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Alejandro Jodorowsky par Caroline de Greef
Alejandro Jodorowsky : montagne sacrée
  • 1 June 2015/
  • Posted By : Richard Gaitet/
  • 0 comments /
Alejandro Jodorowsky, 77 ans, scénariste mystique de la BD francophone avec L’Incal, cinéaste expérimental, complice d’Arrabal, Topor ou Cocteau, publiait en 2005 Mu, le maître et les magiciennes, sur son expérience du bouddhisme. Certains amis ne le connaissaient qu’à travers sa pratique « thérapeutique » des tarots. D’où ce dialogue didactique à domicile sur l’organisation du cosmos, de la conscience et des femmes – Standard n°12
Alejandro Jodorowsky par Caroline de Greef

© Caroline de Greef

Chaque mercredi depuis trente ans, « el viejo », initiateur de la rénovation des tarots de Marseille, tire les cartes en bas de chez lui, en famille, devant quarante personnes venues parfois de très loin pour repartir avec des « actes psychomagiques » à prendre ou à laisser : un timide maladif devra tremper son nez dans un pot de peinture rouge pour écrire « action » sur le mur de sa chambre ; une femme confondant le père et l’amant fera l’amour avec le visage de papa reproduit sur un masque ; sans oublier des recours au ” rebirth ” ou au changement de prénom.

Alors, on sonne. Une, deux, douze, trente fois, nada. Enfin, derrière la porte, une jolie femme nous dit qu’il dort. La sieste, à dix-sept heures, un mardi ? « Alejandro, réveille-toi, c’est une revue de jeunes ». Dans le salon, six cents livres, trois chats et de la musique relaxante. Apparition. « On va parler de quoi ? », demande le maître. « De vos croyances », répond le candide. Avec le Mexicain Boucq, Jodo planche actuellement sur la suite de L’Incal, et part demain pour l’Espagne avant trois semaines au Chili, terre natale, et un passage hommage au festival de Cannes où El Topo (1970) et La Montagne sacrée (1973) seront projetés en versions remasterisées. « Bien. » Il passe en cuisine, attrape une aspirine, coupe la hi-fi et croise les jambes dans un fauteuil cuir. « Allons-y. »

Lors de notre premier contact téléphonique, vous m’avez dit que vous étiez « contre » l’ésotérisme. Comment ça ?
C’est-à-dire, je ne veux pas être assimilé à l’ésotérisme parce que j’ai écrit un livre sur les tarots. Je fais un travail thérapeutique, différent de ceux qui essayent… d’entrevoir le futur. Car ceux qui lisent les tarots disent qu’ils regardent le futur, n’est-ce pas ? C’est un peu difficile : si on a un destin, à quoi bon bouger un doigt ? Ce qui doit arriver arrive.

Vous croyez…
Non. Je pense qu’on est responsable de son existence, jusqu’à un certain point. Généralement, ceux qui regardent les tarots sont des naïfs hystériques. J’ai trois principes : 1) ne pas lire le futur 2) c’est gratis 3) ne pas donner de conseils aux personnes qui ont le plus de pouvoir. Le cerveau a la faculté de réaliser les prédictions. Automatiquement. Quand les parents disent aux enfants : « Écoute, si tu fais ça, tu seras un clochard. », l’inconscient imprime : « Je serais un clochard. » Des amis psychologues ont observé de nombreux cas de cancers à 33 ans chez des gens qui s’appelaient Christian ou Emmanuel, dans des familles catholiques. Pour devenir l’enfant parfait, pour satisfaire leurs parents, ils crèvent à l’âge où le Christ est mort. Certains psychanalystes n’élèvent pas les gens, ils cultivent des clients. Ça ne m’intéresse pas. L’astrologie des tarots, ou ce qu’on appelle « l’initiation », c’est un argument d’escrocs.

Vous a-t-on déjà soupçonné de, hum, charlatanisme ?
Non, dans mes livres, c’est très clair. J’ai arrêté de croire aux prédictions quand un astrologue, surnommé « l’affamé des quatre vents », disait connaître la date à laquelle Paris serait recouvert par six mètres d’eau. J’étais là ce jour-là, très belle journée. On peut tomber dans la folie, comme cet homme dans la mode. Comment il s’appelle ?

Paco Rabanne ? 
On m’a invité par hasard à faire une conférence avec Paco Rabanne. Il a terrifié les gens en affirmant que d’ici une semaine, Chirac serait assassiné. Les années passent, il continue. Voilà : dans l’ésotérisme, il y a une partie d’affaires, de fanatisme et de névroses. Mais tout n’est pas méprisable non plus. L’astrologie est à l’origine de toutes les cultures. Elle a formé notre inconscient collectif qui garde en mémoire tous les progrès des êtres humains. Une racine millénaire. Pour élever la conscience. Parce que l’univers a un but : l’unité de la conscience. On ne peut pas s’en libérer : on va devenir tous conscients, un jour. Mais ces prédictions… Comment tu fais l’astrologie d’une personne dont l’accouchement a été « provoqué » ? Si tu es né trois jours en avance, ou en retard, au forceps, on dit quoi ? Réincarnation ?

Vous y croyez ?
Bon, non. Le dalaï-lama, quel insigne connard ! Le même esprit qui passe trente-trois fois d’un corps à un corps, quelle ânerie ! Le dalaï-lama et le pape sont des fanatiques idiots qui disent des âneries épouvantables.

Votre famille est d’origine juive. Elevé dans la Torah ?
Je n’ai eu aucune formation religieuse, sauf, peut-être, celle du communisme. Mon père était staliniste, et je l’en remercie beaucoup. J’ai beaucoup souffert pendant des années, mais grâce à lui j’ai pris tout ce que je pouvais sur ce terrain, et je l’ai gagné à coups de poings. Je ne procède pas par des croyances, sinon par des constatations vitales. J’ai mon scénario à moi et je vois ce qui est vrai ou non.

Et maman ?
Ma mère était ignorante. Elle avait de beaux yeux bleus et elle ne lisait pas parce que « lire faisait mal aux yeux ». Elle répétait comme un perroquet tout ce que mon père disait.

Même les moins éduqués développent une relation avec l’Absolu, l’Au-delà, la mort, etc.
J’ai eu tout ça, bien sûr. Mais je te dis que je suis né sans aspirine métaphysique. Aucune consolation. Quand j’avais cinq ans, mon père m’a dit : « Écoute, il n’y a rien. Tu meurs, t’es pourri, et c’est tout. » Et ma terreur a commencé. Peur de mourir, de l’obscurité, etc.

Vous ne doutiez pas ?
Mais comment ? Mon père était Dieu. Comment un enfant de cinq ans va douter de son père ? À l’adolescence, c’est pas que je doutais, c’est que je ne pouvais pas croire. En rien. Et là, c’est épouvantable parce que j’étais séparé, non pas seulement de l’univers, mais de n’importe quelle nationalité. Je n’avais pas de race. Écartelé moi-même. Je n’avais rien. Alors je suis parti.

Comment grandit-on avec ça ?
On devient artiste. Dans l’art, j’ai trouvé une forme religieuse rituelle d’agir. Après… [Il montre sa bibliothèque] Tu vois tous ces livres ? Après, on cherche, à travers des maîtres. J’ai écrit un livre, La Danse de la réalité [Albin Michel, 2001], qui raconte tout ça, hein. J’ai commencé à étudier toutes les religions pour voir ce qui n’était pas de la superstition. J’ai étudié le bouddhisme à fond, l’hindouisme, et puis la philosophie chinoise, les Tibétains, les Égyptiens, la Kabbale, l’ésotérisme, tout ça, tu vois.

Et ?
Eh bien pour moi, c’est évident, tu comprends, que ce qu’on appelle l’univers n’est pas aussi simple qu’on croie. C’est évident que le big-bang est une légende. C’est évident qu’il n’y a pas qu’un seul univers, mais une foule d’univers. Qu’une force, impensable pour nous, soutient tout.

Évident ?
Evident. Les astronomes estiment que 70% de la matière de l’univers est totalement inconnue, 29% à peu près connue, reste 1%. Là se trouve cette force obscure qu’on appelle Dieu parce qu’on ne sait pas comment l’appeler. On n’est pas dans un coin éloigné et absolument perdu de l’univers. On est dans l’univers. On est l’univers.

Donc chacun est son propre Dieu ?
Pas son propre dieu. Notre cerveau, ces millions et millions de neurones que nous n’utilisons pas, c’est le futur. L’être humain est en progression. Trente millions d’années en arrière, on était à quatre pattes, et la nature – pas nous ! – a créé le cerveau. Passant d’un cortex reptilien à un cortex mammifère. Et c’est pour ça que vous, jeunes personnes, vous vous occupez de l’ésotérisme. Pas par hasard.

!
Parce que tout être humain se rend compte que le rationnel, c’est une prison. Il n’y a aucune différence entre entrer à l’université et finir à Sing-Sing.

Mais…
Laisse-moi terminer. Quand tu étudies l’ésotérisme, tu cherches des voies sur comment ne pas inoculer
la raison, comme chez les barbares, les fascistes, les hooligans. Comment ouvrir la raison à des chemins plus vastes ? En créant un nouveau réseau qui englobe tous tes neurones. En rentrant profondément dans l’obscurité de l’inconscient. Ce qui donne un cerveau illuminé, qu’on appelle « supra-conscient ». L’inconscient, c’est l’accumulation de toutes les expériences du passé, et le supra-conscient, toutes les possibilités du futur. Alors, si tu me demandes ce que je crois, je te réponds ce que je constate.

Vous avez peur de mourir ?
Quand tu parles avec un initié, il te dit qu’il n’a pas peur de mourir. Bon, ça aussi c’est une illusion. Nous sommes des êtres complexes avec quatre énergies de base : l’énergie mentale (les idées), émotionnelle (les sentiments), sexuelle (les désirs) et matérielle corporelle (les besoins primaires, respirer, manger, etc.). Moi, par exemple, je peux être prêt à mourir émotionnellement ; sexuellement, je peux m’abstenir, comme un saint ; mentalement, je peux faire le vide ; mais si tu me menaces avec un couteau, je sauterai jusqu’au plafond. Le corps aura toujours peur de mourir. Être vivant, c’est une loi. Pour le corps, fait pour vivre autant d’années que l’univers, la mort est une injustice, comme il n’accepte pas la vieillesse. J’aurais toujours peur de mourir. Mais je mourrai très tranquille. Et je l’accepterai. Sans en avoir aucune envie.

Alejandro Jodorowsky par Caroline de Greef

© Caroline de Greef

Alejandro Jodorowsky : « On demanda un jour à un grand maître ses dernières paroles. Il répondit [il hurle] : « Je ne vais pas mourir ! »

Votre idée de l’Absolu ?
Quand tu parles de force supérieure, tu fais un geste indiquant le ciel comme si elle était hors de toi. Or, si le paradis n’est pas dans toi, il n’est nulle part. L’homme mystique n’est pas le religieux. Le religieux s’obstine et s’enchaîne à des préceptes extérieurs à lui. La religion est un concept social périmé, un danger pour le monde. On le voit avec la publicité crétine que font les Etats-Unis pour battre l’Islam.

Vous êtes agnostique ?
L’agnosticisme, et tous les gnosticismes, ce sont encore des religions. Non, non, je suis un être humain normal qui pense face à ses problèmes, tu vois. Qui s’efforce de voir la réalité en dehors des superstitions du passé. Pour moi, tous les livres que tu vois là sont périmés, ce sont des produits de la civilisation masculiniste. « Dieu le Père », c’est une aberration absolue ! On dit qu’on est construit à l’image de la divinité, mais on ne peut pas dire que la divinité a des bites ou des vagins ! Maintenant, il faut aller vers une nouvelle conception.

Qui passe par quoi ?
Oh ! Qui laisse entrer les femmes. Obligatoire. C’est pour ça que les tarots me plaisent : il y a une pape et une papesse, Jupiter et Junon. C’est dit, clair, nom de Dieu ! Autre exemple, tellement flagrant : on est dans cette chambre, là. Tout, ici, comme dans toutes les chambres du monde, est vertical, cubique, symétrique, non ? Une architecture faite par des hommes pour une culture rationnelle masculine. Ces édifices sont des phallus et n’ont pas de fenêtre, sinon fermées, parce que l’homme ne veut pas être pénétré. Bien sûr. Il ne devrait pas y avoir de coins. On devrait vivre dans des formes organiques, pas géométriques, parce que nous sommes des êtres organiques.

Des bulles ?
Non, les bulles, c’est encore géométrique et l’organisme n’a pas de forme géométrique définie. Tout est à revoir. Bon, malgré moi, j’ai pas eu dix mille années pour arranger tout ça. J’aimerais bien.

Vous avez l’impression d’avoir contribué, disons, à cette « remise en cause du rationnel » ?
Beaucoup, si. C’est évident. Je me sens comme un gladiateur plein de cicatrices. Je fais partie de ceux qui disent « Je ne peux pas changer le monde, of course, mais je peux commencer à le changer ». J’ai changé la signification de l’art. Les autres continuent d’être des laquais de musée. Je ne vois plus aucune différence entre un musée et une banque, tous des voleurs. [Silence] On vit une vie misérable. La plupart des gens n’arrivent même pas à vivre un siècle, c’est lamentable. Minable. Le moins qu’on pourrait être en droit d’espérer, c’est trois mille ans.

Pessimiste, non ?
Pas du tout. Absolument optimiste. Aujourd’hui, on peut envisager l’antigravité, par exemple. Imagine des villes flottantes : la terre récupère sa surface. La génétique :
de nouvelles espèces d’animaux naîtront à tout moment. D’ici trois/quatre siècles, on ira vers une grande crise, bien sûr, mais ça ne signifie pas la fin de l’humanité. Au milieu de la grande décadence, l’homme change son niveau de conscience. Pour améliorer ce peuple de connards mal dans leur peau qui vote pour des politiques stupides.

Vous parlez d’expansion de la conscience : et la drogue ?
J’ai testé le LSD, une fois ou deux, et les champignons, quand j’avais 40 ans, hein. J’ai fait cette expérience pour moi. Pour ouvrir mon cerveau. Tout le monde devrait le faire une fois. Pour casser la puissance rationnelle. Ça te montre où tu peux aller. Quand tu reviens, tu n’as rien appris, tu as simplement vu. Après, il faut travailler pour arriver là. Et tu peux y arriver sans.

L’œuvre dont vous êtes le plus fier ?
Avoir développé mon âme. Je ne suis pas fier, mais je constate qu’il y a trente années déjà que chaque mercredi, je vois quarante personnes, cinq heures de suite, gratis, dans un café au coin [Le Téméraire, 32 avenue Daumesnil, Paris 12ème], et je leur lis les tarots. Et une fois par mois, je donne une conférence gratuite avec tout ce que j’ai appris. J’aide les gens, comme ça. J’appelle ça « la montée ».

