On a vu l’Australien ténébreux en concert au Trianon, à Paris. A l’image de ses nouvelles chansons, l’ancien corbeau punk y était magnétique, lumineux.
« Ce n’est que du rock, mais ça touche à l’âme. » La dernière phrase de Push the sky away, dernier titre du dernier album de Nick Cave, résume l’œuvre du crooner enragé. Depuis Boys Next Door, son premier groupe monté à Melbourne en 1973, l’Australien n’a jamais cessé d’explorer le bruit et la fureur du rock, piochant dans les sillons rocailleux du blues mélancolique, expérimentant les déflagrations du garage énervé (notamment avec Grinderman, son side project dopé à la testostérone), aussi à l’aise avec les guitares sauvages et les violons distordus qu’avec les ballades tendres et romantiques jouées sur les touches en ivoire d’un piano à queue.
Jubilee Street (au Trianon) :
Voilà quarante ans que ce prêcheur électrique erre dans les tréfonds des villes du monde avec ses Mauvaises graines, partout où il y a des bars et des failles – il a été punk à Melbourne, junkie à Berlin, dandy à Sao Paulo, il a passé presque la moitié de sa vie en tournées avant de trouver un peu de sérénité en Angleterre, où il réside toujours. Mais c’est dans le sud de la France, à Saint-Rémy de Provence, qu’il a enregistré son lumineux Push the sky away. Neuf morceaux où il est question de beauté et de pardon, d’amours perdues, de débauche et de rédemption, de tout ce qui touche à l’âme.
Tendu
Dans ce disque provençal, le chanteur semble plus apaisé (surtout après le tumultueux Dig Lazarus Dig!!!, 2008). We know who you are, magistrale ouverture, tient sur deux notes de piano vite addictives ; Nick Cave y raconte combien l’homme est petit face à la nature (ou autre chose, tant ses paroles sont à tiroirs). Les morceaux suivants, tout aussi amples et gracieux, laissent place à la lumière, à la pureté et aux grands espaces. Pas de tubes taillés sur mesure, pas d’urgence dans l’enregistrement, comme sur Tender Prey (1988) ou encore l’excellent Let Love In (1994), mais une impressionnante cohérence du début jusqu’à la fin. Agé de 55 ans, Cave vient d’une époque où un disque se travaillait comme un enchaînement, comme un ensemble de titres qui s’additionnent et se multiplient. Si les chansons sont plus calmes, plus sophistiquées, plus délicates même, l’ensemble n’en est pas moins tendu, comme la bande-son d’un rêve qui pourrait très mal se terminer. Les tourments sont toujours là, mais au repos, en jachère.
Icône du rock
On a pu saisir la puissance de ces nouvelles chansons sur la scène du Trianon à Paris, le soir du 11 février. Le dandy au physique de Lucky Luke – silhouette fil de fer, cheveux de geai, costume sur mesure, boots anglaises – a conquis son public en moins de trois minutes, comme toujours. Est-ce son jeu de jambes, son élégance naturelle, son charisme envoûtant, dont il sait jouer (et surjouer) à la perfection ?
We know who you are (le clip) :
Derrière lui, ses Bad Seeds ont donné chair aux morceaux, aux nouveaux comme aux anciens (From her to eternity, Red right hand ou Stagger Lee joué en rappel). A côté de Nick Cave, le barbu Warren Ellis faisait grincer ses violons ou vibrionner sa flûte traversière (!) On a senti toute l’énergie de Jubilee Street, morceau-vigie qui s’est mis à planer magiquement au-dessus des mille spectateurs pendant que Nick Cave chantait qu’il rayonnait, qu’il renaissait, qu’il s’envolait. Certains rockers se crament les plumes au bout de deux albums (ils ont tout donné, on leur a tout pris), d’autres s’essoufflent dans le ciel sans plus savoir comment atterrir. Nick Cave ne cesse de déployer ses ailes, qui s’allongent d’année en année. Toujours généreux et magnétique sur scène, l’aigle noir prends une posture d’icône du rock comme ses aînés Johnny Cash, David Bowie ou Iggy Pop. Est-ce que ça lui importe ? Il poursuit sa route, toujours plus exigeant dans son travail, habité tout entier par son art, tiraillé entre la lumière et la nuit. Hyperactif – en parallèle des Bad Seeds, outre Grinderman, il écrit des romans et des scénarios (récemment, celui de Des Hommes sans loi, avec John Hillcoat), il enregistre des musiques de films et ne prend pas beaucoup de vacances – le poor handsome songwriter semble ne rien savoir faire d’autre que de nous offrir de la rage et de la beauté. Un poing diaphane qui serre fort, très fort, nos âmes.
Par Guillaume Jan
Nick Cave & The Bad Seeds
Push the sky away (PIAS)
Prochain concert à Paris au Zénith, le 19 novembre.