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Edwy Plenel : « Journaliste, ce n’est pas émettre une opinion. »

Héraut farouche de l’investigation « qui bouscule », directeur contesté de la rédaction du Monde de 1996 à 2004, Edwy Plenel, 56 ans, a ouvert en mars le site Mediapart, nouveau modèle de presse multimédia, rigoureux et participatif, réunissant plus de 7000 abonnés. Professoral et habité, ce défenseur monastique de la « pure » vérité factuelle détaille la crise « démocratique » secouant l’hexagone, sa « conversion » au numérique et renvoie ses adversaires dans les cordes.

C’était dans Standard n°20 en juillet 2008.

Edwy PLENEL interview standard mediapart © Jean-Luc bertini

© Jean-Luc Bertini

Un an après l’élection présidentielle, partagez-vous le sentiment de défiance des Français vis-à-vis de leurs journalistes ?
Edwy Plenel : La crise la plus importante, c’est celle entre ce président bien élu et ce pays, commencée en janvier 2008 après une conférence de presse illustrant jusqu’à la caricature notre très faible culture démocratique et la façon dont le journalisme est pris en otage, malmené, abîmé, voire discrédité ; un show. Je n’y étais pas : ce n’est pas là que l’information se joue. Pour faire oublier qu’il s’agit d’une crise démocratique – dont la crise des médias est un aspect –, les politiques prennent les journalistes en boucs émissaires. Nous avons un vrai problème d’épanouissement : la démocratie n’est pas un pouvoir, c’est une délibération, un conflit, une confrontation ; c’est tout l’enjeu du journalisme, qui n’est pas simplement un métier ou une marchandise.
Ce problème est-il spécifiquement français ?
Pour évoquer « le journalisme de gouvernement », j’utilise souvent l’image suivante : on considère Théophraste Renaudot comme le premier journaliste français avec La Gazette, 1631. Où est-il enterré ? Longez la cour carrée du Louvre et vous arrivez à l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, un ancien commissariat retapé par Viollet-Le-Duc après la Révolution, ancienne église des Rois de France, fréquentée par Louis XIII et le jeune Louis XIV avant la Sainte-Chapelle et la construction de Versailles – une église très chic où s’est marié le basketteur Tony Parker. Dans la travée centrale, il n’y a qu’une seule tombe. Vous vous baissez : pour l’éternité le « père » du journalisme français ne repose pas dans un cimetière populaire, mais au cœur d’un symbole de la monarchie absolue de droit divin, de la « servitude volontaire » dénoncée par La Boétie.
De plus, nous avons mis un siècle à faire respecter la promesse démocratique de 1789. En France, jusqu’en 1881 et la loi qui proclame la liberté de librairie et d’imprimerie, nous avions le cautionnement, l’autorisation préalable. Au-delà, on se réfère toujours à la Déclaration des droits de l’homme de 1789. L’article 11 concernant la liberté d’expression – celle des citoyens, car le journaliste est dépositaire de quelque chose qui ne lui appartient pas : le droit de savoir, de s’informer, de commenter, de débattre – autorise tout cela sauf à contrevenir à la loi. Alors que l’article 7 de la constitution de l’An I, 1793, l’acmé de l’espérance républicaine, disait que la liberté de réunion, le droit des cultes et la liberté de s’informer sont des principes contre lesquels on ne peut faire aucune loi. Une traduction littérale du first amendement de la constitution américaine. Et il n’y a pas de sauf.
Ce qui renvoie au projet de loi sur le secret des sources de Rachida Dati, présentée à l’Assemblée le 15 mai dernier.
Madame Dati dit qu’il faut bien concilier la nécessaire liberté d’information et l’intérêt supérieur. Désolé, ça ne marche pas comme ça. Pourquoi mettre des conditions, une défiance, une méfiance, sur le droit à l’information ? On est au cœur de la culture française : le droit d’expression et d’information est un principe en soi. Début 2000, le Conseil de l’Europe a demandé à tous les états de faire un texte sur le secret des sources – la France obéit le dernier et le plus mal. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme définit le journalisme comme « le chien de garde de la démocratie ». L’expression, plus belle en anglais, watch dog, est bavarde : un chien de garde, ce n’est pas forcément sympathique, ça a parfois la bave à la gueule, ça montre les crocs…
C’est aux ordres, aussi.
Non, c’est un chien de garde sans laisse, errant, bâtard ! En alerte ! Qui peut réveiller le quartier ! Mieux vaut ce désordre, cet excès, ce bruit, que le silence démocratique. En trente ans de métier, j’ai été un peu le révélateur de ce problème, y compris dans les polémiques qui ont pu m’accompagner. Tout pays démocratique à des moments de régression. Après le 11-Septembre, les Etats-Unis ont connu une défaite médiatique immense : un mensonge d’Etat – qu’un enfant pouvait démonter et dans lequel nous ne sommes pas tombés – a permis la castastrophe de la guerre en Irak pendant trois ans. Mais la culture démocratique fait qu’un jour un type, le chien de garde, un mauvais coucheur, un porc-épic, Seymour Hersch du New Yorker, sonne la fin de la récréation et révèle Abou Ghraib, la torture, les prisons secrètes, les enlèvements et les violations élémentaires des droits de l’homme, et le renversement s’opère. Bush devient le président le plus impopulaire, pire que Jimmy Carter. En France, dans un tel moment d’affolement, le mensonge ne fonctionnerait-il pas ? Et serait possible-il qu’un Seymour Hersch, apparemment beaucoup plus radical, moins commode et rond que moi, écrive dans le New Yorker, propriété de Condenast, des révélations qui ébranlent la présidence de la république ? Je ne suis pas sûr que la démocratie la plus fragile, la plus éteinte, le permette.

