Dans ce blues prolo au long cours, la haine remplace le yen.
Tout le monde connaît le melting-pot à l’américaine. Quid de celui à la japonaise ? C’est l’un des piliers de Saudade. On y suit des ouvriers du bâtiment à Kôfu, banale ville industrielle : se croisent autant de natifs que de Brésiliens, Coréens ou Philippins. Dans un pays exaltant pourtant le nationalisme, une sorte d’idéal multicommunautaire… si la crise n’était pas passée par là.
Même le réalisateur, Katsuya Tomita, a deux métiers : cinéaste le week-end, chauffeur routier la semaine, et il a dû troquer son camion contre une fourgonnette faute de commandes suffisantes. Dans sa bourgade d’origine, il revient décrypter les déficits financiers et humains. Un critique de Variety a décrit son œuvre comme « un épisode de The Wire réalisé par Apichatpong Weerasethakul », l’auteur hypnotique d’Oncle Boonmee. On n’a pas trouvé mieux pour résumer cette tranche de vie prolo au long cours (quasiment trois heures) qui palpite mais reste fluide. Y compris dans sa symbiose avec les codes culturels actuels.
Latence exponentielle
La densité de Saudade est phénoménale : chaque personnage porte en lui une part de l’Histoire japonaise récente. Ainsi cet ouvrier, fils de petits commerçants ayant tout perdu par addiction au pachinko (le flipper local), qui se lance dans des battles de rap identitaire avec un métis nippo-brésilien. Ou cet autre, marié à une Thaïlandaise mais qui sombre dans la rengaine raciste des « immigrés qui mangent le pain des Japonais ». A travers eux, Tomita capte des mécanismes resurgissant à chaque récession. Repli sur soi, haine progressive de l’autre… Saudade ne raconte rien de neuf, mais insiste sur une intensité croissante, sur la latence exponentielle d’une violence sociale, politique.
La mise en scène est à cette image, par moments techniquement brouillonne, à l’arrache, au bord de se fissurer. Il en résulte pourtant la sensation d’une vérité, d’une justesse. Mais aussi d’une distance, quand Tomita constate que les immigrés et la jeune génération ouvrière sont victimes d’un même rejet. De quoi bousculer l’identité nationale jusque dans l’ironie d’un titre qui suinte la mélancolie (le portugais saudade, « mal du pays », sans équivalent dans la langue nippone), mais surtout la douleur préventive d’un cataclysme social à venir, dont les dégâts seront plus lourds qu’à Fukushima.
Saudade
Katsuya Tomita