Cette « montée », c’était ça, votre graal ?
Chaque mois, il y a six livres de moi qui sortent dans le monde, en coréen, en allemand, en espagnol. Ça me permet de faire des cadeaux [Il se lève et m’offre un petit livre blanc de haïkus en espagnol, avec lui en couverture] chaque fois que je lis les tarots. La poésie, comme la psychomagie et les tarots, est gratis parce que c’est une chose sacrée. Pourquoi ? Parce que si tu fais progresser une personne, tu progresses toi.

Meta mystères
On l’avait sous la main, on a résolu trois énigmes.

Son refus de la proposition de Lennon de traduire Imagine en espagnol
« J’ai refusé, si. Je serai milliardaire aujourd’hui, tu te rends compte ? Je n’admirais pas les Beatles, c’était des chanteurs… populaires, tu vois ? J’évoluais dans un autre monde et, pour moi, c’était pas important. John Lennon avait vu et aimé El Topo, c’est pour ça qu’il m’a proposé ça. et après il a financé le script de La Montagne sacrée. Je voulais un art… sans concession. J’étais un peu paranoïaque, je n’avais pas le pouvoir de faire ça, et j’ai raté mon coup. Je me suis mis à faire du bizarre alors que les autres allaient vers des choses 100% réalistes. Mais je l’ai fait. et ça m’a retardé de trente années [il rit]. »
Besson et le pillage de L’Incal pour Le Cinquième Élément [1999]
« Il a copié. il y a eu un procès, mais ça s’est arrêté, je ne sais pas pourquoi. J’ai moins souffert que quand j’ai appris que ma version de Dune – qui devait durer douze heures ! – ne verrait pas le jour. Celui qui portait le projet avec moi [Dan o’Bannon] s’est retrouvé à l’asile pendant deux ans. en sortant, il a écrit Alien [Ridley Scott, 1979]. on avait des années d’avance sur le cinéma de science- fiction. Si quelqu’un veut tourner L’Incal, je dirai oui. Ma version coûterait 150 millions de dollars, cela implique un réalisateur rentable. J’ai accepté qu’ils adaptent Juan Solo [western moderne avec Bess aux pinceaux, quatre tomes, 1995-1999]. ils vont me faire une américanade. »
Sa passion pour les séries TV
« une nouvelle forme d’art, une drogue, je m’amuse comme un fou. J’aime beaucoup The Shield – pas la dernière saison. Nip/Tuck, aussi. 24h, la première et la deuxième, après j’étais désespéré, comme avec Lost, parce que ça va nulle part. Desperate Housewives, c’est pas mal. 
365 tweets de sagesse, Albin Michel, 2013
Cabaret mystique, Albin Michel, 2011
La Sagesse des contes, Albin Michel, 2007 : commentaire d’intemporelles histoires chinoises, hindoues, juives ou arabes
Mu, le maître et les magiciennes, Albin Michel, 2005


Lloyd Kaufman interview francais
Lloyd Kaufman : des mauvais films exprès.
  • 29 April 2015/
  • Posted By : Standard/
  • 0 comments /
Depuis 30 ans, Lloyd Kaufman dirige d’une main de fer le studio new-yorkais Troma. Comparse des francs-tireurs du cinéma américain des années 70 (Dennis hopper, Roger Corman, Bert Schneider, Jack Nicholson…), il s’est spécialisé dans le nanar gore à deux francs. Des daubes trash mais drôles aux titres évocateurs (Blondes have more guns, 1994, Tromeo and Juliet, 1996) qu’il écrit, produit, réalise, interprète, et vend lui-même. Nous l’avons rencontré (en français) au festival de Cannes, dans les entrailles du Marché du Film.

Propos recueillis par Benjamin Rozovas dans Standard n°3

Lloyd Kaufman interview francais

© Troma

Après s’être débarrassé d’un acheteur pot de colle, Lloyd nous entraîne dans le coin le plus à droite du stand Troma, entre les affiches périmées des films que le studio annonçait en fanfare il y a 2 ans (qui ne se sont jamais tournés) et les costumes en latex du Toxic Avenger (1985) et de Kabukiman (1991). Lloyd est attentif à tout ce qui se passe autour de nous.

Rappelle-nous dans quel contexte et de quelle manière Troma a été créé…
Lloyd Kaufman : Troma incarne depuis 30 ans l’anti studio, l’anti Hollywood, l’anti élus, l’anti Forrest Gump. Michael Hertz [co-créateur du studio] et moi voulions que ce soit le studio alternatif par excellence, celui qui amuse. En fait, nous espérons toujours devenir LE studio anti…

Quels sont les films qui t’ont donné la vocation ?
Le déclencheur a été Ernst Lubitsch. J’ai vu un de ses films quand j’étais à l’université de Yale. Je me suis dit : Wow, je dois faire du cinéma. Il y a aussi Chaplin, Keaton, Mizoguchi, John ford, Howard Hawks, Renoir, Bresson… Manchette également parce que j’ai voulu me tuer après avoir vu un de ses films. J’aime les films sombres. Et bien sûr Andy Warhol avec qui j’ai passé beaucoup de temps. Il y a d’ailleurs des stars de la Factory dans mes premiers 8 millimètres.

Ok. Rien à voir avec les capotes tueuses (Killer Condom) et les monstres radioactifs qui font ta réputation. Bresson ?
Mais Van Gogh a appris des peintures des classiques flamands. Dali, à qui on me compare, se réfère aux classiques tout en étant révolutionnaire. Un jour, de nouveaux artistes seront inspirés par Troma et on trouvera cela étonnant aussi. Oh oh regardez (il désigne du doigt l’autre extrémité du stand), c’est Trish, notre nouvelle tromette. N’est-elle pas gay ?

Gay ?
Oui, formidable, fabuleuse. [Trish nous rejoint]

Trish : Lloyd est le nouveau Steven Soderbergh. On montrera à Cannes Tales From The Crapper en ouverture [dernière production en date du studio, une pochade tournée en DV selon les règles du dogme 95… rebaptisé pour l’occasion dogpile 95, ndr].

Vous jouez dedans ?
Trish : Non, moi je suis le Killer Condom. Regardez [elle désigne un éphèbe souriant sur l’affiche de KC]. Du moins j’étais le Killer Condom avant mon opération.

Heu… Lloyd, toi et ta troupe vous étiez  logés au Carlton l’an dernier ?
Apparemment ces grands messieurs du Carlton sont trop respectables pour nous, il nous ont jetés à la rue en plein milieu du festival. Tant mieux : nos affaires en ont profité. Le seul inconvénient ici, au marché, c’est qu’on est entourés de fascistes. Les gens de la sécurité prennent leur boulot bien trop au sérieux. Ils nous causent toutes sortes de problèmes pour aller et venir. Du coup, j’ai toute une collection de badges et d’accréditations autour du cou. J’ai celui-là [il nous tend un badge barré de la mention “press”, avec son nom et sa photo]. Et si ça devient compliqué, je sors celui-ci [le même, mais avec la photo et le nom de Gérard Depardieu].

Hormis quelques sorties DVD genre Toxic Avenger et Kabukiman, nous n’avons pas accès en France à l’intégralité du catalogue Troma. Comment faire ?
[S’adressant derrière lui à un type dans un costume] peut-être peux-tu nous suggérer une solution, Killer Condom ?
Killer Condom : C’est ridicule que Terror Firmer n’ait pas été distribué ici. Connaissant le bon goût des Français, ayant mangé leur nourriture, ils adoreraient Tromeo and Juliet ou le futur Schlock and Schlockability, notre adaptation de Jane Austen. Ils seraient très en joie, très excités, surexcités voire.
L. K. : Très bien. C’était très profond et très sage.

lloyd Kaufman SIZZLE-BEACH VIDMARK-TROMA

Non, le premier film de Kevin Costner n’est pas “Les Incorruptibles” : la preuve.

Combien de titres dans le catalogue ?
L. K. : Plus de 200 , en comptant les dessins animés Toxic Avenger et Kabukiman. Peut-être pourrions-nous parler de l’influence de Troma sur les metteurs en scène d’aujourd’hui. [A Kabukiman et Killer Condom, derrière lui] Qui a été influencé récemment ? Vous le savez mieux que moi les gars. Parlez-nous des metteurs en scène.
Killer Condom : Nous savons qu’en Amérique Quentin Tarantino est très influencé par ce director style. Cela se voit à la façon dont il a piqué des scènes à Toxic Avenger pour Reservoir Dogs.
L. K. : Disons qu’il s’en est inspiré. Beaucoup de grandes stars et de réalisateurs renommés ont commencé chez nous. Kevin Costner, par exemple, tenait la vedette de Sizzle Beach, USA. Oliver Stone a travaillé pour nous [il se contente d’un passage éclair dans l’un des premiers films de la boîte]. Todd Solondz, Roman Polanski, John Waters adorent Troma. Dans son autobiographie, ce dernier raconte que Troma est la seule société qui a osé donner de l’argent pour produire Pink Flamingos 2, le «sequel». Malheureusement, divine est mort prématurément et le film ne s’est pas fait. Maintenant, John tourne des films à gros budgets. Ce n’est plus possible pour nous de lui donner de l’argent. Attendez… qui d’autre ? Laissez-moi réfléchir [il réfléchit]. Takashi Miike [réalisateur japonais, notamment du déglingué Audition en 1999] est un grand défenseur. Il donne des interviews nous concernant et déplace des montagnes pour que Citizen Toxie, le quatrième épisode des aventures du Toxic Avenger, soit diffusé en salles au Japon. Gaspar Noé est aussi un inconditionnel…

Tu aimerais distribuer un film de Noé ?
Oui, j’aurais adoré obtenir les droits d’Irréversible [2002]. En fait, j’aimerais tourner dans un film de Noé. Ou même, j’apporterais les cafés, nettoierais les toilettes. Je mangerais la «shit» de Gaspar… non, peut-être pas. Mais presque.

A quoi ressemble le fan type de Troma ?
Trish (de retour) : Il y a de tout. Des teenagers, des couples mariés, des bébés phoques. Cela va de 13 ans jusqu’à très vieux. Comme Lloyd Kaufman.
L. K. : Je suis un grand fan et aussi un climatiseur.

Lloyd Kaufman Toxic Avenger

Toxic Avenger, le super héros radioactif emblématique de Troma.

Un peu de sérieux maintenant. Troma a 30 ans et continue de rester fidèle à une politique d’exploitation qu’on ne voit plus depuis les années 70. Aujourd’hui, les grands studios se sont mis eux aussi au gore et à l’exubérance trash. Que vous reste-t-il ?
L’indépendance absolue. le monde est régi par une conspiration des élus. L’élu des syndicats, l’élu des hommes d’affaires, l’élu des bureaucrates. Ce sont eux les vilains, les diables. ils contrôlent le cinéma, la TV, la radio, tout. Cinq sociétés se partagent le gâteau tout entier. C’est dégueulasse. Quand je suis venu à Cannes en 71, Godard disait : « La vérité 24 fois par seconde, c’est le film ». Maintenant c’est fini. On a le bullshit 24 fois par seconde. Les grandes compagnies d’Hollywood en sont responsables. Il y avait autrefois beaucoup de petits studios comme Troma. Ils sont tous morts aujourd’hui.

T’es vraiment remonté contre Hollywood ?
Oui. L’esprit de là-bas fabrique les black lists, les contrats n’ont aucune utilité. On les signe et pouf… Ça vaut rien. Il ne reste plus que Troma. C’est le seul studio dans toute l’histoire du cinéma qui existe depuis trente ans… sans succès ! Et avec moi comme président, je peux vous garantir que ça va continuer comme ça !


Larry Clark portrait Standard magazine 2
Larry Clark : réalité chaud
  • 13 January 2015/
  • Posted By : Standard/
  • 0 comments /
The Smell of us sort demain. L’occasion de mettre en ligne l’interview que Larry Clark a accordé à Standard en mars 2004. Nous étions fiers de l’avoir entre nos pages alors que nous publiions seulement notre deuxième numéro. En dix ans, son cinéma imberbe n’a pas beaucoup changé : son dernier film reste éclairé par les réponses de l’époque. La question que nous lui poserions aujourd’hui est bien sûr : pourquoi avoir transposé les démons sexy d’une jeunesse white trash en France alors qu’il disait : “c’est une réalité typiquement américaine” ?
Larry Clark Standard magazine 2 ©Helmut

©Helmut

On dit de lui qu’il passe le plus clair de son temps à renifler l’arrière-train d’une Amérique de cauchemar, fondée sur la désintégration de la jeunesse. On dit son cinéma qu’il est voyeur, gratuit, dégueulasse, provoc. Ce qu’on sait moins, c’est à quel point Larry Clark est obsédé. Obsédé par son art, par la notion même d’indépendance, par sa vision du monde, droite et sans détours.

Désolé Larry, on n’a pas été en mesure de voir Ken Park votre dernier film.
Larry Clark : Et pour cause : le film n’est sorti nulle part. Il a beaucoup tourné en festivals mais on a galéré pour lui trouver un distributeur. Apparemment, c’est un film dangereux. Si vous voulez mon avis, c’est n’importe quoi. Mais les règles du marché aux Etats-Unis sont telles que mes films, comparés à toutes les daubes marketing qui polluent les écrans, font effectivement figure d’objets déviants.

Ici, Ken Park sortira l’été prochain. C’est votre seconde collaboration avec Harmony Korine, sept ans après Kids. Comment se sont passées les retrouvailles, d’autant que les rumeurs faisaient état d’une violente discorde à propos du montage ?
Complètement faux. Harmony a écrit Ken Park aussitôt après Kids. On attendait un financement pour Kids en 1994 et l’idée de Ken Park m’est venue à ce moment-là. j’avais en tête trois histoires bien distinctes, une structure générale pour chacune d’elles, une galerie de personnages grossièrement brossés. J’ai demandé à Harmony s’il pouvait faire rentrer tout ça dans un scénario. Il a écrit une première version, qui n’a quasiment pas bougé, et le film a mis sept ans à se monter. Au jour où je vous parle, Harmony, qui n’était pas présent lors de sa fabrication, n’a toujours pas vu Ken Park.

Ken Park en deux mots ?
C’est le jumeau de Kids. Cette fois, on ouvre le monde des enfants à celui des adultes. Il se déroule dans une petite ville californienne du nom de Visalia, un endroit enterré qui transpire l’ennui. Au cours de trois histoires imbriquées les unes dans les autres, on passe indifféremment du point de vue des gosses à celui des parents. C’est un film de famille.

Il y avait déjà de ça dans Bully, où les parents assistaient impuissants à la chute précipitée de leurs enfants et encore plus dans Another Day in Paradise, qui recomposait une famille dysfonctionnelle liée par le crime.
Oui, sauf qu’ici les adultes sont de vrais gens normaux qui jouent un vrai rôle actif, souvent néfaste, dans la destinée des gosses.

Je voulais revenir sur Harmony Korine. Vos univers sont clairement entrelacés, fondés sur la même vision d’une Amérique désolée et d’une jeunesse white trash inerte. Selon vous, qu’est-ce qui vous différencie en tant que cinéastes ?
Vous plaisantez j’espère…

Euh… non. Pourquoi ?
Question idiote, je n’ai pas envie d’y répondre.