Edwy PLENEL interview standard mediapart © Jean-Luc bertini

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Edwy Plenel : « La culture du métier, c’est de se défoncer pendant dix jours et prendre une journée pour se reposer. »

Quels médias consultez-vous ?
Je consulte tout, y compris des médias dont je n’apprécie pas la rigueur et la culture. Tout, et essentiellement, maintenant, sur le Net – sauf les hebdomadaires, pas le choix. Contrairement à la vulgate dominante qui dit qu’Internet égal gratuité, zapping, nous voulons instaurer un principe de fidélité, d’adhésion : un rendez-vous. Nous avons conçu Mediapart comme un journal auto-suffisant qui vous permet d’être un citoyen concerné, actif, informé, dans une réinvention de la presse de qualité ; un peu ce que ma génération a connu avec Libération et surtout Le Monde, des lieux d’identification et de validation des débats publics importants. Nous réinventons aussi l’agora avec le « Club », sans démagogie, où les gens construisent des textes, interviennent, participent.
D’où le nom Mediapart, média participatif ?
Bien sûr – et un peu média « à part ». C’est un nom qui a suscité beaucoup de débats : il n’est pas beau, on est bien d’accord. Il fallait trouver un nom déclinable, singulier, un peu universel. Sur le plan numérique, la profession est sur la défensive. D’autant plus depuis l’idée lancée par le site coréen Oh My News : « chaque citoyen est un reporter. » Moi, je viens de la presse classique et j’ai basculé, et à travers ma conversion, je crois que la vraie modernité, c’est sauver de la tradition. La bonne nouvelle, c’est que le numérique nous remet à notre place, par l’avènement du média personnel. Avant, pour exister dans l’espace public, j’avais besoin qu’un journaliste me fasse parler. Maintenant, si vous ne voulez pas de ma parole, je crée mon blog. Nous avons vu le débat européen en 2005 : c’est un blogueur, professeur d’économie à l’université d’Aix, qui finit au JT de TF1. Quel est le message ? « Vous les journalistes, vous n’êtes pas experts, vous n’avez pas le monopole du parti-pris, du jugement, du point de vue, cela nous appartient à tous. » En revanche, chercher et recouper l’information, aller dans les usines, les pays en guerre, enquêter sur la pauvreté cachée et l’opacité de la finance, c’est un métier. Je défends l’idée que tout le monde n’est pas journaliste, à condition que les journalistes fassent leur travail. Journaliste, ce n’est pas émettre une opinion.
Etes-vous inquiet ?
Il y a un vrai souci concernant les fondamentaux du métier. Ce qui est arrivé aux Etats-Unis en 2001-2002 pourrait nous arriver. Il y a eu cette alerte, en 2005, avec les émeutes – enfin, les « émeutes » - les jacqueries après l’histoire de Clichy-sous-Bois, que j’ai suivi de près. C’est dramatique : une profession ne peut pas traverser le périphérique, ne connaît pas son pays et mythifie « la » banlieue où il faudrait des « fixeurs » comme à Bagdad ! Ça a été écrit dans Le Monde ! Dans Mediapart, nous avons