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Padgett Powell : romancier dresseur de zombies ?

D’un abord modérément commode, le sexagénaire Padgett Powell – un ado pour sa Floride – débarquait cet hiver à Paris pour Mode interrogatif, roman (?) exclusivement composé de questions : « Quand vous vous rendez à un match de football, est-ce que vous agitez une écharpe en l’honneur de votre équipe ? Avez-vous déjà mis le feu à une partie de votre corps ? Alors, échange sans faux-col ? Pince-sans-rire ? Château-la-pompe ou tord-boyaux ?

© Nolwenn Brod

Vos questions sont-elles, comme vous l’écrivez, des « zombies du mode interrogatif » ?
Padgett Powell : J’ai écrit ça ? En tant qu’auteur, je suis le plus mal placé pour m’en souvenir. Quand tu écris, ta mémoire se consume au fur et à mesure : c’est écrit, évacué. Ceux qui retiennent tout sont trop amoureux de leurs propres productions.
Vous en pensez quoi, alors, de votre idée de zombies ?
Complètement crétin. Des zombies, franchement ?
Pourquoi vous être lancé dans cette étrange entreprise littéraire dans les années 2000 ?
En 1981, j’étais élève de Donald Barthelme [Pratiques innommables, 1972], je travaillais sur un premier roman froidement réaliste [Edisto, 1984] et n’avais rien lu de plus iconoclaste que Kafka, qui séduit par son surréalisme, certes, mais qui n’est pas postmoderne pour un sou. Le style de Barthelme [en rupture avec tous les codes traditionnels de l’époque : nouvelles ramassées, accumulation de détails, listes, recyclage de personnages pop] m’a fait gamberger. Dès mon second roman [A Woman Named Drown, 1987], on note une légère déviation : nous ne sommes pas des enfants, alors cessons de croire que les personnages d’un roman sont réels. Les adultes ne se contentent pas d’« Il était une fois », donc ne me croyez pas aveuglément. Participez plutôt, même si je feins de vous en empêcher.
Vous êtes-vous dégagé du réalisme par étapes ?
Donald m’a dit, à l’époque, qu’il regrettait que je sois formaté, alors que j’aurais pu venir m’amuser sur son terrain. C’est ce que je m’efforce de faire depuis, après m’être fatigué à essayer de faire comme tout le monde. Avec Le Mode interrogatif, j’essaie encore de « faire sauter l’aiguille », comme on dit aux Etats-Unis ; vous savez quand, sur un cadran de mesure, l’aiguille devient folle et sort des graduations… J’écris ce qui me passe par la tête, sans me censurer. Malheureusement, parfois les zombies débarquent…

© Nolwenn Brod

Le Mode interrogatif se picore-t-il au hasard, dix questions par-ci, vingt questions par-là ?
Il ne m’apparaît pas assez ardu pour empêcher une lecture séquentielle. Le sens se trouve dans l’agencement plus ou moins conscient des questions, dans le tissu connectif liant les os, les muscles et la chair. Toutefois, si vous lisez une page de bas en haut, ça ne fonctionnera pas.
On pourrait tenter une typologie de vos questions par genre…
Il y en a des profondes et des légères. Certaines caractéristiques de mon parcours, et d’autres universelles. Elles reposent tour à tour sur un langage familier et informel, ou académique et « comme il faut ». La difficulté consistait à éviter que telle ou telle catégorie domine les autres. Je dilue immédiatement une interrogation existentielle avec quelque chose de frivole, encadre les expressions quotidiennes de langage soutenu. Si j’éprouve de manière badine le sang-froid du lecteur, il faut que je lui demande, juste après et très sérieusement, quel est son point de vue sur la patate. Puis s’il est raciste.
Vous en lâchez aussi de très orientées – comme « Le fait que les pinces à épiler soient généralement tellement mal faites qu’elles n’attrapent rien correctement vous énerve-t-il ? » – qu’elles n’en sont plus vraiment, si ?
C’est une catégorie comme une autre, non ? J’ai bien le droit de tricher. Dans ces cas-là, certes, j’aurais à coup sûr perdu des points à Jeopardy!, ce jeu où il s’agit de répondre sous forme d’une question.
L’Ecossaise Catherine Baird a publié en 2011 un livre répondant à chacune de vos questions, The Responsive Mood. Flatté ?
C’est sympathique, mais aussi un splendide contresens, puisque son titre fait référence au mood en tant qu’état d’esprit quand le mien parle de « mood » dans le sens grammatical du terme : le mode interrogatif.
Votre éditeur est-il souvent intervenu ?
Dès la première page, suite à deux questions anodines sur l’odeur des enfants et les biscuits en forme d’animaux, je demandais au lecteur s’il trouvait l’exploitation de l’Afrique acceptable. Outre-Atlantique, cette association de propreté, de nourriture et d’Afrique aurait pu passer pour raciste. Ils ont donc retiré la troisième phrase, ce qui déséquilibre le tout – ce dont je ne me suis aperçu qu’après coup, et me motive donc, pendant les lectures, à reprendre mon manuscrit original.
Question Jeopardy! Alors : « Une seule fois, deux peut-être. »
Pensez-vous encore coucher avec une femme de moins de 22 ans ?

Avril 2012, Standard n° 35

Le livre
Pourquoi ?
« Serez-vous plus heureux dans le futur ? » Ceci mérite réflexion. Or, dans la foulée, Padgett Powell – dont le premier roman Edisto fut traduit en français en 1998, tirage épuisé – interroge sur la signification du terme « cavitation » et sur la présence de clébards dans vos rêves. Ne répondant à rien, il creuse son sillon, et laisse tantôt encastré dans un platane, tantôt noyé dans la méditation, tantôt contraint de s’offusquer d’un simple : « Mais non, enfin ! » « Vous êtes-vous déjà retrouvé avec une personne nue et lourde allongée sur vous dans un bateau passant à toute vitesse près d’un autre bateau rempli de personnes nues et lourdes ? » A priori impossible à lire de bout en bout, ce Mode interrogatif se structure pourtant comme une toile dans laquelle on prend un immense plaisir à s’engluer. « Préféreriez-vous assister à un spectacle de cancan ou à une course de tortues ? » Bonne question, là encore. F. P.

Le Mode interrogatif, Rue Fromentin, 240 pages, 16 euros

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