Ok. Vous tournez vos films avec les mêmes gens, la même équipe technique, les mêmes acteurs. Est-ce que la famille est une notion que vous essayez de préserver aussi dans votre façon de travailler ?
Tous les acteurs de Ken Park, enfants ou adultes, sont professionnels. Parmi eux, beaucoup avec lesquels je n’avais jamais travaillé. C’est vrai que dans Bully, j’ai retrouvé Léo Fitzpatrick qui était déjà dans Kids. C’est vrai aussi que je m’entoure à la technique de gens en qui j’ai une confiance absolue. Mais c’est plus une question de confort que de fidélité.

On a souvent dit que vous partagiez le mode de vie des enfants de vos films : le skate, la bière, la glande… Dans quelle mesure êtes-vous resté un kid ?
J’ai voulu devenir cinéaste pour raconter l’histoire, souvent triste, parfois sordide, de ces gosses livrés à eux-mêmes. Des histoires que personne ne voulait raconter. La substance de Ken Park s’inspire en grande partie des gens que j’ai connu. Pour être clair, la matière de mes films provient directement de mon travail de photographe, des collages et des installations vidéo que j’ai réalisés au carrefour des années 80-90. Kids n’est pas vraiment un film personnel, au sens où ça ne parle pas de moi, mais de ma fascination pour l’adolescence new-yorkaise. Je voulais dresser un état des lieux de la jeunesse contemporaine, explorer ce monde où les adultes ne sont pas admis. Il était l’histoire de mon acceptation dans ce cercle, l’histoire d’une adoption. Et Ken Park, incidemment, découle de ça.

Larry Clark portrait Standard magazine 2

Ken Park, 2002

Larry Clark : “Je suis père ! j’ai un fils de 19 ans, une fille de 15, une autre encore plus grande… Quand je réalise un film sur des mômes à la dérive, j’essaie de les comprendre.”

Vous sentez-vous comme un père pour ces gosses que vous regardez s’engluer ?
C’est en tout cas l’impression qui transparaît à l’image, de manière presque subliminale… Je SUIS père ! j’ai un fils de 19 ans, une fille de 15, une autre encore plus grande… Quand je réalise un film sur des mômes à la dérive, j’essaie de les comprendre, j’essaie d’être avec eux. De là à m’envisager père pour eux…

Question inverse : on vous a souvent réduit à l’image de l’obsédé sexuel ascendant pédophile. Quelle part de gratuité vous autorisez-vous dans votre manière de filmer les corps adolescents ? Je pense notamment à Bully, où vous vous réfugiez, parfois sans raison apparente, dans l’entrejambe de Bijou Phillips…
Bully est l’adaptation d’un roman qui rend compte d’un fait divers crapuleux, avec tous les points de détail afférents. Voilà ces gosses qui fument des joints, traînent dans les rues, écoutent de la musique, et baisent à en perdre haleine… Des ados privilégiés en quelque sorte. C’est une réalité typiquement américaine. Dans quel autre pays trouve-t-on ça, sinon un pays du tiers-monde miné par la famine et la crise économique ? L’Amérique rurale autorise ses enfants à ne rien faire. Ils ont beaucoup trop de temps à perdre, ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, ne connaissent pas la réalité du monde. Ils sont dans leur bulle de glande. Encore une fois : c’est une réalité. Le personnage d’Ally, joué dans le film par Bijou Phillips, est clairement décrit dans le roman comme une prédatrice sexuelle. Le sexe est son arme, la seule monnaie qui lui reste.

Le plan que vous mentionnez – et j’imagine qu’il s’agit de celui-là car tout le monde m’en parle – est effectivement sans justification. Le plan dans le salon de coiffure, c’est bien ça?
Oui, mais pas seulement. Dans la voiture aussi, quand elle passe sur le siège avant, littéralement par-dessus la caméra… Bijou, qui a pour habitude de s’identifier à son personnage, s’est pointée ce jour-là sans culotte. Elle savait exactement ce qu’elle faisait, et je n’ai rien fait pour l’éloigner de sa « méthode d’acting ». Je l’ai filmée telle quelle. Mais je suis d’accord avec vous : ce plan est relativement gratuit ! [rires].

Parlons de Teenage caveman [2001], votre participation à la série des Creature features chapeautée par Stan Winston, le géant des effets spéciaux. C’est le seul film de commande de votre carrière. Pourquoi avoir accepté ?
Pour plusieurs raisons. Le principal challenge était de réaliser un film en dix-huit jours. Et puis j’aimais l’idée qu’il soit totalement dans la lignée de mes précédents, mais avec un monstre dedans. Ça m’amusait. J’ai grandi avec les films de monstres de la Universal, avec les séries B foireuses de Roger Corman et Samuel Arkoff. Ça me paraissait un bon moyen de rendre hommage à cette frange de ma cinéphilie. Le principe des Creature Features était de remaker certains titres du catalogue Arkoff, et quand je dis « titres » je parle bien des titres des films, pas des films eux-mêmes. She-Creature, How to make a monster, Earth versus the spider... enfin, ce genre-là. Avec Teenage Caveman, j’avais carte blanche pour construire, à partir de ce titre, un film de mon cru. En Fait, il s’est construit de lui-même, au fur et à mesure du tournage.

C’est comme si vous aviez choisi d’ignorer les règles du film de monstres. Malgré le décor postapocalyptique, c’est du Larry Clark pur jus : des ados paumés, des drogues, des orgies lascives… Le monstre n’arrive qu’à cinq minutes de la fin ! 
Que voulez-vous ? Il leur fallait un monstre! [rires] je suis rentré en conflit avec la production, qui reprochait au film de ne pas faire peur. Ils m’ont saoûlé avec leurs pseudo-règles à la noix ! « Des règles ? Nan mais vous rigolez ! ». Ils n’ont particulièrement pas apprécié la partouze de vingt minutes au beau milieu du film : – « Larry, vous ne pouvez pas arrêter le cours du film pour montrer ça ! » Et comment que je peux! [lest LA scène qui définit la psychologie des personnages, la perte de leur innocence, la Fin de leur amitié. Etc, etc …

Comment ont réagi Stan Winston et Sam Arkoff devant Teenage Caveman ?
Mal ! Ils ont essayé de prendre le contrôle du film, de le remonter à leur sauce. je ne les ai pas laissé Faire. Ils sont allé voir HBD, la chaîne qui produisait la série des Creature Features, pour leur dire que j’avais perdu les pédales et gaspillé leur argent. HBD a voulu me forcer la main en me menaçant de récupérer les négatifs à mon insu. « Nous sommes HBO ! ». Fuck qui vous êtes ! Vous n’avez pas le droit de Faire ça! Ils ont eu la sagesse de se rendre compte que j’étais très sérieux à ce sujet. Tous ! Ils ont tous essayé de modifier Teenage Caveman. Mais je n’ai pas cédé. Après tout, ce sont eux qui sont venus me chercher. « Oh Larry, vous êtes fantastique ! On aime beaucoup ce que vous faites ! » Eh ben voilà ce que je fais ! Franchement, qu’est-ce qu’ils espéraient ?

The Smell of us film Larry Clark

The Smell of us, 2014

Vous n’êtes pas sans ignorer votre statut d’icône trash, ni les milliards de rumeurs qui courent à votre sujet. On dit de vous que vous êtes dangereux, que vous vous bastonnez, que vous apprenez à gérer votre colère dans des cours prévus à cet effet… Que pensez-vous de cette mythologie qui vous entoure ? 
80 % de ce qu’on raconte sont des conneries ! La plupart du temps, je n’y fais pas attention. Mais, c’est vrai, j’ai foutu une mandale récemment à un type à Londres. Cet espèce de connard prétendait que le 11 septembre était une bénédiction pour l’Amérique, que les bébés et les innocents tués en Israël par des terroristes kamikazes méritaient de mourir. J’ai fait exception de ma bonne conduite, juste cette fois-là.

Combien de temps encore allez-vous explorer la même veine ouverte hédoniste, le même malaise ado, la même Amérique désenchantée ?
J’ai sous la main quatre scénario prêts-à-filmer, d’inspiration et d’horizon très divers. Dans l’immédiat, je vais tourner une comédie dans les arcanes du hip-hop. J’ai en projet un autre film initiatique sur l’adolescence, mais ce sera probablement mon dernier sur le sujet. Je suis intéressé par une multitude de thèmes, de styles, de formats. En attendant, essayez-donc de voir Ken Park. Je pense que les gens vont en ressortir changés. Je suis persuadé que les cinéastes qui verront mon film se diront : « Mon Dieu, je ne savais pas qu’on pouvait faire ça ! ».

Entretien Benjamin Rozovas, dans Standard n°2 – mars 2004

 

The Smell of us de Larry Clark, avec Lucas Ionesco, Diane Rouxel, Théo Cholbi, Hugo Behar-Thinières…

 

The smell of us Larry Clark book COVER
Le livre
Il reste 5 jours pour précommander l’une des 250 copies de The Smell of Us official book.
Les cents premiers seront accompagnés de posters du film signés : Pre-order The Smell of Us book now.


Eden film mia hanson love felix de givry sven daft punk
Eden : best of Mia Løve
  • 18 November 2014/
  • Posted By : Magali Aubert/
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Avec Eden, en salles demain, Mia Hansen-Løve a débusqué dans la jeunesse de son frère, Sven, matière à “film générationnel”. D’où qu’on se situe dans le temps et géographiquement par rapport aux protagonistes (les fondateurs des soirées Cheers en 1994 à Paris), on retrouve cette part de nous qui n’a jamais su choisir entre euphorie et mélancolie. Entre les deux, Guillaume Fédou vacille : chronique.

Eden film mia hanson love felix de givry sven daft punk

C’est peu dire qu’à la sortie de la projo d’Eden mercredi dernier où je m’étais rendu avec Benjamin Diamond, invité comme journaliste free-lance (lot du lac), et en glorieuse compagnie de Christophe Vix et Christophe Monier du fanzine éponyme dans la salle, je me suis trouvé profondément déprimé. L’histoire de Sven*, Paul dans le film, « DJ sans qualité » surfant sur la poudreuse sans sortir de la piste bleue démarrée sur une descente d’ecsta et finie sur une « release » au Silencio où il retrouve les Daft, lui l’ex-Rowenta de la coke devenu vendeur d’aspirateurs par correspondance et eux en plein jet-lag hollywoodien m’a entièrement vidé de toute substance.

Gauches et frêles devant l’éternel
Réaliste jusque dans les savoureuses scènes face aux banquiers, que l’on a tous connues (enfin j’espère !) et quelques beaux « peak time » de clubbing certifiés 90’s (le PS1, extatique), sans oublier le visionnage collectif de Showgirls (Paul Verhoeven, 1996) chez David Blot / Vincent Macaigne qui donna naissance et nom à un éphémère groupe starring Estelle Chardac, le film rappelle parfois que nous sommes au CINEMA et que l’on a besoin de pop-corns en nous présentant les Daft aujourd’hui grammifiés devant l’Eternel en post-ados boutonneux, gauches et frêles (l’acteur qui joue Guy-Man [Arnaud Azoulay] aurait facilement pu être au générique des Beaux Gosses avec Lacoste) Ahaha ils ne rentrent même pas en club ! Scène véridique (et very disco) et d’ailleurs il leur arrivait aussi que les videurs pardon les « physios » leur disent que les Daft étaient déjà rentrés vu que n’importe qui d’un peu déterminé à l’époque pouvait se faire passer pour eux (avant le règne d’Instagram, pour situer). Mais n’est-ce pas cette justesse et surtout ce réalisme, un instant contourné par les dessins du plus fragile d’entre eux, Mathias Cousin** très présents au début d’Eden, qui plongent l’ex-clubber que je suis dans un désarroi aussi profond ?

Au cimetière des platines rouillées
J’avais rencontré Sven à l’époque par l’entremise de la belle Katariina, « sociologue des dance-floors » qui réfléchissait plus vite que les strobos du Queen. Un garçon adorable, DJ doué et surtout en phase avec le mouvement alors que mon premier article s’intitulait « la french touch est-elle de droite » [pour la start up urbanpass] et m’avait valu la réputation de « premier hater de France » (c) 1999, alors que m’attaquais surtout à Air (♥♥) et aux « Versaillais », et que j’étais aussi assidu aux soirées Respect du mercredi que je le serai plus tard à celles du Pulp le jeudi (Style, Paradise Massage etc) : en bref, je voyais Sven comme le Petit Prince de la house, mon double lumineux en quelque sorte, moi le rocker indé perdu sur les pistes d’une house bientôt 100 % filtrée et lui passant d’un nuage à l’autre… Sur le moment j’en ai voulu à Mia Hansen-Løve, dont j’avais particulièrement aimé le premier court-métrage tourné sur une aire d’autoroute [Après mûre réflexion, 2004], d’avoir ainsi réduit ma jeunesse à néant.
Elle utilise artistiquement son frère comme un couteau suisse pour ausculter les dessous de la « hype » (nom des soirées de Pedro Winter, tiens) et fait correspondre ses errances et ses faiblesses à celles d’une génération (pour une dizaine de réussites certifiées gold, combien ont fini comme Paul/Sven et/ou moi ? Même si au fond on ne fait que démarrer ce qu’une suite, Eden 2, prouvera peut-être…). Ne sommes-nous capables de rien d’autre ? Trois gimmicks, dix soirées et au cimetière des platines rouillées ? Quelle est cette génération qui rêve tant d’Amérique qu’elle se rue dans les raves cauchemardesques d’Eurodisney (où les Daft ont rencontré « physiquement » le label Soma car pas de 3G à l’époque) pour finir — dans le meilleur des cas — avec un Chewbacca géant dans le salon ou en goguette dans le zoo privé de Hugh Hefner ?

Eden film mia hanson love Hugo Conzelmann felix de givry sven daft punk

Hugo Conzelmann et Roman Kolinka

Eden film mia hanson love felix de givry sven daft punk

Soirées Cheers

Eden film mia hanson love PS1

New York

Eden film mia hanson love Hugo Conzelmann felix de givry sven daft punk soirees respect

Soirées Respect

Eden film mia hanson love Hugo Conzelmann felix de givry sven daft punk

Vincent Lacoste et Arnaud Azoulay en Daft Punk

French invasion et gros bourdon
Sacrés français, dirait-on avec Dimitri From Paris. Alors ce n’est même pas de savoir qui a tiré le premier, Laurent Garnier à la Hacienda, les Daft chez Soma, Air et leur Modulor sur Source Lab, ou de savoir si Pansoul de Motorbass est LE chef d’oeuvre absolu de la « french touch » (à mon avis, si). Ni de savoir si Arnaud Fleurent-Didier et sa bande de chanteurs aphones intellos (dont je fus) a eu raison de créer la plateforme Frenchtouche, et de riposter à l’invasion US avec le discours de Villepin à l’ONU en 2003 revisité François de Roubaix… On ne refait pas le match, même si je me dis que le film est sans doute trop proche de ce que j’ai vécu et qu’il sera forcément plus utile aux « jeunes » d’aujourd’hui qui n’ont pas connu le fax et le Kobby — et pensent que les Daft sont vraiment des robots après tout. Il nous reste la Respect au Queen de mardi soir pour noyer tout ce chagrin, avec Sven et Kerri Chandler, le temps de vérifier qu’avec Clubbed to Death, Eden ou 24 Hour Party People on peut encore clubber par écrans interposés… J’entends déjà résonner le Hallelujah des Happy Mondays.

