La frange de Françoise Hardy, la voix de Patti Smith et les cuivres d’Isaac Hayes, Natalie Prass tombe des 70s comme une feuille d’un arbre : légère, virevoltante et sûre de son atterrissage en douceur.

Texte Fanny Menceur | Photographie ioulex
Stylisme Anna Klein | Make-up Débora Emy
Robe noire Alaïa | Robe blanche Valentino

« J’adore cette robe. » Natalie Prass se prend au jeu de la mannequin Standard. Elle est d’excellente humeur alors qu’elle n’a dormi qu’une heure à cause d’un concert à Leeds et d’un avion à prendre à Manchester pour rejoindre Paris. Aucune trace de manque de sommeil. Belle et énergique, comme son premier album. Avec son timbre de voix légèrement pâmé, ses inflexions traînantes et ses orchestrations en falbalas, elle dégage une spontanéité et une élégance fragiles qui tranchent avec son professionnalisme. S’inspirant autant de l’Amérique des villes que de celle des champs, enveloppant ses chansons intimistes d’arômes naturels empruntés à la country, à la pop et à la soul, la songwriter originaire de Virginie, sous des dehors plutôt sages, laisse entrevoir une sensibilité peu orthodoxe et une maturité étonnante, digne de révéler un tempérament à la Joni Mitchell ou à la Rickie Lee Jones. À 29 ans, Natalie Prass peut espérer récolter les fruits d’une ambition à contre-courant : chanter de la soul rétro avec l’ardeur de ses grandes aïeules. Ce corps frêle dans un chemisier de sista trop large semble avoir suffisamment vécu pour nous sortir de la chambre stérile où se trouvent recluses une bonne partie des productions musicales de l’été.

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Ce sont tes premiers jours de promo. Le baptême n’est pas trop éprouvant ?

Natalie Prass : Je prends les choses avec le sourire, même si j’ai un peu de mal à affronter ces obligations. Je pense que ce malaise s’effacera avec le temps, que je vais devenir plus conciliante. En parlant, j’ai peur de rendre théoriques des choses qui sont avant tout émotionnelles. Parler de soi comme ça pendant des heures ne peut pas être bon… Attention, je ne prétends pas vouloir me retrancher dans le silence, mais je le trouve nécessaire. J’aime être seule. C’est un état régénérant.

« Une marchande d’âme ancienne », dit ta bio…

[Elle sourit] Je dis toujours que je suis une vieille personne dans un corps jeune. D’ailleurs, on me donne souvent plus que mon âge. Et mon signe astrologique, Poissons, est paraît-il le plus vieux du zodiaque. Si je devais dire qui je suis la première fois à quelqu’un, je lui ferais écouter cet album. Il est plein d’âme. Son élaboration a été un accouchement assez douloureux et sa sortie a été repoussée plusieurs fois. Il aurait dû sortir l’année dernière. Mais il est précisément ce que je suis en ce moment : mature et positive.

Comment as-tu travaillé tes compositions ?

De manière très empirique et décousue. Certaines chansons ont été composées dès 2009, quand je faisais partie du groupe de Jenny Lewis [une chanteuse folk américaine]. En 2013, j’avais une vingtaine de morceaux, j’étais incapable de faire une sélection. Matthew E. White m’a aidée à avoir une vision globale et à prendre des décisions.

Tu n’avais aucune une idée du disque en tête ?

Je voulais qu’il sonne traditionnel, comme ceux de Diana Ross, Karen Carpenter ou Carole King, dont j’admire les raffinements et les arrangements empruntés à la musique classique. J’ai un petit carnet sur lequel je note des idées, mais c’était très nébuleux. Je n’arrive d’ailleurs pas toujours à me relire. J’essaie le plus souvent de laisser l’inconscient prendre le dessus sur la réflexion. Il faut laisser place à l’imprévu dans la production. La perfection, comme les trop belles filles, c’est froid. Je préfère le charme. J’ai donc privilégié mes premières prises de voix, parce que je ne voulais pas d’un travail de studio trop élaboré.

Qu’est-ce qui te pousse à écrire ?

La musique a toujours été une sorte de thérapie pour ne pas imploser d’émotions. Je ne raconte pas d’histoires palpables, littérales, ce sont des réactions à des choses que j’ai vécues. J’utilise les mots en fonction de l’arrangement, pour les sonorités et le timbre qu’ils donnent à ma voix. Le sens profond, ce n’est pas mon truc. Je n’ai pas eu de déclic ou de choc musical, mais quand j’étais petite, mon père écoutait beaucoup de Motown et jouait de la guitare. J’ai grandi en l’écoutant chanter des tubes de Marvin Gaye ou des Temptations. Adolescente, j’ai commencé à écrire mes premières chansons en étant piquée par Carole King et Karen Carpenter.

Jack White, après les White Stripes, a quitté Detroit pour Nashville et développer son label Third Man Records. D’après lui, cette ville a une authenticité qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Tu y as vécu cinq ans, tu confirmes ?

À Nashville, tout le monde joue dans un groupe. Il faut vraiment apprendre à bien jouer et y mettre du sien pour réussir à être un concurrent sérieux. Le niveau est tellement élevé qu’il n’y a pas d’excuse. En quittant Cleveland, je cherchais avant tout une remise à zéro. Et c’est bien de le faire à Nashville : tu ne peux pas être passif au niveau de la production, et en même temps tu te recharges de plein d’énergies. D’abord sur un plan humain. Si tu as de l’énergie, tout le reste suit. Il y a aussi l’esprit des groupes en développement : curieux, enthousiastes, très vite investis. Des gens qui donnent le meilleur d’eux-mêmes, avec le sourire, sans savoir combien de temps ils seront là. Il y a une sorte de surenchère constante dans la création.

