’impression d’être dopés. Et puis on a grandi avec Maman, j’ai raté l’avion [Chris Colombus, 1990] et des Playmobil, pas avec La Guerre des boutons [Yves Robert, 1962] et des chevaux en bois. Cette culture pop internationale nous fait kiffer.
Pierre : Mais aussi celle typiquement française comme la troupe du Splendid, Les Nuls et Les Inconnus.
Comme Woodkid, vous venez de la pub. Comment s’est faite la transition ?
Clément : On travaillait dans une agence depuis trois ans. Tout se passait bien, mais on a commencé à s’ennuyer (malgré nos 70 heures par semaine) parce qu’on ne concrétisait pas assez de projets. On a eu envie de faire des à-côtés et on a réalisé un fan clip de Power pour Kanye West, uniquement en gif [2010]. La vidéo a hyper tourné, il l’a postée sur son site… On a pu commencer à faire des vrais clips avec de vrais clients [cf. intro]. Cette année, on a rencontré Kanye à une soirée Adidas à la Gaîté Lyrique. On l’a emmené au bar, on a parlé genre 10 minutes, il était avec Gaspar Noé.
Il paraît que Happy a été refusé pendant un an ?
Pierre : C’était super « ambitieux ». Soit le mot qu’on a entendu le plus dans la prépa du film. Personne ne nous a dit que c’était impossible, mais plutôt : « It’s ambitious. » Il fallait une forte capacité d’imagination pour comprendre ce que ça pouvait représenter.
Clément : Et tomber sur un mec suffisamment fou pour y croire.
Comment expliquez-vous le succès énorme ?
Clément : Le principe de réalisation est hyper simple et les participants que nous avons choisis ne sont clairement pas tous de bons danseurs. Tout le monde peut se projeter.
Pierre : Et la musique véhicule un message fort ; alors qu’on est assailli de messages négatifs et défaitistes, Happy est un cri qui s’adresse à la terre entière pour créer une soupape de décompression.
Quelles parodies avez-vous aimées ?
Clément : Celle des habitants de Kiev pendant la révolution.
Pierre : Toutes ! On est ultra surpris de voir l’énergie que les gens ont pour réaliser des covers de plus en plus inventives et bien produites.
Sauf celle que vous avez fait interdire en mars pendant les municipales…
Clément : Voir une candidate FN s’approprier notre clip, c’est pas possible.
Pierre : Nous ne voulions pas que ce concept soit repris à des fins de propagande politique, et surtout pas celles qui montent les gens les uns contre les autres.
Vous avez tourné une vidéo que le chorégraphe Benjamin Millepied projette derrière ses danseurs. La performance scénique vous attire ?
Clément : C’est assez fou de travailler avec du live. En 2013, on avait participé à la soirée des 10 ans d’Ed Banger Records. On pouvait la vivre sur YouTube. Les internautes se déplaçaient virtuellement dans le lieu en direct, prenaient des photos et pouvaient même changer le son et le jeu de lumières. Construire un projet complètement éphémère, ça fait très bizarre.
Pierre : C’est ultra intéressant de créer en direct, c’est une vraie performance.
Clément Durou, We Are From L.A. : « La mentalité américaine a ses points noirs, mais il y a une énergie et un positivisme que j’adore. »
Collaborer sur le long terme comme Michel Gondry et Björk ou Romain Gavras et M.I.A., vous l’envisagez ?
Clément : On est à L.A. pour préparer le prochain clip de Pharrell. On peut déjà dire que c’est une collaboration à moyen terme.
Gif animés, clins d’oeil aux jeux vidéo (La Musique de Yelle) et interactivité ludique (Happy) : vous êtes des geeks ?
Clément : Non, mais on aime la culture internet. On est dans une culture du zapping, on regarde sans regarder. On a envie de faire évoluer les manières de créer du storytelling et de donner la possibilité au public de choisir ce qu’il veut en un clic. Finalement, le laisser libre permet de le focaliser sur l’objet vidéo qu’on lui montre. Il vit alors l’expérience comme on l’avait imaginée.
Est-ce que vous vous référez à des souvenirs de gamers ?
Clément : Ce ne sont pas des souvenirs, on travaille en jouant à GTA.
Pierre : En ce moment, on est très NBA 2K14 [jeu de basket], on suit les playoffs en jouant sur Playstation.
Les clips MTV des 90’s – Stéphane Sednaoui (Possibly Maybe pour Björk), Gondry (Around The World pour Daft Punk), Spike Jonze (Sabotage pour les Beastie Boys) – vous ont inspirés ?
Pierre : Je passais mon temps devant MTV et MCM sans savoir que j’allais faire ça un jour. Mais on se sent plus proches de Spike Jonze. J’adore les clips de Fatboy
Slim Weapon of Choice [avec Christopher Walken en danseur volant, 2009] et Praise You [Jonze danse dans un lieu public, en leader maladroit d’une compagnie de danse improvisée, 1998].
Clément : Et moi Black or White de Michael Jackson par John Landis [1991]. Il y a tout dedans. Il est parfait. Le début, avec Macaulay Culkin, est hyper pop et cinoche, et on se retrouve à faire le tour du monde avec Michael de l’Afrique à la Russie, puis à la fin, ce morphing qui marche encore très bien et qui est une manière hyper ludique d’éduquer les gens sans être dans la confrontation.
Où en est la France en matière de création digitale et interactive ?
Clément : C’est pas ouf, mais on a des bons développeurs. Si on s’y met tous, on va fumer les autres pays.
Après ce buzz, comment voyez-vous WAFLA dans dix ans ?
Clément : On verra bien, le principal c’est de participer.
Pierre : On a déjà nos premiers cheveux blancs. Dans dix ans, on sera poivre et sel.
Toujours ensemble ?
Clément : Oui, on fêtera nos noces de saphir. J’espère que Pierre m’offrira un beau collier.
Pierre : Je l’ai déjà acheté !
Par Magali Aubert, Fanny Menceur et Elsa Puangsudrac
Plagiat ou pas, là n’est plus la question
Girl Walk // All Day est un film d’une heure dix dans lequel une danseuse de 24 ans originaire du New Jersey, Anne Marsen, se trémousse dans la rue sur All Day, un album de Girl Talk, musicien spécialiste du mash-up, sorti en 2010 sur le label Illegal Art. Réalisé par un certain Jacob Krupnick en 2011 et présenté à L.A. la même année, cette production DIY a été élue « vidéo la plus innovante de l’année » par le site de musical américain spin.com. Dans 24 Hours of Happy, réalisé deux ans plus tard, on recense treize scènes et autant de chorégraphies empruntées. La Pharrell team a-t-elle supposé que cela ne se verrait pas ? Les similitudes sont pourtant repérées et, à un passant qui lui demande pourquoi elle danse, la jeune fille répond : « Cause I’m Happy. » Vraiment heureuse, du reste : elle n’en veut à personne. Au final, ça l’aura fait connaître. Dans la galaxie d’un succès d’une telle ampleur, le soleil brille sur tout le monde. « Sur 250 000 millions de vues, il y a forcément quelqu’un qui vient se plaindre. », les We Are From L.A. n’en diront pas plus. Leurs créations innovantes parlent pour eux. ? M. A.