Par Guillaume Fédou

* Il se raconte chez Tsugi

** Co-auteur avec David Blot du Chant de la machine 1&2, soit L’Ancien et Le Nouveau testament de la club culture.
Eden Le chant de la machine mathias cousin david blot
Le Chant de la machine Mathias Cousin et David Blot
Préface des Daft Punk
Editions Manolosanctis, 2011

 

Le film
Aux côtés de Roman Kolinka et Hugo Conzelmann, on compte ceux qui sont passés par Standard : Vincent Macaigne qui nous a honoré d’une carte blanche dans la rubrique théâtre, Pauline Etienne, très éloignée de l’image qu’on avait d’elle à l’époque de notre entretien, Brady Corbet, qui a posé pour des photos de mode sans chercher à être sexy : hot. Beaucoup de souvenirs, donc, dans cet Eden de beats à bacs et quelques découvertes : Félix de Givry, dans un jeu presque faux mais si proche du réel qu’on pense à un Jean-Pierre Léaud retombé du nid. On avait oublié qu’il y avait autant de voix de garage dans les 90’s parisiennes et que les coupes de cheveux n’existaient pas. M. A.


Bande-annonce VF

 
 


Lou de Laâge et joséphine Japy
Lou de Laâge et Joséphine Japy : nouveaux souffles
  • 7 November 2014/
  • Posted By : Magali Aubert/
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Dans Respire, deuxième film de Mélanie Laurent, Joséphine Japy et Lou de Laâge s’étouffent dans une amitié asphyxiante. Rencontre avec deux actrices inspirées que des carrières accomplies devraient aspirer fortement.

Lou de laage et Josephine Japy interview standard Paul Rousteau

La dernière fois qu’on les a vues, elles tournoyaient, pas resserrés, en robe Lanvin et Valentino sur les marches du festival de Cannes. Là, Joséphine Japy et Lou de Laâge arrivent à la cool, en jean, marinière et fausses Repetto, la fraîcheur du matin sur le visage. Elles poussent la porte en riant comme de vieilles potes. Elles ne le sont pas tout à fait dans la vie, « pas facile, Joséphine vit à Lyon », mais le sont, et même dangereusement, à l’écran. Mélanie Laurent les repère pendant l’écriture de Respire. Lou a été remarquée dans Nino (Une adolescence imaginaire de Nino Ferrer) (Thomas Bardinet) et J’aime regarder les filles (Fred Louf, avec Pierre Niney – interview), sortis en 2011. Joséphine se distingue dans Le Moine (Dominik Moll, 2010, avec Vincent Cassel) et Cloclo (Florent-Emilio Siri, 2012). À 20 et 24 ans, elles n’ont pas eu à passer de casting, « juste une lecture, catastrophique d’ailleurs… ». Leur destin suit l’ascension rapide d’Astrid Bergès-Frisbey (lire son entretien “première fois” dans Standard n°22), Marine Vacth ou Adèle Exarchopoulos, qui, avec La Vie d’Adèle de Kechiche, a soufflé à Lou le César du meilleur espoir, nommée pour Jappeloup de Christian Duguay. En attendant le prochain tour, elle achève Le Tournoi, premier long-métrage d’Élodie Namer (l’histoire d’un joueur d’échecs à la vie compliquée). Joséphine, elle, tourne en novembre dans un road movie comique avec Stéphane De Groodt, Alex Lutz et Isabelle Carré (un premier film de Quentin Reynaud et Arthur Délaite). C’est sûr, elles n’auront bientôt plus le temps de souffler.

« Standing ovation » pour Respire à la Semaine de la critique à Cannes. Plus pour votre interprétation ou pour le film ? 
Lou de Laâge : J’espère que c’est pour le film. Pour moi, ce métier, c’est du partage, donc on le prend pour le travail de chacun. Des mamans sont venues nous dire : « C’est terrible, ma fille a une amie qui me fait penser à votre personnage. Il faut que je lui montre le film pour qu’elle comprenne. » J’ai trouvé ça dur, mais si le film peut aussi servir à ça…
Joséphine Japy : Pendant la projection, les émotions nous ont surprises. Le public a ri sur  des détails qu’on ne pensait pas si drôles.

C’était votre premier Cannes. Qu’est-ce qui vous a le plus marquées ? 
Lou : J’étais très stressée, et je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas s’angoisser. Mélanie nous a protégées, on avait juste à se laisser porter !
Joséphine : On est chouchoutées, oui. Moi, j’avais pris de quoi réviser pour mes partiels. Pour vous dire à quel point c’est la première fois !

Tu as commencé à tourner à 10 ans dans Les Âmes grises (Yves Angelo, 2004), pourquoi t’être inscrite à Science Po ? 
Joséphine : L’Exercice de l’État [Pierre Schoeller, 2011] m’a intéressée à la communication en politique. Mais je n’ai plus envie de faire ça. C’est dur de s’engager dans ce milieu. La communication m’intéresse encore, mais dans le digital. J’ai fait un stage à la Croix-Rouge, où les outils numériques sont primordiaux, notamment pour la quête nationale. C’est le côté littéraire du numérique – comment on réoriente toutes les stratégies de com avec internet – qui me plaît. Et puis je me suis rendu compte que le cinéma et les études se nourrissaient l’un l’autre : le premier me permet de gagner en autonomie, et les cours m’apportent une rigueur de travail et une juste connaissance de certaines époques. Par exemple, pour jouer France Gall dans Cloclo, j’ai composé plein de choses sur la féminité, la jeunesse, grâce aux cours sur Mai 68. On nous dit d’être curieux, de se passionner, de s’approprier les savoirs, d’être capables de les restituer. On fait au minimum un exposé par semaine. Il y a une vraie culture de l’oral, forcément intéressante pour le cinéma.

Lou, tu as été mannequin à 18 ans. Le bac en poche ?
Lou : Oui, mais je ne considère pas avoir fait du mannequinat. J’ai fait quelques pubs pour payer mon école de théâtre (Claude Mathieu, il y a trois ans). En arrivant de Bordeaux, je me suis inscrite dans une agence de pub. Grâce à la pub Bourjois, je suis entrée chez un agent, Elizabeth Simpson, à l’essai parce que je débutais. Elle m’a inscrite à des castings et ça a marché. J’ai commencé à tourner en même temps que l’école. Mon premier rôle a été dans la série 1788 et demi [2011]. Je ne m’y attendais pas du tout. Je suis peut-être plus inconsciente que Joséphine. Je n’ai jamais aimé l’école… j’étais en classe à horaires aménagés, j’y allais le matin en n’ayant qu’une envie : danser l’après-midi. Je me suis arrangée pour ne pas redoubler, pour partir le plus vite possible faire du théâtre.

Toi, Joséphine, le théâtre t’a happée à 7 ans…
Joséphine : J’ai une sœur autiste. Petite, je me disais qu’elle allait forcément guérir. À 7 ans, j’ai compris qu’il en serait autrement. Une prof en primaire a monté Mary Poppins qu’on a jouée au théâtre Hébertot. Depuis, je n’ai plus pu arrêter. C’était un exutoire, une manière d’exprimer cette injustice pour ma sœur. J’avais besoin d’échapper à tout ça. Après, c’est devenu une vraie passion.

Josephine Japy portrait interview standard © Paul Rousteau

Joséphine Japy : « J’ai choisi Sciences Po après avoir vu L’Exercice de l’État. »

Dans Respire, Joséphine-Charlie est fascinée par Lou-Sarah. Une histoire d’amour ou d’amitié ?
Lou : C’est une histoire d’amitié hyper fusionnelle. De celles qu’on peut avoir parfois entre filles. Je ne crois pas à ce genre de fusion entre garçons.

Le baiser sur le lit, c’est… entre potes ?
Joséphine : Des petites touches peuvent jeter le trouble. Mais Lou a raison, il y a ce truc de proximité tactile entre les filles. Et ce qu’on peut prendre pour de la jalousie dans certaines scènes, c’est juste une fille qui ne voulait pas se retrouver seule comme une imbécile alors qu’elle devait passer de super vacances avec une copine.
Lou : Tu es tellement fascinée par l’autre que tu as presque envie qu’elle fasse partie de toi. Mais ça ne veut pas dire que tu as envie de la dévorer sexuellement. Sarah s’amuse au chaud-froid, mais ça ne va pas plus loin que ça. Après, chacun a sa lecture du film.

Vous avez eu des relations aussi fortes avec des amies ?
Lou : Oui, mais plus maintenant. On apprend que ce n’est pas très sain.
Joséphine : On apprend à les mettre à distance.
Lou : Oulala… je ne sais pas si on fait bien de répondre ça, elles vont se reconnaître !

Et entre vous, c’est comment ?
Joséphine : C’est un plaisir de se voir à chaque fois. Mélanie nous avait invitées cinq jours à la campagne. On s’est retrouvées sous le soleil, à parler du film, des personnages. On a dormi toutes les deux, regardé des films…
Lou : C’était préférable de bien s’entendre, mais ça ne se contrôle pas… Heureusement, il n’y a pas eu d’efforts à faire. Quand tu peux rire juste après les scènes violentes avec ta partenaire, ça permet de mieux les vivre. Sur le tournage, on se retrouvait le soir dans notre chambre, on se faisait des petits dîners, on parlait des scènes du lendemain qui nous angoissaient.

Sarah est une perverse narcissique ?
Lou : C’est comme ça que Mélanie la voit. Quand on regarde comment fonctionnent ces gens-là, trois phases reviennent : la séduction, le ferrage avec l’éloignement des proches pour créer une dépendance, et la destruction.
Joséphine : Moi, je me suis renseignée sur les victimes, mais j’ai vite arrêté parce que c’est trop violent.

Nietzsche est cité au début du film : « Il est plus facile de renoncer à une passion que de la maîtriser. » À quoi avez-vous renoncé passionnément ? 
Lou : Ma plus grande passion reste le théâtre. Pour l’instant je n’y renonce pas. Je suis pour vivre les choses. Les expériences apprennent à se protéger ou à envisager la souffrance qui peut arriver.
Joséphine : Pour le moment, je n’ai maîtrisé ni renoncé à aucune passion ! C’est peut-être un truc de jeunesse que de se laisser aller. On en est encore à l’âge des premières fois.

Le thème rappelle La Vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2. Vous l’aviez vu avant de lire le scénario ? 
Joséphine : Non, on a lu le scénario avant de le voir.
Lou : On nous en parle souvent. Ce n’est pas du tout le même genre de relation…

Et La Naissance des pieuvres (Céline Sciamma, 2007), avec lequel on peut même faire un parallèle physique – une fille voluptueuse qui attire une femme-enfant ?
Joséphine : Non. Moi, j’ai regardé My Summer of Love [Paweł Pawlikowski, 2004], qui m’a appris beaucoup sur le personnage de Sarah.
Lou : Et moi Ginger & Rosa [Sally Potter, 2012], surtout pour le personnage de Charlie, Martha Marcy May Marlene [Sean Durkin, 2011] pour l’univers, la tension…

Respire a été retenu pour la Queer Palm, qui récompense depuis 2010 un film à thématique « altersexuelle ». Il a été mal interprété ? 
Joséphine : Chacun a son interprétation. Certaines personnes le reçoivent d’ailleurs comme un film très violent, d’autres moins. Les réceptions diffèrent, c’est ça la vie d’un film.

Mélanie Laurent vous avait en tête au moment de l’écriture du film. Ne pas passer de casting, quel luxe !
Lou : Oui. Elle était venue me voir au théâtre dans Entrez et fermez la porte à l’Essaïon [Marie Raphaële Billetdoux, 2013]. Mais on a quand même passé des essais. La première lecture était une catastrophe, trop instantanée. Je n’étais pas centrée, pas en accord pour dire le plus vrai possible. Quand on est à côté, on à l’impression de « faire », de regarder plutôt que de « vivre ».
Joséphine : Heureusement, Mélanie y a vu ce qu’elle avait besoin de voir…

Lou de Laage portrait standard @ Paul Rousteau

Lou de Laâge : « Fascinée par l’autre, tu as presque envie qu’elle fasse partie de toi. Mais ça ne veut pas dire que tu as envie de la dévorer sexuellement. »

Comment dirige-t-elle les acteurs ? 
Lou : Le chef op cadrait et elle circulait, elle ne tient pas en place. Elle avait accouché un mois avant. On parlait des personnages durant de longues conversations. Mais c’est quelqu’un qui fait confiance. Elle ne nous dit pas à la virgule ou au mouvement près ce qu’il faut qu’on fasse. Elle est très fine : elle mène par petites touches, par petits mots, tout en douceur.
Joséphine : Elle nous rappelait l’enjeu des scènes importantes, mais nous laissait faire notre chemin avec beaucoup de bienveillance et de liberté. Elle est derrière le combo et d’un coup elle dit : « Ça me plaît, plus personne ne bouge ! » On a improvisé beaucoup dans les petites vignettes de vie, les moments de complicité. Finalement je crois que toutes les scènes improvisées sont dans le film.
Lou : Il y a celle où elles fument un pétard dans les toilettes et vomissent. Elle disait : « Venez les filles, enfilez une robe et faites quelques choses ! »

Il se dit qu’elle aurait pris la grosse tête depuis Inglourious Basterds (Quentin Tarantino, 2009). Ça se ressent sur le plateau ?
Joséphine : Qui n’essuie pas de critiques sur internet ?! Les gens sont cachés derrière des écrans, ça peut très vite devenir un dépotoir. Beaucoup se sont retrouvés dans cette situation, je ne sais pas si ça veut dire quelque chose au final. Lou En tout cas, on n’a jamais ressenti de malveillance à son égard. Et dans cette expérience cannoise, il y avait énormément de bienveillance.
Lou : Elle a fait un beau film, on ne peut pas le lui enlever.

Est-ce que vous aviez vu son premier film, Les Adoptés (2011) ? 
Joséphine : Je l’ai vu après l’avoir rencontrée. Je l’ai connue actrice talentueuse, je l’ai découverte extraordinaire réalisatrice. Il n’y a jamais eu un moment de doute.
Lou : Le premier film avait sa faiblesse, comme tous les premiers projets, mais il y avait une patte.

Vous avez toutes deux joué avec Marina Hands (Lou dans Jappeloup, Joséphine dans Les Âmes grises). Quels souvenirs ?
Joséphine : J’étais bébé, j’avais 10 ans. Il y avait Jacques Villeret, Jean-Pierre Marielle, Denis Podalydès. J’ai regardé ces personnes et je me suis dit : c’est vraiment un beau métier.
Lou : Je l’ai adorée. Je l’ai choisie pour marraine quand j’ai été nommée aux César.
Joséphine : Moi, j’avais Vincent Cassel. Lou J’aime sa manière d’évoluer, il a énormément de liberté et il m’avait complètement scotchée dans Sur mes lèvres [Jacques Audiard, 2001].