l’édition Iles-de-France sur les banlieues, l’édition Police & Co avec des journalistes, des universitaires et des sociologues de terrain qui nous renseignent sur les relations de la police avec la population. On a la chance de faire notre métier, plus une connaissance extérieure, via des blogs internationaux géniaux à Tel-Aviv, Berlin, en Finlande, en Irlande ou au Brésil, avec des papiers que vous ne lisez pas, a priori, dans la presse quotidienne.
Comment financez-vous vos grands reportages ?
Pour notre série en cinq volets sur les Balkans, le journaliste à traversé l’ex-Yougoslavie en car, c’est un superbe modèle de reportage multimédia, de carnets politiques, impressionnistes, fins. Pour une équipe costaude et pour pouvoir payer les piges à 50 euros le feuillet, les six fondateurs, avec nos économies et nos endettements, avons réuni 3 millions d’euros. J’avais une intuition, totalement à contre-courant : les « netocrates » attendent que je me casse la figure, arqueboutés sur la gratuité et le journalisme de commentaires, sans sortir une seule info. Il y a une gratuité, celle de l’échange, du partage, celle du logiciel libre, puis il y a la gratuité du 100 % publicitaire ; une autre ruse de la marchandise qui, forcément, a des conséquences sur le contenu. Marx a écrit plein de choses sur l’ambiguité de la valeur. Nous sommes beaucoup moins chers que la presse : 0,30 centime pour trois éditions par jour, quatre-cinq papiers par édition, sept jours sur sept (deux éditions le dimanche). Le vrai défi, et notre véritable ennemi, c’est le temps : nous nous sommes donnés trois ans. Cela suffira-t-il et, comme souvent, sommes-nous arrivés à l’heure et pas trop tôt ?
Qui sont ces lecteurs prêts à payer 9 euros par mois pour de l’information sur Internet ?
Ceux qui s’expriment, une cinquantaine, ne sont pas essentiellement parisiens, plutôt régionaux, expatriés, qui se socialisent en dehors du petit monde de mille personnes de la France centralisée. Des enseignants, des chercheurs, des cadres, impliqués. Partisans, aussi : de l’extrême-gauche très critique, à Bayrou, avec une aile droite. Une personne a publié des opinions assez xénophobes sans franchir la ligne, dans un langage sophistiqué : je ne l’ai pas censuré, les autres lui ont répondu. Enfin, il y a deux tranches d’âge : au-dessus de 45-50 ans, abandonnistes de la presse papier, concernés mais pas fous du Web, qui bascule. Et de jeunes doctorants, des intellos précaires, sensibles à des séries d’articles, comme sur la crise alimentaire, avec vidéos et références. Le papier qu’il ne faut pas louper dans Le Monde ou le New York Times, il est dans notre revue de Web. Je vous fais le tri en essayant d’apporter quelque chose en plus et au cœur. Ni dans le mainstream, ni dans le décalage. Je cherche à être utile. Avec deux inventions fortes : la « boîte noire » où le journaliste explique les difficultés rencontrées (les sources anonymes, les entretiens relus) et le « prolongé », donnant la documentation pour approfondir.