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Natalie Prass © ioulex

My Baby Don’t Understand  et Why Don’t You Believe In Me sont des chansons qui parlent de rupture…

Ces deux chansons sont les plus personnelles. Il y a deux ans, j’ai vécu une très belle histoire, dont la rupture m’a fait beaucoup pleurer. J’ai mis des mois à me relever… Une fille qui se prend des râteaux avec les mecs, ça aide à bien chanter [rires].

Si je te dis Kate Bush ?

J’adore, et pas qu’un peu ! La façon qu’elle a d’étirer sa voix, même si j’ai bien conscience de n’avoir ni son lyrisme, ni sa théâtralité assumée, et je ne parle même pas de la façon dont elle a géré sa carrière. Au fil des années et de ses absences, elle est devenue l’objet d’un culte hallucinant. J’ai encore du boulot pour espérer arriver à un tel niveau !

Les arrangements des cuivres sont sublimes. L’héritage d’Isaac Hayes (dont la photo figure derrière le groupe lors de certains concerts) ?

Isaac Hayes est une lubie de musiciens. Je ne voulais pas avoir des cuivres pour avoir des cuivres. Je voulais qu’ils racontent quelque chose, que chaque partie ait un rôle précis. Mais ce n’est pas uniquement un album de cordes. Ce n’est pas non plus un album qui est fait pour être décoratif, romantique, rêveur… c’est un album qui est ancré dans ma réalité, mon quotidien, à Nashville.

Te places-tu dans l’héritage de Bobby Womack et de la soul de Cleveland ?

Je ne suis pas très consciente de porter cette histoire, même si je fais de mon mieux pour qu’il y ait de la magie dans ce que je fais. Le folk, la musique roots, c’est quelque chose de tellement intime. Des gens qui bossent dur la journée et chantent le soir, de façons très personnelles.

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Tu aurais pu faire de la musique sans être tournée vers le passé ?

Quel que soit le genre, c’est très difficile de faire de la musique sans regarder le passé. Mais il ne faut pas s’embarrasser avec ça. L’industrie musicale est en constante demande de chair fraîche et mise sur le court terme comme avec un sportif prometteur. Ce qui explique sans doute le manque cruel de narrateurs. Les artistes sont souvent mis trop tôt en avant, sans expérience. Ça ne retire rien à leur talent, sauf qu’ils n’ont pas d’histoires à raconter. Le temps, le passé restent des valeurs cardinales en musique pop. Je cherche à m’inscrire dans une tradition. Je garde un respect immense vis-à-vis de mes aînés. Stevie Wonder, c’est quelque chose, Buddy Holly, encore autre chose. Je suis pour tout passer au crible, étudier. Il n’y a pas de recette miracle. La musique, ce n’est pas répéter Give It To Me Babe avec un vocoder, c’est une question de respect.

Dans le clip de Bird Of Prey, on te voit enregistrer avec Matthew R. White. Tu as les mêmes musiciens que lui ?

Oui, il m’arrive très souvent de jouer avec eux. On est une famille. Techniquement, ce sont des bêtes, et en plus des personnalités profondes et attachantes. Ils sont des passeurs d’émotion. Une fois gérée la technique, on s’attelle à la dimension spirituelle. Matthew et moi sommes amis depuis le lycée, c’est un type génial, fin psychologue. Il a su trouver le bon tempo entre me guider et me laisser faire. Nous voulions des morceaux accessibles, avec un côté Phil Spector. Il a une science du détail, comme savoir régler l’intensité lumineuse dans le studio, l’orientation des spots. Ça a l’air anodin, mais une ampoule électrique, ça peut changer beaucoup de choses sur un disque [rires].

La dernière chanson It Is You évoque le music-hall. Est-ce qu’il y a dans ta ville de Cleveland, comme à Detroit, sur l’autre rive du lac Erie, des théâtres des années folles délabrés ?

Non, pas tellement. J’avais juste envie d’une chanson qui baigne dans une atmosphère un peu swing. J’aime la grandiloquence des orchestrations touffues façon Broadway.

Il y a le Rock & Roll Hall of Fame, le musée du rock. Tu comptes y entrer un jour autrement qu’en tant que simple visiteuse ?

Petite, j’y allais souvent, c’est un peu le Disneyland du Midwest. Je ne vais pas jouer la fille pour qui ce genre de distinction ne compte pas. Se retrouver à côté des Supremes et des Ronettes, ce serait classe.

Le disque

Machine à remonter les âges d’or

Loin de celles des lauréates kleenex de The Voice couinant du R’nB de poules qu’on égorge, la voix de Natalie Prass remonte le temps jusqu’à l’âge d’or de la Motown en échappant de justesse à l’indigestion vintage soul. Une prouesse qu’elle doit au talent des musiciens du label Spacebomb, à la qualité des compositions originales et, surtout, à la présence de Natalie, qui n’a pas englouti le juke-box de son enfance pour radoter, mais pour étaler ses chagrins avec autant de niaque revancharde que d’amour. Natalie des villes suinte la soul, adopte le profil sexy et lascif d’une interprète de standards comme l’industrie du disque aime en débiter. Mais Natalie des champs affectionne la country et le folklore plus authentique de l’Amérique d’antan. Son premier album pourrait d’abord faire penser à l’un de ces produits au raffinement nostalgique et toc. Mais les neuf titres de ce disque limpide et sensuel conjuguent au présent les tourments éternels de l’âme et du cœur. Natalie Prass a trouvé la formule secrète d’une musique ni vraiment ordinaire, ni totalement bluffante, mais assurément universelle. L’entendre, à la tombée de l’album, cajoler It Is You vaut bien toutes les indulgences.

Natalie Prass (Spacebomb Records)