Vous allez beaucoup au cinéma ? 
Lou : Oui. Le dernier que j’ai vu est Tom à la ferme [2012]. Pas mon préféré de Xavier Dolan, dont j’ai tout vu et que j’adore ! Ce serait le rêve de tourner avec lui, ou Tarantino, ou avec la réalisatrice de Suzanne [Katell Quillévéré, 2013] !
Joséphine : Moi, je dis Valérie Donzelli. Quand j’ai le temps, je peux me faire deux films par jour, surtout en DVD.
Lou : Moi aussi. J’adore aller à la Fnac en acheter plein. On n’est pas vraiment de notre époque en fait !
Lou de Laâge : « Fascinée par l’autre, tu as presque envie qu’elle fasse partie de toi. Mais ça ne veut pas dire que tu as envie de la dévorer sexuellement. »

Texte Magali Aubert et Elsa Puangsudrac Photographie Paul Rousteau Stylisme Caroline Larrivoire

 

 

 Lou de Laage Josephine Japy film Respire melanie laurent

Le film
On se fait la brise ?
Une ado mal réveillée qui prend son petit déj sur le pouce, un trajet en bus pour rejoindre le lycée, un cours de philo sur le thème de la passion et… une rencontre foudroyante avec une fille « qui en a ». Les premières scènes de Respire collent aux bask’ de La Vie d’Adèle – Chapitres 1 & 2. On s’en déscratche vite. Cette adaptation du roman d’Anne-Sophie Brasme (Fayard, 2001) coécrite par Mélanie Laurent et Julien Lambroschini, le lunetteux du Péril jeune (Cédric Klapisch, 1994), a été tourné en six semaines en Languedoc-Roussillon. Julien Lambroschini raconte : « Le premier jour de travail, chez Mélanie, nous sommes partis d’un tas de pages écrites à la main dans un gribouillis organisé et passionné. On a fait le tri en nous remémorant le livre, nous contentant d’en garder la sensation qu’il nous en restait. Tous les matins, trois semaines par mois, elle en chaussons, moi au café, elle au thé, nous avons établi le séquencier. Pour les dialogues, nous sommes d’abord restés aux aguets du vocabulaire des ados, mais on s’est finalement contentés d’un argot plus intemporel, redoutant d’être artificiels ou trop rapidement obsolètes. Nous faisions d’avance confiance aux jeunes acteurs pour apporter leur touche perso. De la même manière, nous avons évité d’être trop ancrés dans une actualité technique (réseaux sociaux, etc.) qui risquait de devenir elle aussi rapidement désuète. » 
Une construction à l’instinct avec enchaînements de plans sous perf musicale jusqu’à la dégringolade stylisée à l’effet plus esthétique que narratif. Reste que l’ambiguïté fille-fille et la tension passion/détestation font la force de ce second film tacheté de tics fidèles au ciné de Sundance : reflets du soleil contre la caméra, décor semi-urbain, promenade en minishort sur un terrain vague parsemé de poteaux électriques, réveil dans une caravane vintage. Standard award de la meilleure scène « indé » : un panda bourré qui titube sur le bitume. M. A.


Respire
Respire Bande-annonce VF

En salles mercredi

 

Lou de Laage portrait standard Paul Rousteau

Dans les rushes

La question « Laurent Weil »

Lou, tu étais nominée pour le meilleur espoir féminin aux César pour Jappeloup. Adèle Exarchopoulos l’a remporté pour La Vie d’Adèle. Quelle a été ta réaction ? 
Lou de Laâge : J’espérais qu’elle l’ait. Elle a fait un travail juste incroyable.

 

Josephine Japy portrait interview standard © Paul Rousteau

Sous les films des filles
Comme Mélanie Laurent, beaucoup passent du rôle d’actrice à celui de réalisatrice. Top 5 de celles qui courent devant/derrière la caméra sur le même film. Garanti 0 % Sophie Marceau, Zabou Breitman, Audrey Dana.

Maïwenn Pardonnez-moi, 2007
La caméra pour thérapie familiale, cette fille d’actrice (sa mère, Catherine, joue dans Level Five de Chris Marker en 96) se met à nu dans un vrai-faux docu. Se filmant en train de tourner dans une autofiction naturaliste tournée en dix-sept jours, souvent à l’impro, l’ex de Luc Besson se plonge dans une mise en abyme aussi profonde que Le Grand Bleu. Un procédé qu’elle gardera pour Le Bal des actrices et Polisse.

Agnès Jaoui Le Goût des autres, 1999
Coécrite avec son mari Jean-Pierre Bacri, cette œuvre chorale multicésarisée raille les aspirations sentimentalo-culturelles d’un petit patron de PME qui découvre que son rassurant cocon bourgeois se fissure et… le libère. Une réinterprétation de la théorie déterministe de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale (on reste conditionné par notre milieu d’origine) à la sauce comique de situation.

Valérie Donzelli La Guerre est déclarée, 2012
Révélation cannoise sélectionnée pour les Oscars, cette miraculeuse tragédie autobiographique ne doit pas rebuter par son sujet : la tumeur d’un enfant. Avoir vécu ce drame pour de vrai (avec son compagnon dans le film, Jérémie Elkaïm), renommer son couple Juliette et Roméo, choisir Jacno pour la BO et ne pas tomber dans le pathos, ce n’est pas donné à n’importe qui.

Valeria Bruni-Tedeschi Un château en Italie, 2013
Le troisième long-métrage sensible et personnel de la belle-sœur italienne la plus célèbre de France se nourrit d’autodérision appuyée. Autour d’une mère envahissante, d’un frère qui se meurt et d’un jeune homme beau comme un dieu, amoureux mais beaucoup trop jeune, Valeria/Louise déride le thème de la quarantenaire en crise (avec l’aide de sa coscénariste Noémie Lvovsky).

Julie Delpy 2 Days in Paris, 2007
Lowmologue féminin de Cédric Klapisch incarne une énième fois une amoureuse d’Américain névrosée et agaçante, et ça se révèle gagnant. Dans cette bordélique rom com, prequel de 2 Days in New York (2012), son mec est juif new-yorkais et les clichés gentillets. Moins bavarde que dans la trilogie des Before (Sunrise, Sunset, Midnight) du laborieux Richard Linklater, elle ne s’en sort pas trop mal.


Everyone's going to die Jones Nora Tschirner
Everyone´s Going to Die : désenchantement braisé
  • 7 July 2014/
  • Posted By : Standard/
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Une branchée désœuvrée, un agent sombre et un mort réincarné en chat, Everyone´s Going to Die, premier film des Anglais Jones, porte un titre triste mais est plutôt drôle. De l’humour gris qui sort mercredi.

Everyone's going to die Jones Rob Knighton Nora Tschirner

« Le clip est une bonne école pour ça. » Max, à l’écriture et Michael, au montage, ont réalisé Everyone´s Going to Die avec 60 000 euros, autant dire que dalle pour un long métrage. Ces trentenaires à lunettes anglais, réunis sous le nom de Jones, viennent de la pub (des spots pour de la bière, Playstation ou Xbox) et ont fait leurs premières armes avec des vidéos pour des musiciens qu’on ne connaît pas en France, comme Charlie Simpson qui signe la BO du film. « On aurait adoré tourner les clips de The National ou Arcade Fire, mais plus maintenant, pour plusieurs raisons, la première étant que c’est Spike Jonze qui le fait ! »

Leur premier long raconte l’histoire d’une fille de 20-25 ans dont la vie n’arrête pas de commencer et d’un mec aux cheveux longs mais déjà un peu grisonnants, dont la vie n’en finit pas de s’écrouler. Elle est branchée, il a une stature inquiétante. Il a job étrange, elle est plutôt oisive. Ils ne savent pas trop quoi faire d’eux-mêmes, et on a envie de chercher avec eux, pour ne pas les laisser comme ça, seuls two, dans une Angleterre semi-rurale où il ne se passe rien de fou.

Everyone's going to die Jones Nora Tschirner

Économe d’effets
Le film a été tourné en vingt jours avec des acteurs débutants : Nora Tschirner, une présentatrice du MTV allemand et  Rob Knighton, un poseur de moquette, mannequin depuis qu’il a été repéré, à 50 ans, dans un parc pour des pubs de marques de luxe comme Hermès, Armani, Prada.
« Pour elle, au départ, on voulait une Française. Nous pensions à Mélanie Laurent, qui n’était pas connue chez nous, nous l’avions repérée grâce à son tout petit rôle dans De battre mon cœur s’est arrêté de Jacques Audiard (2005). Mais juste à ce moment-là, elle est devenue célèbre avec Quentin Tarantino (Inglourious Basterds, 2009). En même temps, une Frenchy égarée en Angleterre, c’était assez convenu… Et puis on a été séduits en deux secondes de Skype par Nora, qui joue dans un groupe de rock allemand (Prag). »
« Lui est arrivé sur le shoot avec un gros van rempli d’outils mélangés à ses affaires genre sac Vuitton. Parfois, il regardait le sol et disait “les gars, ça c’est pas du bon travail, là”. La caméra l’adore. Il est naturel, authentique. Et il est instinctivement économe d’effets. À force de ne rien faire pour qu’on le remarque, on ne voit que lui. Cela collait très bien avec le personnage de Ray qui est taciturne, en retenue. » Ray est le principal élément comique du film. Tellement sérieux, muet, presque grave, devant être traité de manière « cinéma », il écope d’un style nude et cool très éloigné de son quotidien. « C’est aussi un type qui est marié à la mauvaise personne, dont la vie, en cette période, quoi qu’il fasse, coince. Comme la télé de sa chambre d’hôtel qui se bloque sur une chaîne porno gay. » D’autant plus drôle qu’il n’est pas quelqu’un de drôle. « Je pense que si vous lui dites qui est marrant, il vous tue. » Humour gris foncé.

Everyone's going to die Jones Rob Knighton

Ray est le principal élément comique du film : si vous lui dites qui est drôle, il vous tue.

Deux personnages, une action
On retrouve à la fois un trashy comic (mélange de tragi-comédie et de trash) propre au cinéma indépendant américain et une élégance romantique propre au cinéma français. Les réals citent Beginners de Mike Mills (2011) pour la relation de couple quelque peu dramatique et très légèrement drôle : «  Ewan McGregor a toujours un sourire sur le visage. De l’art romantique moderne. Un bon exemple de ce qu’on aimerait atteindre. Il y a aussi ce tout petit film intitulé In Search Of Midnight Kiss [Alex Holdridge, 2007] qui a dû coûter 30 000 dollars. Un bon exemple de ce qu’on peut faire de bien avec peu. »

Les Jones disent avoir voulu s’éloigner des premiers films ancrés dans une réalité sociale dure, comme c’est souvent le cas en dans leur pays. On les a rencontrés dans un bistrot et ils nous ont raconté comment ils se sont débrouillés avec cette petite somme prêtée par des proches, qu’ils étaient contents du résultat, que c’était une excellente expérience, mais qu’ils ne referaient plus jamais ça. « On a appris à avoir des idées et surtout à trouver des solutions pour les réaliser sans argent et sans que ce soit de la merde pour autant. On s’est mis à écrire en se posant des contraintes très simples : deux personnages, une action sur un ou deux jours, pour éviter les problèmes de continuité et des décors naturels dans une seule ville. On n’a payé pour aucun des lieux à part une chambre d’hôtel qu’on a louée une nuit. Partout ailleurs, on s’est arrangé avec des maisons prêtées, en promettant de ne rien casser. »


Le prochain scénario est déjà écrit, ils attendent la réponse d’un acteur célèbre et auront un bon budget. « C’est l’histoire d’un type qui revient en Angleterre où il est né, après être devenu un célèbre magicien aux États-Unis. Évidemment, après dix ans, rien ne se passe comme il l’avait prévu. Il a perdu un œil, et quand il retrouve ses vieux copains, on dirait bien qu’ils ne sont ravis qu’à moitié. »
Comment les deux garçons de Jones travaillent-ils ensemble ? « C’est assez simple car on a les mêmes goûts. Prends ces deux verres, tu nous demandes lequel on préfère, on choisira le même. » Mais encore ? « Nous n’étions pas amis avant de commencer, donc il n’y avait aucune pression pour que ça marche. Aucune peur de briser quelque lien que ce soit. Si cela n’avait pas fonctionné, nous n’aurions eu aucune raison de continuer. Cela simplifie les rapports. »
Ils nous donnent le disque qu’ils ont offert à l’équipe du film avant le tournage : Everyone’s going to listen. La plupart des morceaux sont sur la BO mais étrangement, « Terrible Love de The National, dont l’humeur est très proche de celle du film et qui nous a le plus inspiré durant l’écriture, n’est pas dedans. Il faut dire que les droits étaient chers… » De notre côté, on ne fait pas économie de compliments.


BLUE RUIN Macon Blair Jeremy Saulnier
BLUE RUIN : un Droopy en larmes prend les armes
  • 3 July 2014/
  • Posted By : Alex Masson/
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Le rapport à la violence de Blue ruin est stupéfiant : à la fois ludique mais jamais gratuite, toujours brutale pour un type ordinaire qui s’est fait déborder par son chagrin.

BLUE RUIN Macon Blair Jeremy Saulnier

Dwight est à la rue. Le visage rongé par une barbe et une tignasse d’homme sauvage, toutes ses affaires sont dans la voiture où il vit et ses repas constitués de ce qu’il trouve dans les poubelles… Quelque chose a brisé sa vie. Il la reprend en main lorsqu’il apprend que le meurtrier de ses parents va bientôt sortir de prison. Une seule obsession : se venger. Sauf qu’il est plus taillé pour les gaffes que pour la stratégie. Et que la famille du tueur ne va pas se laisser faire. La loi du talion jusqu’à l’absurde est au centre de Blue ruin. C’est donc une comédie noire. Doloriste, même.



Ruine tangible
Lors de sa présentation à Cannes en 2013, les échos d’un enfant spirituel des frères Coen ont été très présents. C’est peut-être ailleurs qu’il faut aller chercher, du côté de l’oublié Lodge Kerrigan. Dwight est frère d’âme du schizophrène de Clean, Shaven (1994) ou névrotique de Keane (2005) : des hommes émotionnellement brisés, qui tentent de se reconnecter à un monde qui ne veut plus d’eux. Ou qui se rappellent dans leur chair que vivre peut faire mal. Très mal. Le rapport à la violence de Blue ruin est stupéfiant : à la fois ludique mais jamais gratuite, toujours brutale (la scène de la flèche dans la cuisse va en faire défaillir plus d’un). S’il y a souvent de quoi se marrer devant la quête vengeresse de ce Pierre Richard, on n’est jamais chez Tarantino : Jeremy Saulnier ne se régale pas de dialogues sur-écrits ni de digressions, il reste sur une ligne droite comme les routes qui traversent les USA. Ce film parle d’un pays qui va de guingois, mais sous un angle des plus intimistes avec un personnage (grâce soit rendue à l’incroyable performance du sidérant Macon Blair) extrêmement attachant parce qu’ordinaire, un type un rien falot qui s’est fait un jour déborder par son chagrin. Un Droopy en larmes décidé à prendre les armes. Il est devenu une ruine, mais reste un être tangible. Saulnier hisse son film bien au-dessus d’une série B teigneuse par ce goût pour l’incarnation des hommes et la tendresse qu’il porte à leurs vulnérabilités.