Edwy PLENEL interview standard mediapart © Jean-Luc bertini

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Edwy Plenel : « Les « netocrates » attendent que je me casse la figure, arqueboutés sur la gratuité et le journalisme de commentaires. »

Qui travaille à Mediapart ?
Vingt-neuf salariés dont vingt-six journalistes, de 25 à 55 ans, plus des collaborateurs irréguliers. Il y a des anciens du Monde, de Libération, de Challenges, de La Vie, des Inrockuptibles, de Télérama, de Reuters, de l’AFP, de 20 minutes papier et .fr, de Marianne, voilà. Ceux qui ont quitté un titre existant ont été embauchés en CDI, et les jeunes avec lesquels nous n’avions pas travaillé, en CDD – pas de contrats fragiles. Les salaires vont, en brut, de 2000 à 6000 euros. Les journalistes sont parfois victimes de leur confort : au Monde, c’était neuf semaines de vacances par an et avec les trente-cinq heures. Comment sauver le journal ! La culture du métier, c’est de se défoncer pendant dix jours et prendre une journée pour se reposer.
Comment êtes-vous positionnés vis-à-vis de Rue89 et Bakchich ?
Bakchich, on n’est pas dans la même culture. Ce sont des jeunes et leurs professeurs, dont Nicolas Beau [ex du Canard Enchaîné], qui se revendiquent d’un journalisme ironique, moqueur, blagueur, qui peut être amusant, mais qui manque de rigueur. Par exemple, pendant l’été 2007 j’entendais « qu’Axa allait financer le projet de Plenel ». Une info Bakchich. Personne ne m’a jamais appelé, ils n’ont jamais démenti. Il y a quand même un b à ba dans ce métier.
Rue89, ce sont des confrères de Libération, un journalisme de qualité qui m’intéresse. La divergence radicale, c’est la gratuité ; je pense qu’il y a la place pour les deux aventures. Nous sommes à contre-courant, Rue89 est plus dans l’air du temps. Toutefois, comment vivent-ils ? Après avoir touché leurs indémnités de licenciement à Libé, c’est l’ANPE qui finance l’entreprise. Ça n’aura qu’un temps. La publicité sur Internet, tant que vous n’êtes pas à deux millions de visiteurs uniques par jour, c’est peanuts. Par ailleurs, j’ai la conviction que la gratuité, à terme, à des incidences sur le contenu, moins clivant, bousculant, raide. Si c’était vrai que les sites gratuits produisaient du journalisme de qualité au centre de l’information – à la marge, il y en aura toujours –, on n’aurait aucunement besoin, dans tous nos pays démocratiques, de services publics dans l’audiovisuel. Mais Rue89 est parti pour réussir : en France, il ont été les premiers chevronnés à larguer les amarres et créer leur journal sur le Net. J’aurais aimé que les deux modèles se complètent, s’entraident. J’ai fait quelques appels, tout en maintenant ma divergence intellectuelle. Eux, ils sont dans une logique de clics, les articles les plus lus sont mis en avant. A Mediapart, un bon article n’est pas forcément le plus lu, et c’est notre rôle de le mettre en valeur.
Comment avez-vous réagi à l’essai de Philippe Cohen et Elisabeth Lévy, Notre métier a mal tourné, publié en janvier et très à charge contre vous, où ils évoquent votre « étrange complexe d’auto-didacte » ?
Oui, ils continuent l’attaque ad hominem. Le problème (ils ont le droit d’avoir toutes les opinions du monde à mon endroit) est qu’ils feraient mieux de faire leur métier. Ils écrivent que je suis parti du Monde en gardant le secret sur mes indemnités et qu’elles avoisineraient neuf cent mille euros que j’aurais mis dans Mediapart. Par mes avocats, je leur ai envoyé le compte-rendu déposé au greffe. Rien n’est secret : le tribunal a condamné Le Monde (je ne l’ai jamais caché) à me verser quatre cent dix mille euros (un mois de salaire par année de présence pendant quinze ans, plus une négociation de mon avocat concernant ma fonction à la direction). J’ai demandé par lettre à ce que tout ça soit enlevé dans la nouvelle édition.
On soupçonne comme un problème personnel entre vous…
D’eux avec moi. Depuis le début et concernant La Face cachée du Monde [Philippe Cohen et Pierre Péan, 2003], on pouvait faire un essai très critique sur ma politique éditoriale et ils l’ont fait, d’une certaine manière : je suis un « ennemi de la patrie », un « traitre », un « sans-frontièriste ». C’est une pensée d’une autre époque, mais ils ont le droit. Mais s’ils écrivent aussi que je suis un agent de la CIA, un trotskiste infiltré, ce sont des calomnies, je ne suis pas d’accord. « Notre métier a mal tourné », c’est celui qui dit qui y est. Nous sommes là face à deux auteurs qui représentent exactement tout ce qui nuit au journalisme : ce sont des publicistes, des journalistes opiniants, et le travail modeste de terrain, de vérification, ils ne sont pas faits pour.
Marianne2.fr, dirigé par Philippe Cohen, n’est donc pas dans vos favoris ?
Je regarde. Péan, Cohen, Lévy, ce sont des journalistes pris dans des sphères d’influences politiques ; ce qu’ils dénoncent dans leurs bouquins, en calomniant les autres. Bien faire du journalisme, selon eux, c’est penser politiquement juste. Je pense exactement le contraire : j’ai des convictions, mais le sens vital de ce métier pour nous tous, c’est de nous amener à trouver des infos qui dérangent. Un vrai credo.

Edwy Plenel : « La publicité sur Internet, tant que vous n’êtes pas à deux millions de visiteurs uniques par jour, c’est peanuts. »

