Juliette Binoche

Carte blanche cinéma
Créer, brûler, contempler
par Juliette Binoche en janvier 2012 dans Standard n°34

Juliette Binoche portrait

Je ne me suis jamais considérée comme cinéphile. Regarder trois films par jour ? L’excès de consommation culturelle est insupportable. Le plus important, c’est d’être créateur, pas de regarder les créations des autres, j’en suis sûre. L’œuvre d’un autre peut vous transmettre une étincelle, mais il faut créer, se brûler, verticalement. Je vais peu au cinéma parce que je suis trop occupée par mes propres créations, j’ai une vie trop pleine pour aller voir des films moyens, répétitifs, tièdes. Devant un film, on n’est plus en état de créateur, mais de récepteur. Mais j’aime contempler au cinéma. Quand j’emmène ma fille voir un spectacle de William Forsythe, Artifact, au Théâtre National de Chaillot, j’ai envie de danser, je ne tiens pas en place. Adolescente, ce qui me picotait la peau et l’esprit, c’était d’aller vers ; un mouvement qui faisait le lien entre l’intérieur de moi et l’extérieur. J’ai eu l’immense bonheur cette année de remettre un Molière d’honneur à Peter Brook pour l’ensemble de sa carrière et de lui dire que c’est sa version d’Ubu Roi d’Alfred Jarry, que j’ai vue à 14 ans qui m’a donné envie de vivre dans le théâtre, dans cette création collective et individuelle.

L’empreinte Bergman
Issue d’une famille de théâtre, le cinéma m’est venu légèrement plus tard. Ma mère cochait les films sur L’Officiel des spectacles, j’allais voir Tarkovski, Rossellini, Fellini, tout en suivant tous les Shakespeare qui passaient le dimanche après-midi à la télévision. Puis Léos Carax m’a initié à d’autres cinémas, américain par exemple : John Ford, Ernst Lubitsch, Frank Capra. Avec lui j’ai redécouvert aussi Carl T. Dreyer, dont La Passion de Jeanne d’Arc (1928) m’avait précédemment bouleversée par ses silences et la nudité déchirante du visage de Renée Falconetti. Certains films m’ont secouée, m’ont révélée, m’ont aidée à vivre : ceux de John Cassavetes avec Gena Rowlands et, au sommet, ceux d’Ingmar Bergman, inscrits comme une empreinte en moi. Persona (1966), Scènes de la vie conjugale (1973)… même celui considéré comme son plus mauvais, L’Œuf du Serpent (1977), m’a emportée par la beauté de Liv Ullman. Tout ce qu’il a tourné avec elle est exceptionnellement intelligent, et la soif de vie de cette comédienne, mélangée à la mélancolie, à l’humilité, est absolument extraordinaire. Le cinéma devient un « état d’être », un exemple de perception. Au panthéon de mes actrices favorites, il faut ajouter Anna Magnani (Rome, ville ouverte), souvent entre la vie et la mort.

J’aime être provoquée : on ne peut pas rester passif devant l’œuvre de Michael Haneke, ou devant Le Filmeur (2004) et Irène (2009) d’Alain Cavalier, ou alors on ne voit rien. Notre responsabilité d’acteurs, c’est d’attirer le public vers des auteurs inspirés et visionnaires.

En janvier, Juliette Binoche sera en repérages à Saint-Rémi de Provence pour Camille Claudel de Bruno Dumont. Le 1er février, on la verra dans Elles de Malgorzata Szumowska (lire critique), puis elle jouera « une femme qui découvre, horrifiée, qui elle est devenue après douze ans de mariage » dans La Vie d’une autre de Sylvie Testud.

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