Blue ruin
De Jeremy Saulnier
Sortie le 9 juillet


Léa Seydoux, Rebecca Zlotowski interview standard
L. Seydoux et R. Zlotowski : « Vitesse, danger, fugue »
  • 29 May 2014/
  • Posted By : Richard Gaitet/
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Au festival de Cannes, on ne pouvait pas les louper. Rebecca Zlotowski en tant que présidente du jury de La Semaine de la critique et Léa Seydouxpour le Saint Laurent de Bertrand Bonello* (en salles le 1er octobre). En 2010, la réalisatrice et la comédienne formaient le duo piquant de Belle Epine, miraculeux récit d’une course aux sensations chez une ado remuée par la mort et les motos (voir Standard n°29). Un film qui leur a permis de tracer leur route. 
Léa Seydoux & Rebecca Zlotowski interview

© Caroline de Greef

Terrasse des Archives, le Marais, lundi 19h. Léa traverse la rue, perfecto-chemise à carreaux, lunettes teintées, commande un Coca Light. Du rosé pour Rebecca qui, en avance, bossait sur son Mac.

Au début de Belle épine, Léa marche dans l’appartement familial et des draps recouvrent certains murs. Il y a quoi, dessous ?
Léa Seydoux : Good question !
Rebecca Zlotowski : Des miroirs. Dans la tradition juive ashkénaze, quand on perd quelqu’un, on les recouvre d’un drap car on suppose, c’est inquiétant, que les reflets des morts y sont toujours. Je trouve ça gracieux, même si c’est volontairement obscur à l’écran.

Le film, situé à la fin des années 70, joue du contraste entre une famille où la religion est très présente et le milieu des motards de Rungis. Deux expériences personnelles ?
Rebecca : Je viens d’une famille juive traditionnelle, mais le circuit de Rungis [1974-1978] n’existait plus quand je suis née ; je l’ai fantasmé. En revanche j’ai connu les « concent’ », les concentrations de motards, au Parc Floral ou à la Bastille, parce que mon père fait de la moto – un homme très petit perché sur d’immenses cylindrées, genre BMW 750. L’odeur de son cuir, le bruit de son pas dans l’escalier… ça fait partie de mon érotique. Réinstaller le circuit me permettait d’enregistrer un rapport à la vitesse, au danger, à la fugue et à la mort. C’est un vrai sujet de cinéma.

Vous savez conduire une moto ?
Rebecca : Parfaitement pas – j’ai eu plusieurs accidents de scooters, je n’ai même pas le permis voiture et je sais à peine conduire un vélo. C’est pour ça qu’on fait des films.

L’héroïne culpabilise de ne rien ressentir à la mort de sa mère. Comment se placer dans cette émotion ?
Léa : Elle ne culpabilise pas, elle est hors de la conscience d’elle-même. Et pour être actrice, justement, il ne faut pas se regarder, tout en contrôlant le jeu.
Rebecca : Je traite le deuil de manière très secrète. Le sujet, c’est une fille qui expérimente des sons, des perceptions, qui a envie d’émotions transgressives. C’est un soldat, très volontaire.
Léa : Ça fait partie de moi, ça. Je suis comme ça sur un tournage et mes personnages le sont souvent. Acharnés. [Se saisissant du dictaphone comme d’un micro] Rebecca, j’ai une question : la première version du scénario était très différente de celle utilisée sur le tournage. Au tout début, comment tu l’imaginais, cette nana ?

Rebecca Zlotowski : « Léa, je la vois sans innocence, froide comme la beauté et dure comme la mort. »

Rebecca : Je pensais à Jodie Foster, celle de Taxi Driver [Martin Scorsese, 1976], Foxes [Adrian Lyne, 1980], Hôtel Hew Hampshire [Tony Richardson, 1984]. Une ado presque adulte avec un corps à saisir, une sexualité qui existe sans qu’on en parle et le sens des responsabilités – pas naïve. Il a même été question de lui proposer de jouer le fantôme de la mère… Le scénario de Belle épine a moins d’intérêt que sa mise en scène, son application. Et Prudence Friedmann, le personnage, naît aussi de Léa, que je vois sans innocence, froide comme la beauté et dure comme la mort.
Léa : Rebecca m’a fait lire Les Souffrances du Jeune Werther [1774] ou le Journal de Deuil de Roland Barthes [1979] et montré A Swedish Love Story de Roy Andersson [1970], tragique et sombre mais traversé par la vitesse et le désir. C’est un peu cliché de dire ça, mais j’ai l’impression que Prudence a réellement vécue.
Rebecca : Mais elle a vraiment existé, on oublie toujours de le préciser ! Un soir un peu tard, en faisant les poubelles dans mon quartier avec un copain, un peu par alcoolisme et peut-être par licence poétique, j’ai trouvé, parmi des dossiers et des posters, un cahier Clairefontaine pourri, le journal intime d’une fille sur toute une année d’école, 1983-84. Ça a déterminé l’époque et le lieu (elle habitait près du centre commercial Belle épine, dans le Val-de-Marne) et même l’ambiance du film, car il y avait des photos de mecs qu’elle avait aimés, en train de bidouiller des mobylettes.

Léa Seydoux & Rebecca Zlotowski interview

© Caroline de Greef

Ça change quoi de jouer une ado de 1978 ?
Léa : Je ne sais pas si je serais capable d’interpréter une jeune fille d’aujourd’hui. Mon cœur n’appartient pas à cette génération.
Rebecca : [surprise] C’est quoi la génération d’aujourd’hui ?
Léa : Une génération d’assistés, à qui on découpe la nourriture en petits carrés, à qui on sert de la culture en bouillie. Vous voyez ce que je veux dire ?
Rebecca : La grosse sarkozyste !
Léa : Ils n’ont plus aucune curiosité. Tout vient à eux.
Rebecca : C’est pas vrai, attends, ils font des blogs, communiquent cent fois plus qu’à mon époque. Pour revenir au film, je ne voulais pas représenter l’adolescence d’hier ou d’aujourd’hui, mais identifier des schémas transgénérationnels. J’ai 30 ans et pour parler des ados, passé 19 ans, c’est foutu, ou alors on passe au documentaire. Pour moi l’adolescence au cinéma, c’est une esthétique née dans les années 90 avec Larry Clark ou Gus Van Sant, qui trouvaient de la grâce dans le corps des ados, leur liberté. Moi, ça ne m’émeut pas de filmer des corps. Avant eux, on parlait de la jeunesse ou, comme chez John Hughes [Breakfast Club, 1985] ou le George Lucas d’American Graffiti [1973], du lycée. Et dans les films de Jean-Claude Brisseau qui m’ont beaucoup inspiré, comme Un jeu brutal [1983] et De bruit et de fureur [1988], on faisait moins chier les jeunes comme un segment de consommateurs actifs. La génération de Prudence est encore à l’abandon. En 2010, on leur demande toujours leur avis.
Léa : C’est ce que je voulais dire, mes idées n’étaient pas claires. Je n’ai jamais eu, moi, Léa, le sentiment d’être adolescente, de faire partie d’un groupe, d’une communauté. J’ai toujours eu l’impression d’être très seule. Mon premier film, c’est une comédie pour ados, Mes Copines [Sylvie Ayme, 2006], assez populaire. Ce n’est pas du cinéma, c’est un produit qui s’adresse « aux jeunes d’aujourd’hui » et c’était très compliqué pour moi parce que je n’avais pas ces références. Mais j’ai maintenant 25 ans, huit de plus que Prudence, et des adolescentes, je n’en jouerai plus.

Léa Seydoux : « Mon cœur n’appartient pas à cette génération. »

En cinq semaines de tournage, avez-vous développé, comme les sœurs du film, des liens fraternels ? Ou c’est une question pour Marie-Claire ?
Rebecca : Un rapport sexuel, plutôt [Elle rit]. Le film est dédié à ma sœur.
Léa : Avec Rebecca, on s’est connues par hasard, par l’intermédiaire d’une bande d’amis.
Rebecca : Je te voyais de loin. Puis tu as tourné La Belle personne de Christophe Honoré [2008] et ton visage très pâle sous des cheveux noirs sur une affiche rouge m’a accompagné tout un hiver.
Léa : Tu t’es pourtant servi de ce que je suis dans la vie, plutôt que de mes qualités d’actrice telles qu’on les voit chez Honoré…

Sur le sujet, deux citations de vous contradictoires : « Je ne me sens pas actrice. » et « J’aimerais bien devenir une grande actrice. » Alors ?
Léa : Je ne suis pas forcément très à l’aise devant une caméra. J’ai commencé ce métier avant de passer mon Bac, j’étais un peu perdue, j’ai décidé de devenir actrice mais ce n’était pas naturel, pas du tout un rêve d’enfant. J’ai pris des cours de théâtre, persuadée que j’étais faite pour ce métier, acharnée à la tâche, mais les séances étaient catastrophiques, j’étais trop timide. J’ai passé des castings un peu cons-cons pour la télé, mais j’avais la foi. J’ai appris en tournant, je me suis fait violence, si tu n’arrives pas à faire ça, t’es bonne à rien. Je me liquéfiais sur scène, les autres réussissaient, je n’étais pas très bonne à l’école et j’avais le sentiment d’être exclue de ce monde [Rebecca lui caresse les cheveux et l’embrasse sur le front]. « Je ne me sens pas actrice », c’est une question de légitimité. Plein de gens pensent que j’ai été pistonnée [son grand-père, Jérôme Seydoux, est le Président de Pathé, et son grand-oncle, Henri Seydoux, le P. D.-G. de Gaumont], mais vous pouvez l’écrire, je ne le dis pas assez, moins pistonnée que moi, ça n’existe pas ! Même pas pour de la figu ! Et même si récemment, j’ai joué dans des films supers, à chaque fois, je repars de zéro à cause de ce truc de légitimité énorme. Avec Woody Allen cet été [Midnight in Paris], j’étais morte de trac. Je me répétais : « Ça va, t’as tourné avec Tarantino [Inglourious Basterds, 2009], Ridley Scott [Robin des Bois, 2010], Cate Blanchett t’a dit qu’elle te trouvait chouette, t’as été nommée aux César [pour La Belle personne]… »
Rebecca : Arrête de te la péter, hé oh !
Léa : J’ai toujours l’impression que ça va s’arrêter demain. « J’aimerais bien devenir une grande actrice. », c’est pour être fière de moi. Je sais quand je suis mauvaise. Le seul film dans lequel je joue bien, c’est Belle épine. A part une scène dans Robin des Bois et deux chez Christophe Honoré… où je ne parle pas.

Entretien Richard Gaitet, photographie Caroline de Greef
* voir notre entretien culture et mode pour la sortie de L’Apollonide)

 

Belle Epine

Le film
Belle Epine : Froncez jeunesse
« Quelle est la distance entre un événement et son impact ? » Prudence Friedmann a 17 ans et ne mesure pas (encore) l’événement qui vient de frapper son existence et que le spectateur intègre, par touches, au fil d’un sensible récit : sa mère est morte il y a seize jours. Autour, un père absent, une sœur en vrac et une cousine (Anaïs Demoustier, impec’, voir Standard n°23) qui lui reproche de ne pas souffrir, pas assez – de ne pas l’aimer, sa mère morte, pas assez. Alors Prudence est imprudente. Dans sa banlieue parisienne temporellement floue – pour aller vite, 1978/1983 –, elle suit sa copine cool (Agathe Schlencker, beau caractère) vers l’asphalte de Rungis, zoné par des loulous-motards cuir-bandana qui vont lui donner de la gomme des vibrations des baisers des disputes et du sexe au petit jour dans des chambres froides ou des hôtels miteux. Sans remords, Prudence vit. L’initiation transgressive, le deuil à digérer… Tout est illuminé : la mise en scène, les dialogues, le soin porté aux fringues et aux objets, et, foncez jeunesse, le jeu – dont celui, sourcils froncés, intense et dur, de Léa Seydoux. Premier film, film court (« 1h20, c’est de la courtoisie : la modernité va dans le sens de la synthèse. »), courrez-y.

 R. G.

 


Bertrand-Tavernier-©-Yannick-Labrousse-box
Tavernier : « Madagascar, ça vaut le coup ? »
  • 22 May 2014/
  • Posted By : Richard Gaitet/
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Dans la brume éclectique de sa cinéphilie, Bertrand Tavernier, 71 ans, fait valser classiques et modernes et s’interroge sur le crépuscule des génies. Que la fête commence !

Bertrand Tavernier portrait interview par Yannick Labrousse, 2012

Mon père, flic lyonnais à la retraite, dit souvent que L.627 (1992) est le meilleur film français sur sa profession – le plus précis, le plus juste. Le père de Tavernier, chroniqueur littéraire au Progrès de Lyon, « lisait un livre par jour, aussi bien un policier de la Série Noire qu’un ouvrage historique », dont il faisait à son fils le résumé au petit-déjeuner. Un indice pour saisir cette érudition compulsive – irriguant un livre d’entretiens, Le Cinéma dans le sang, avec Noël Simsolo – et une filmo éclectique – L’Appât (1995) juste avant Capitaine Conan (1996), Coup de torchon (1981) aussi soigné que La Princesse de Montpensier (2010). C’est le début de l’après-midi, Bertrand s’avance silencieux près du bar de l’hôtel Normandy : deux mètres d’homme coiffés d’une drôle de casquette molle et mouillée aux couleurs du shérif Dave Robicheaux, héros mélancolique des romans de James Lee Burke dont il tira un polar fantastique, Dans la brume électrique (2009), que ferait bien de regarder mon père.

« Un professionnel, plus il vieillit, plus il devient classique, plus il a envie de respecter la forme. S’il ne le fait pas, ce n’est pas un professionnel. » La phrase est de Jean-Pierre Melville, dont vous fûtes l’assistant sur Léon Morin, prêtre [1961]. En vieillissant, êtes-vous de plus en plus pro ?
Bertrand Tavernier : Melville a raison. On doit toujours se poser un problème de forme. Pour filmer la violence, dois-je suivre le personnage caméra à la main ? A quel moment couper ? N’est-ce pas mieux d’être loin ? Tout cela a plutôt augmenté – même si, en vieillissant, mes films se sont tournés de plus en plus dans l’urgence. Et puis, faire attention à la forme ne veut pas dire qu’on devient classique. Dans L’Horloger de Saint-Paul [son premier, 1974], j’utilisais déjà du son direct (pour la vérité des voix, des ambiances) ainsi que des décors et une lumière naturels. Dans Autour de minuit [1986], il y a des flash-forward et des flash-back dans le même plan, sans fondu enchaîné. Laissez-passer [2002] est le contraire d’une narration classique : les deux héros ne se rencontrent jamais. J’essaye de tourner chacun de mes films comme si c’était mon premier, et je me méfie des règles. Plus ça va, moins je sais.

