Deux grands metteurs en scène burlesques s’abandonnent aux joies du théâtre jubilatoire dans deux des plus beaux théâtres de Paris : Jean-Christophe Meurisse et ses Chiens de Navarre aux Bouffes du Nord et Christoph Marthaler à l’Odéon.
Pendant que, rive droite, Les Armoires normandes dégueulent frénétiquement une multitude de selfies sur la vie de couple – rencontre, noce, accouchement, divorce et séances de thérapie chez la psy –, les patins sont recommandés rive gauche pour pénétrer dans l’appartement empesé de petits bourgeois tentant d’unir leur progéniture comme au XIXe siècle. Das Weisse vom Ei (Une île flottante), la nouvelle pièce du dramaturge allemand Christophe Marthaler est une adaptation délurée de La Poudre aux yeux d’Eugène Labiche (1862).
Distanciation ironique et ressorts comiques sont maniés de mains de maîtres par les deux metteurs en scène. Le trait commun : la satyre de la petite bourgeoisie.
Fidèles à leurs habitudes, Les Chiens de Navarre accueillent le public dès son arrivée (chaque spectateur était appelé à dire « présent » à l’annonce de son nom, comme à l’école, dans Une Raclette en 2008). Cette fois, c’est carrément le Christ ensanglanté, cloué à sa croix en lévitation dans la magnifique nef du théâtre des Bouffes du Nord, qui harangue les fidèles spectateurs cherchant leurs places : « Je ne suis attaché à aucune religion » clame t-il avant d’entamer sa descente. Le dispositif est super efficace et le nouveau public est conquis en un clin d’œil. Mais, même si trois nouveaux comédiens renforcent la meute (Solal Bouloudnine, Claire Delaporte, Charlotte Laemmel), les scènes qui s’enchaînent à toute allure ont un goût de déjà traité, laissant les adeptes les plus fidèles sur leur faim.
Il faut se préparer à un autre rapport au temps chez Marthaler. Pour résumer Une île flottante, autant dire que plus il est difficile de planter la cuillère dans le blanc en neige fuyant sur la crème anglaise, plus le plaisir que la bouchée procure est savoureux.
Le Suisse nous avait déjà fait rire au larmes avec la mise en scène tout en finesse burlesque de King size en 2013, qui reprenait les codes du théâtre de Boulevard (les amants dans les placards etc), il récidive avec ce Vaudeville du siècle dernier, où les portes sont sensées claquer de façon effrénée.
Suite à une auto présentation franco-allemande gauche – les problèmes de langues deviendront prétexte aux quiproquos – des deux familles de rentiers devant le rideau (Les Malingear, le couple de Français voulant marier leur fille et les Ratinois, les Allemands voulant marier leur fils), la pièce s’installe dans une immobilité et un silence qui paraissent interminables. Sobrement interrompu par les douze coups incessants d’une horloge, ce temps mort nous laisse le loisir d’observer le minutieux décor de l’Allemande Anna Viebrock : lustre à ampoules torsadées, cheminée pistache, fauteuils en velours marron, masques africains de travers, platine vinyles et sa coque fumée, transistors rétro, lampes et vases dépareillés et surtout de grands tableaux représentants les hôtes, assis dignement sous leur portrait, dans la même position et habillés à l’identique : la mise en abîme fait mouche. Enfin, le mari s’exclame : « - Je me lance », ce à quoi sa femme répond d’un succulent : « - A cinquante-quatre ans il est temps ! ».
Les comédiens, soudés autour du metteur en scène depuis de nombreuses années – Meine faire dame (Un laboratoire de langues), King Size, Letzte Tage, pour ne citer que les dernières pièces – sont excellents. Plus les personnages s’enlisent dans leurs maladresses, plus le plaisir de les voir jouer et chanter est grand. C’est tendre et réconfortant, comme partager un dessert à la table d’Alfred Hitchcock et Jacques Tati.
Par Marion Boucard
Les Armoires normandes
Une création des Chiens de Navarre, dirigée et mise en scène par Jean-Christophe Meurisse
Bouffes du Nord, Paris
Jusqu’au 22 mars
Puis en tournée jusqu’à juin
Das Weisse vom Ei (Une île flottante) d’après Eugène Labiche par Christoph Marthaler
Odéon Théâtre de l’Europe, Paris
Jusqu’au 29 mars