Philippe Cohen et Elisabeth Lévy, encore une fois, considèrent que plus personne ou presque ne veut faire du grand reportage. 
Dans ce métier, faut d’abord montrer – c’est au pied du mur qu’on voit le maçon. Le « media-bashing », la critique en tant que posture, pénalise aussi notre profession, et c’est un débat que j’ai avec Daniel Schneidermann, quelque soit son talent. Bien sûr que dans La Face cachée, certaines critiques fonctionnent puisqu’ils brassent tout ce qu’il y a dans l’air du temps. Péan et Cohen ont des convictions, l’un mitterrandolâtre, l’autre chevenementiste, tout ceci faisant le lit du sarkosysme et d’Henri Guaino le lendemain. Et ils en font une machine de guerre avec des bruits de couloir, dans un n’importe quoi de copié/collé, avec des clous et de la boue, et pouf, ça pète. Pour aboutir à quoi ? La normalisation du Monde. Ce ne sont pas Colombani et Minc les principales victimes, ce furent ma pomme et ma bataille pour l’indépendance du journal. Comme tout attentat terroriste sert l’ordre établi.
Lequel de vos reportages a agi comme un déclic ?
[Il rit] Le premier qui me vient : Clermont-Ferrand, 1977, au Congrès de l’Institut coopératif de l’école moderne, soit le mouvement Fresnay, des instits et des pédagos inventant de nouvelles méthodes d’enseignement. Ce n’était pas un travail mais un engagement pour le quotidien Rouge [l’hedomadaire de la Ligue Communiste Révolutionnaire, fondé en 1968] où je tenais la rubrique éducation. Comment se dépatouille un maître dans sa classe, ça m’a passionné. J’envoie mon papier par telex, que j’écris à la Poste. Je rentre : mon papier n’est pas paru. Dans les locaux à Montreuil, je vois un telex suspendu du mur jusqu’au sol, comme un ruban tue-mouches. J’avais écrit sans penser à la forme, à la longueur, j’étais heureux, et j’ai eu droit à ce bizutage de la part des deux professionnels du journal, Bertrand Oudus et Jean-Paul Besset, qui m’ont appris le métier. C’est là où j’ai compris que c’était un métier de contraintes : comment jouer avec la contrainte (avec l’accroche, la chute, la longueur) comme quand Perec fait disparaître le e. On ne s’épanouit qu’en acceptant la contrainte, comme à l’atelier, comme un athlète. Par rapport à ce qu’on produit du réel, ça vous oblige à vous dépasser. Le tour de main, on l’apprend y compris en prenant des baffes, des gadins.
Que vous reste-t-il de cette expérience militante [1976-1980 : est-ce exact ?] ?
Je l’ai un peu raconté dans Secrets de jeunesse [2001] : c’est un rapport du journalisme vis-à-vis de la politique et du débat démocratique. Pour moi la question de la liberté d’expression est un marqueur. Je ne peux pas, quelque soit mon lien personnel ancien avec la révolution cubaine, trouvé indifférent qu’une jeunesse vive sans ça.
Qu’auriez-vous voulu faire d’autre ?
Ingénieur agronome (le rêve de mon père), archéologue, acteur (j’ai fait beaucoup de théâtre au lycée mais on m’a dit « passe ton bac d’abord »). Historien. Je suis un peu tout ça puisque j’enquête.
Avant chaque enquête, quelles sont vos règles ?
On ne part pas en reportage la fleur au ventre, il n’y a pas de texte sans contexte. J’ai fait un grand reportage qui est devenu un livre [Voyage avec Colomb, 1991], publié en feuilleton dans Le Monde, au moment où j’ai reçu le titre – prétentieux, à la française – de « grand reporter ». J’ai pris le prétexte des 500 ans de la découverte de l’Amérique pour un voyage passé-présent sur le basculement de la mondialisation, la chute du mur. Pour moi, Colomb, en 1492, c’est le début de l’unification du monde, par projection de l’Occident, aujourd’hui en crise. C’était une galopade : deux mois pour aller en Italie, en Espagne, au Portugal, aux Canaries, au Sénégal, tout l’arc Caraïbes, toute l’Amérique centrale, la moindre plage où était passé Colomb. J’ai tout calculé, tout lu sur lui, pris des contacts partout, tout noté jusqu’à la couleur des chaussettes. Je vais, je vois, je raconte, c’est une illusion. On construit autour du rapport à la vérité factuelle. Je suis assez raide là-dessus.
Vous êtes né en Martinique. C’est exotique, non ?
C’est un filtre. Je suis arrivé à Paris à 18 ans. J’ai le même rapport à la France qu’un étranger de culture française : ce pays, c’est ailleurs. Je me définis parfois comme un Breton d’outre-mer. Le palétuvier, un arbre au bois très dur, se déplace au moyen de ses branches qui font racines. Pour moi l’exotisme, c’est cette relation-là, du dedans avec le dehors. Soi-même, on est autre et l’autre est en soi. On a peur d’un extérieur parce qu’on oublie qu’on est fait d’autres. J’ai ça au fond au cœur y compris dans ma façon de voir ce métier, comme passeur. Je suis un trait d’union.

Entretien Richard Gaitet (avec Timothée Barrière), photographies Jean-Luc Bertini dans Standard n°20 en juillet 2008

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