Plus vous tournez, moins vous savez ?
Les doutes sont de pire en pire. Il ne faut pas jouer au petit malin. Je peux avoir des réponses rapides liées à mon expérience, mais je veux continuer à me poser des questions. J’ai vu trop de gens pétris de certitudes qui refourguent une scène déjà vue dans cinq ou six de leurs films. Je veux plonger à chaque fois dans un monde inconnu. Un film doit permettre de découvrir un pays, une époque, un milieu social, un moment de l’Histoire via un principe de mise en scène. Et il faut casser les cadres ! Si je fais un film sur un peintre, les plans ne doivent pas avoir l’air de tableaux, la caméra doit bouger, tout le temps.

Donc ça vous énerve qu’on vous considère comme un cinéaste classique ?
On a traité Claude Sautet de classique, notamment par rapport à la Nouvelle Vague. Pourtant, Classe tous risques vieillit mieux qu’A bout de souffle [tournés en 1960], dont les innovations ont été tellement reprises que beaucoup se démodent. Dans L.627, on part dans soixante directions, narration brisée, alors que les trois quarts des films policiers obéissent à la dictature de l’intrigue ! On applique souvent le mot « classique » pour diminuer un réalisateur. Chabrol disait que dès que vous tournez avec des bougies ou une lampe à huile, vous le devenez, mais si vous faites pareil avec une lampe torche dans l’angle de la caméra, vous êtes moderne.

Melville se disait « opposé à la mode ». Et vous ?
Si c’est filmer un paysage désert pendant sept minutes, moi aussi. Parler à la caméra, Guitry l’a déjà fait. Il faudrait éviter le champ/contrechamp ? Ça me paraît aussi ridicule que d’écrire sans ponctuation, comme Guyotat. Cela donne-t-il un meilleur livre que ceux de Céline ou Philip Roth ? Non.

Vous écrivez : « Si on étudie les metteurs en scène qui terminent leur carrière avec de grands films, il y en a moins que l’on pense… »
Le Titien a fait ses plus beaux tableaux passé 70 ans. Quand, débutant, j’avançais dans la cinéphilie, on croyait que le talent des metteurs en scène était plus fort à la fin de leur carrière. C’était pour défendre Renoir, Hitchcock. Mais les derniers Renoir… Elena et les hommes [1956] n’est pas très bon, Le Déjeuner sur l’herbe [1959] insupportable, et les derniers Hitchcock [Frenzy, 1972, Complot de famille, 1976] ne sont pas les meilleurs. Tout comme l’avant-dernier Howard Hawks [El Dorado, 1966], très décevant, et le dernier [El Lobo, 1970], quasiment nul. Il y a des contre-exemples : John Huston, Gens de Dublin [1987], magnifique. Comme le dit Henry Hathaway dans mon livre Amis américains [2008], faire des films est tellement difficile qu’à un moment, le ressort casse.

Amis américains contient un entretien avec Quentin Tarantino, qui dit admirer les auteurs dont les films « font leur âge », comme John Ford.
C’est marrant, c’est un truc de mec obsédé par la postérité. Qu’est-ce que ça veut dire, d’après vous, que les films trahissent l’âge du metteur en scène ?

Qu’ils reflètent son expérience.
Mais pas forcément leur époque. Or, Tarantino l’entend dans les deux sens, parce que les derniers Ford, aussi décevants que Les Cheyennes [1964], traduisent l’état d’esprit d’une autre Amérique. C’est ce qui rend L’Homme qui tua Liberty Valance [1962] si bouleversant.

Est-ce que Dans la brume électrique et La Princesse de Montpensier font votre âge ?
Les deux sont assez expérimentaux, et passer de l’un à l’autre témoigne d’une ouverture d’esprit. Tommy Lee Jones a dit que j’ai réussi avec La Brume à capter l’essence de la Louisiane du Sud – ce qui n’était jamais arrivé, selon lui. La Princesse a épaté plein d’historiens : j’aurais rendu le xvie siècle « proche ». Ces films me ressemblent dans la manière dont ils se répondent et dont ils ont l’air de s’opposer. Alors, les deux nous parlent de l’importance du passé, dans ce qu’il nous dit du présent.

Bertrand Tavernier portrait interview par Yannick Labrousse, 2012

Bertrand Tavernier : « Plus je tourne, moins je sais. »

Interrogés dans Standard, Alain Corneau et Jean-Pierre Dionnet vous désignent comme le « plus grand bouffeur de pellicules jamais rencontré, avec Scorsese ». Après « 30 000 films visionnés », comment nourrissez-vous votre cinéphilie ?
C’est variable. Récemment, j’étais en Bretagne, et comme le soir il y a peu de choses à faire, j’ai vu beaucoup, beaucoup de DVD. Mais quand je travaille sur un scénario, pendant trois semaines, je ne vois pas un seul film – je vais au théâtre, je bouquine, j’écoute de la musique. Parfois, j’ai des envies folles : revoir Lone Star [John Sayles, 1996], Boogie Nights [Paul Thomas Anderson, 1997]. Cette semaine, j’ai vu Killing Fields d’Ami Canaan Mann, Le Havre d’Aki Kaurismäki et Les Crimes de Snowtown de Justin Kurzel.

Vous vous définissez comme « un cinéphile intrépide, bienveillant, hospitalier ».
Même si j’ai du mal à suivre. Il sort vingt-cinq films par semaine ! Pour les dessins animés, j’ai un peu renoncé, toutes ces suites, no 2, 3, 4… Comment savoir quelle série est la bonne ? Madagascar, ça vaut le coup ?

Le 3 a l’air bien. Mais dans les 1 et 2, seuls les pingouins sont rigolos.
Il y a trop de comédies. J’essaie de varier. Quand je vois Winter’s Bone de Debra Granik [2010] ou Millenium par David Fincher, c’est assez brillant. Drive de Nicolas Winding Refn m’a épaté. Et Les Marches du pouvoir de George Clooney m’a surpris. Très bien tenu !

Voir un mauvais film, ça ne vous rend pas complètement maboul ?
La nullité peut devenir cocasse. Mais quand le réalisateur capitule dès le départ, ça m’enrage ; je reste pourtant toujours jusqu’au bout, en me disant qu’il est peut-être dans la salle. Le pire, c’est quand c’est prétentieux. Je suis devenu allergique aux films qui se prennent pour des chefs-d’œuvre, comme Shame [Steve McQueen, 2011], qui pourtant contient des plans de métro très beaux et une Carey Mulligan comme toujours géniale, mais le film est hyper solennel – Guitry disait qu’à force de vouloir être profond, on devient facilement creux. Idem pour A Dangerous Method [David Cronenberg, 2011] : du théâtre de boulevard dissimulé derrière des alibis de personnages controversés, cinquante ans de retard, bien que Viggo Mortensen soit impeccable et Keira Knightley tout à fait crédible.

Vous dites que la cinéphilie est « compensatoire de solitude » ?
Dans mes grands moments de blues, quand mes propres films n’avancent pas, ça me remonte de voir un Michael Powell. Beaucoup de cinéphiles sont très, très seuls. Et dingos. Ma première femme les détestait, et celle avec qui je vis s’ennuie vite quand une dizaine d’énergumènes égrainent des titres à la vitesse d’une mitraillette : « T’a vu ça ? Génial ! Et ça ? Pas terrible ! » Par contre, avec Benoît Jacquot ou Nicolas Saada, les échanges sont riches.

Vous avez souvent ce fantasme de « voir tous les films ». N’abîme-t-on pas son goût, son œil, par le trop ?
L’érudition de Victor Hugo ou celle de Raymond Queneau étaient phénoménales ; ça ne les a pas gênés. Mais voir trop de films peut freiner : Heat [Michael Mann, 1995] est un hommage à Melville et ça l’empèse complètement, malgré cette fusillade spectaculaire. Quand, plus jeune, je vais voir trois ou quatre fois dans la même semaine Le Réveil de la Sorcière rouge [Edward Ludwig, 1948] – que j’adore revoir, encore et encore, et dont j’ai trois DVD différents –, Moi, un Noir [Jean Rouch, 1958] ou Hiroshima mon amour [Alain Resnais, 1959], ça rappelle l’enfance. Ce qui compte, c’est la manière de voir ce qu’il y a autour, les parentés, le décalque de certaines scènes dans d’autres œuvres.

« Quand je vois un film qui me touche, j’ai envie de le dire à son auteur, de questionner ses motivations, d’observer comment il travaille, ce qui peut m’ouvrir les yeux. » En France, qui vous touche&nbrsp;? Vous ne citez qu’Olivier Assayas, pour Carlos.
Xavier Giannoli [Quand j’étais chanteur], on se téléphone, on s’écrit – là, il veut m’initier au saké. J’aime aussi Philippe Lioret [Welcome], qui sait parler des gens ordinaires ; Christian Rouaud [Tous au Larzac], Emmanuel Mouret [Fais-moi plaisir], Maïwenn [Polisse], Olivier Marchal [36 quai des Orfèvres], Xavier Beauvois [Le Petit Lieutenant], José Alcala [Coup d’éclat] et Michel Hazanavicius : passer d’OSS 117 à The Artist, c’est gonflé.

Vous êtes en train d’adapter Quai d’Orsay, de Christophe Blain et Abel Lanzac ?
Cette BD parle de politique sur un ton de farce mais avec justesse – ces gens n’arrêtent pas de bosser, les portes claquent, les feuilles volent, il faut refaire cinquante fois les discours, entre le bordel noir d’Alexandre Taillard de Worms et des gens impassibles comme Claude Maupas qui, dans la tornade, sait recoller les morceaux de compote diplomatique. J’ai respecté l’esprit. Le scénario correspond au premier tome et à la toute fin du deuxième. On a terminé le scénario à trois. J’ai deux acteurs en vue – très opposés –, et si l’un accepte, j’obtiendrai le financement nécessaire…

Entretien Richard Gaitet, photographie Yannick Labrousse, dans Standard n°35

Le Cinéma dans le sang, entretiens avec Noël Simsolo (Ecriture)


April March etJonathan Caouette
Un thé chez Jonathan Caouette par April March
  • 28 April 2014/
  • Posted By : Standard/
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La chanteuse April March qui se détend chez l’ami Caouette le cinéaste en papotant de notre thème [in Standard n°36 – Oisiveté] ? Drôle d’idée ! On l’a acceptée.

 April March etJonathan Caouette

« La drogue nuirait à ma paresse », assure Jonathan Caouette (Tarnation, 2004 et Walk away Renée, 2012) à April March, glissée dans la peau d’une journaliste standardiste. Installé dans sa cuisine new-yorkaise, il sert du thé à son hôte avant d’immortaliser cet après-midi nuageux (voir ci-contre). Les cuillères contre les tasses, un chien puis un chat prennent part à l’ambiance. « Ce thé lapsang souchong a l’odeur d’un feu de bois. » La conversation commence, dérivant lentement de son objet premier : tu fais quoi quand tu fais rien ?

April March : Alors ?
Jonathan Caouette : Quoi, ne rien faire ? Personne n’en connaît plus le sens à New York. L’atmosphère est électrique, les gens overbookés et en compétition permanente. Prendre quelques jours pour se tourner les pouces, s’allonger dans la cour pour regarder le soleil ou aller à Coney Island provoque un vertigineux sentiment de culpabilité. C’est peut-être pour ça que l’idée de vivre à Houston [sa ville de naissance, au Texas, en 1972] m’est romantique. Redevenir quelqu’un de mono-tâche, ce doit être bien ! Depuis que j’habite ici, je fais cinquante mille trucs à la fois, j’ai l’impression de porter des chaussures de plomb. En plus, j’ai besoin d’énormément d’heures de sommeil. Mais ça ne veut pas dire que je ne suis pas paresseux !

Non, rien à voir. Moi qui dors peu, on peut dire que je suis paresseuse : hier, j’ai passé beaucoup de temps à regarder les arbres…
Il faut assumer. C’est une part importante du processus de créativité. En fait, somnoler te permet de descendre en toi, j’aime cet état. Ça dure un instant, parfois une journée entière, et si c’est trop long, tu te crashes. C’est la réponse naturelle qui permet de sortir de cette phase et de voir si ce que tu as pensé est débile ou bien si tu peux avoir confiance en toi. Je vais appeler ça « le temps de l’objectivité », tiens, celui qui te fait faire, ou non, un pas en avant après l’introspection. Et tu sais quoi ? Le plus important n’est pas d’avoir pu en faire quelque chose d’artistique, mais d’être heureux et d’apprécier la vie. Ça, je le réalise vraiment à l’approche de mes 40 ans.

Tu écoutes de la musique pendant ces phases lascives ?
Oui, et je regarde énormément de films. Sans le cinéma, je serais en train de savourer un coin de rue de Houston, une guitare incrustée sous le bras. Je serais probablement heureux, à jouer de la musique seul au monde parmi les autres pour le reste de ma vie.

Tu joues de la guitare ?
Je n’ai jamais frôlé une corde ! Mais mon fils de 16 ans joue et je dois dire qu’il en jette. J’adore les morceaux des années 60-70, quelque chose de magique s’est produit en cette période, où tout était expérimental, imprévisible. Je commence mes films avec la musique, et ensuite je mets des images dessus, l’inverse de ce qui se fait.

Tarnation et Walk away Renée sont mélancoliques. Est-ce cet état qui t’a fait les faire ou bien est-ce les faire qui t’a mis dans cet état ?
Ma mélancolie doit venir de l’empathie pour ma mère qui souffre de maladie mentale. Faire ces deux films – surtout Tarnation, car le second, je le considère comme un très opulent bonus DVD du premier – était une urgence. Ce sont des documentaires pour me prouver que tout existait, et puisque c’était incroyable, le partager… La caméra n’a été qu’un bouclier, mais la musique un conducteur. Elle est le dénominateur commun à tout ce que je fais, l’arrière-plan, le mécanisme, le fond émotionnel manquant.

Elle est un refuge ?
Aussi. Tout comme l’élaboration de mes films en a été un. J’étais portier, c’était un job tellement ennuyeux que je me demandais si je ne dormais pas debout. Au lieu de me poser des questions sur du vide, j’ai commencé à collecter mes idées au stylo, comme on note un rêve au sortir du sommeil. Je n’étais pas ambitieux, j’avais même sélectionné des musiques sans penser un instant aux problèmes de droits, je pensais que ce serait déjà génial si je pouvais montrer ce film dans un bar de Williamsburg [Brooklyn], où j’habitais, avec un vidéoprojecteur, au soleil couchant.

Comment le succès est-il arrivé ?
Sans être acteur, je passais des auditions. J’ai été pris dans Shortbus de John Cameron Mitchell [2006] – dont le titre de travail était The Sex Film Project. Dans la cassette que j’avais envoyée, j’avais mis des extraits de Tarnation. John et moi sommes devenus amis, il m’a présenté au directeur du MIX festival [festival expérimental gay et lesbien à New York].

Tu dis poursuivre Tarnation avec Walk away Renée, mais ils sont très distincts…
L’idée première était non plus de plonger dans ma vie avec des séquences musicales mentales, mais de faire un cinéma vérité, expérimental : ma mère et moi, on the road. Cependant, à la moitié du montage, je me suis aperçu qu’il était nécessaire de paraphraser l’histoire de Tarnation. Cela m’est difficile d’en parler comme un cinéaste parce qu’il s’agit de moi et de ma mère, mais enfin, il fallait aux personnages une densité émotionnelle qui ne pouvait venir que de leur passé. Mon intention jusqu’ici a été d’être le plus pur possible avec le contenu, je vais changer.

Jonathan Caouette : « Mon prochain film sera aussi prosaïque qu’une mouche sur un mur, je veux montrer le réel auquel on ne fait pas attention. »

Le prochain film ne sera donc pas documentaire ?
Non. C’est trop difficile. Je veux des fictions qui resteront très réalistes. Ce sera aussi prosaïque qu’une mouche sur un mur, je veux montrer le réel auquel on ne fait pas attention. Le tout sera entrecoupé de fantastique.

Une nouvelle version de ta réalité en quelque sorte…
Oui, un pastiche de ma version du réel, une compilation des tensions de ce qu’il nous reste de la pop culture. En faire une mythologie. Je ne sais pas si c’est compréhensible, mais on peut dire n’importe quoi pour cette interview, non ? En français, ça sonne toujours bien !

 

Elle
April March est une chanteuse d’origine californienne ayant neuf albums pop-yéyé à son actif. Le plus célèbre est Chick Habit (1995), dont la chanson-titre est une adaptation de Laisse tomber les filles (France Gall, 1964), utilisée par Quentin Tarantino dans Boulevard de la mort en 2007.

Lui
Jonathan Caouette est un réalisateur texan découvert en 2004 via le succès fulgurant de Tarnation, sidérant autoportrait documentaire dans l’Amérique white trash et premier film de l’histoire monté sur iMovie. Huit ans après, il lui offre avec Walk away Renée une suite – ou plutôt un « bonus très opulent ».

 

Par April March
Sur une idée de Jean-Emmanuel Deluxe
Photographie Marie Losier


les amants electriques bill plympton interview francais
Bill Plympton fondu au noir
  • 18 April 2014/
  • Posted By : Alex Masson/
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Pour explorer la passion dans Les Amants électriques, le Tex Avery pour adultes Bill Plympton s’inspire des films noirs hollywoodiens des années 40. Comment s’est-il aventuré sur le terrain inédit qu’est pour lui le sentiment ? Il nous tient au jus par téléphone.

les amants electriques bill plympton interview francais

Bill Plympton fait du cinéma à l’ancienne. Dessiné main, plutôt tendance aquarelle qu’images de synthèse. Ses films (Les Mutants de l’espace, 2001) n’aiment pas beaucoup les arrondis non plus : ils sont piquants, parfois rugueux, et loin des bonnes manières. Plus proche d’un Tex Avery qui irait voir sous les jupes des filles et dans les slips des garçons que de Pixar, son dernier opus, Les Amants électriques prolonge ses thématiques fétiches (le sexe et la violence) sous un angle inattendu. Pour explorer la romance passionnelle entre une pin-up et un bellâtre, le Tex Avery pour adultes s’inspire des films noirs hollywoodiens des années 40 et ose s’aventurer sur un terrain inédit pour lui : le sentiment. Pendant la préparation du film, qui aborde la modification de la perception quand, dans un couple, l’un croit que l’autre le trompe, Bill s’est marié et a eu un enfant. Un engagement qui, d’après lui, n’a joué aucun rôle dans le tournant narratif que prend son cinéma.

Les Amants électriques détonne dans votre filmographie. C’est sans doute votre film le plus romantique…
Bill Plympton : Et aussi le plus psychologique. Les précédents avaient un ton plus fou, plus surréaliste dans leur vision du sexe et de la violence. J’ai essayé pour celui-ci d’entrer dans la tête des personnages, de me rapprocher de leurs motivations dans ce sacré foutoir qu’est l’amour.

C’est aussi la première fois que, d’une manière linéaire, vous racontez une histoire, êtes dans une forme narrative traditionnelle.
C’est ce que disent les critiques, effectivement. Pour ne rien vous cacher, ça me met un peu en rogne. Regardez les films des Marx Brothers, des Monty Python ou de W. C. Fields [le seul jongleur étoilé sur le Walk of Fame d’Hollywood Boulevard]. Est-ce qu’ils se soucient d’être narratifs ? Qu’est ce qu’on en à foutre de la narration ? Je devrais forcément me plier sens du storytelling de Pixar ? Je n’ai jamais prétendu être un bon raconteur d’histoire, mais juste un réalisateur qui sait montrer à l’écran de la folie, de la bizarrerie. Jacques Tati n’était pas un bon narrateur, ça ne l’a jamais empêché de parler remarquablement d’humanité, non ?

Alors disons que Les Amants électriques est une version surréaliste des films noirs hollywoodiens des années 40.
C’était mon idée, oui. J’aime ceux de Billy Wilder (Certains l’aiment chaud, 1959, Fedora, 1978) mais je suis incapable de faire ce qu’il faisait. J’espère en revanche, savoir donner un ton particulier à mes films, une voix singulière qui fait que le public les reconnaît.

Et pourtant, il rejoint certaines conventions, inhabituelles chez vous, par exemple le happy end, inédit, et ce que ça amène comme idée de morale.
Mais j’aime les happy endings ! Ce film est assez violent graphiquement, comme le sont les autres, mais pour une fois, personne ne meurt. C’est ma concession au cinéma américain rétro. Frank Capra (L’Homme de la rue, 1941, Un trou dans la tête, 1959) est un de mes héros. Je ne sais pas si ça rapproche mon film d’une forme de morale, mais oui, c’est l’histoire de bonnes personnes qui se retrouvent dans de gros ennuis mais qui méritent de connaître une fin heureuse. Ce qui ne m’empêche pas de lutter contre les stéréotypes hollywoodiens. S’il y a toujours eu du sexe et de la violence dans mes films, c’est une manière d’aller à l’encontre de leur cinéma d’animation qui ne veut parler qu’aux enfants. De toutes façons si je voulais entrer en concurrence avec Disney, je ne le pourrais pas. J’espère que ce film peut démontrer qu’il existe une autre manière de faire du cinéma d’animation américain, et qu’il peut intéresser un public.

les amants electriques bill plympton interview francais

Bill Plympton : « Qu’est ce qu’on en à foutre de la narration ? »

Les films noirs hollywoodiens étaient essentiellement basés sur une esthétique (le noir et blanc, des contrastes très marqués)… loin de la vôtre, plus axée sur le mouvement.
Tex Avery ou Chuck Jones ne faisaient que ça, raconter des histoires à travers des mouvements. C’est le fondement de l’animation. Pas besoin de dialogue quand on peut faire passer les choses par des transformations, des expressions. C’est dans ce sens-là, que je voulais que les personnages des Amants électriques soient un peu plus exagérés physiquement, qu’on soit à la limite de la caricature, graphiquement. J’ai d’ailleurs été influencé par les dessinateurs de presse : grossir un peu le trait des visages, faire des gros nez, des grands yeux, sur-dessiner les muscles…

Pour autant, vous nourrissez plus que d’habitude la relation entre les personnages…
Sans doute parce que c’est un film plus personnel, inspiré de ma relation très passionnelle avec mon ex-petite amie. À certains moments je rêvais de l’étrangler et la seconde d’après de lui faire l’amour. Cette dualité m’a semblé un bon point de départ pour ce film.

Les Amants électriques
En salles le 23 avril


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Kim Chapiron et Romain Gavras : « Rester ambigu »
  • 2 April 2014/
  • Posted By : Richard Gaitet/
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Pour la sortie de La Crème de la crème. Retour sur un de nos trésors de guerre : un entretien bien gras avec Kim Chapiron et son pote Romain. C’était en juillet 2010, dans Standard n°28.

De l’uppercut Dog Pound de Kim Chapiron à l’énigmatique Notre jour viendra de Romain Gavras, deux cinéastes inséparables font le point sur leur amour, la morale, la prison, les roux, leurs filles et naturellement le clip Born Free pour M.I.A.
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Kim Chapiron & Romain Gavras © Tom Van Schelven

Romain, peux-tu présenter Dog Pound ?
Romain Gavras : Quand Kim m’en a parlé, j’avais peur. Le sujet, les jeunes en prison, est casse-gueule car déjà beaucoup traité. Mais il a réussi un film d’auteur super classe, très sobre et pas moralisateur. Je le reconnais notamment dans cette scène où l’un des petits raconte son plan avec la MILF. J’étais dix jours sur le tournage pour diriger la seconde équipe lors de la séquence d’émeute avec cent gamins en furie, chacun sa caméra. Je dansais le rap, aussi, pour le détendre.
Kim Chapiron : Et la rumba.
Romain : Tu peux pas trop déconner, là, hein ?
Kim : Vu le sujet, je ne fais aucune blague. Mais d’habitude, nous deux, c’est Tom & Jerry.

Kim, peux-tu présenter Notre jour viendra ?
Kim : C’est le parcours initiatique à l’absurdité de deux héros, reflets buñuelesques de notre époque. Et une incroyable histoire d’amour.
Romain : Le pitch stupide autour d’une « fédération des roux » aurait pu donner une comédie cool réalisée par Ben Stiller. Sauf qu’avec mon coscénariste [Karim Boukercha], on est partis sur un drame romantique avec deux héros en couple, mais pas vraiment. Qui s’identifient à une communauté qui n’existe pas, à laquelle ils appartiennent à peine. Comme des métis.
Kim : Comme nous. J’ai joué sur l’émeute ambiante, l’envie de tout péter sans savoir pourquoi, Romain sur la surdité des conflits existentiels des minorités, représentée par deux rouquins à la dérive, dans un film extrêmement planant. Le jeune paumé de son film, interprété par Olivier Barthélémy [dit « Barth »], c’est le portrait du flou artistique de notre génération, obsédée par la possession, qui se fout du passé, des parents, des grands-parents, de la guerre et des bouquins. Et du futur, encore plus.

Dans les deux, les mentors [le gardien de prison, l’étrange psy que joue Cassel] sont aussi perdus que leur(s) disciple(s).
Romain : La génération d’avant avait les mots pour décrire son malaise. La nôtre est dans l’action. Les manifs d’aujourd’hui sont parfois violentes, ont toutes les raisons de l’être, mais sont dénuées d’idéal et sans prise de parole. Le personnage de Barth, les mots que celui de Cassel lui met dans la tête lui donnent un but et il relève la tête. C’est peut-être différent pour Kim maintenant que c’est un réalisateur « conscient ».
Kim : « Responsabilité » et « message » sont des mots trop énormes. Dog Pound n’est ni moralisateur ni dénonciateur, même si le centre de détention du film correspond à la réalité, puisque la moitié du casting a déjà fait de la taule. J’ai passé ensuite un an aux Etats-Unis avec ces mecs, que je retranscris en une heure et demi. La prison, tout le monde s’en fout et moi le premier : mais j’ai présenté Sheïtan [son précédent, 2006] à Fleury-Mérogis et à la centrale de Châteaudun, et ça m’a amené sur le sujet. Plutôt qu’être responsable, je préfère être sincère.
Romain : En même temps, ils projettent aussi LOL, en prison. Moi, je ne me sens aucune responsabilité vis-à-vis du public.

Kim Chapiron : « Plutôt qu’être responsable, je préfère être sincère. »

Le clip de Born Free pour M.I.A., c’est pour foutre le bordel ? Une bande-annonce détournée, quatre mois avant ton film ?
Romain : Ça peut être perçu comme un truc machiavélique pour créer du buzz – ça l’est, aussi –, mais c’est plus sincère que ça. Je suis pote avec elle, je lui parlais de mon film qui me frustrait parce que je n’avais aucune scène avec plein de roux, c’était l’occasion. J’ai même trouvé le titre sur le tournage du clip [on voit sur un mur le slogan de l’IRA : « Our Day Will Come »]. Ne pas être explicatif ou moral, proposer quelque chose de radical, au sens radicalement différent, énerve, déroute, ou attise la curiosité. Ce qui est gênant, ce n’est pas de montrer une société fasciste [Born Free] ou des Noirs qui cassent tout [Stress pour Justice], c’est de rester ambigu. Ne pas parler et observer les réactions sur le rapport à l’image et à la violence fait partie de l’œuvre. Tu ne sais pas quoi penser. Le lien entre Born Free et Notre jour viendra, c’est l’emplacement du curseur. L’ambigüité, ça m’intéresse.
Kim : Dans la vie en général, non ?
Romain : Et même dans ma sexualité.

Kim, quelles leçons as-tu tirées de Sheïtan ?
Kim : Je ne peux en pas dire du mal. Ce film m’a permis de voyager trois ans dans quarante-deux pays. En Russie, c’était dingue, absurde : affiches dans les rues et le métro, spots télé, radio, et dans leurs multiplexes, n’importe quoi. Cinq salles en même temps, des fausses femmes enceintes qui accouchent pendant la projection, des têtes d’enfants qui sortent des tables pendant les banquets pour faire comme dans le film. J’en suis super fier. Après, on adapte sa mise en scène par rapport à son sujet. Dog Pound m’impose une sobriété.

Sheïtan et Notre jour viendra débordent de points communs : producteurs, monteur, duo d’acteurs, Barth jouant un post-ado martyrisé, en survet’, à la sexualité contrariée. Et la présence d’une rousse dégénérée !
Romain : J’ai pompé Sheïtan, en fait. C’est même un remake.
Kim : Vu qu’on se connaît depuis qu’on est petits, on a plein de références communes.
Romain : Ce qui m’a le plus marqué dans Sheïtan, c’est la relation entre Barth et Vincent. C’est rare, les duos qui marchent comme, sans comparer, Dewaere et Depardieu. Pendant le tournage, Vincent entrait la nuit dans la chambre de Barth pour le tripoter. Ils sont copains dans la vie avec en permanence un jeu bizarre entre eux. Pendant six semaines, ils étaient un peu perdus dans leurs persos.
Kim : Vincent s’était acheté une sarbacane qui peut transpercer une porte et faisait flipper tout le monde.

Vos trois longs métrages sont liés à l’adolescence. Vous avez fait le tour de la question ?
Kim : C’est un thème inépuisable et j’y retournerai, c’est sûr.
Romain : Traiter de la crise de la quarantaine, c’est dur, faut de la documentation.
Kim : C’est le sujet de mon prochain film !
Romain : Kim traîne avec des vieux, souvent.
Kim : Je le coécris avec Vincent Cassel, qui m’a entraîné dans la folie du Brésil. Huit voyages en cinq ans. C’est une histoire d’amour dans le tourbillon du carnaval de Rio, on commence à tourner en février.
Romain : Moi, après Born Free, on m’a proposé Aliens Vs Predators Vs Robots et des clips pour 50 Cent ou Bob Dylan. C’est flatteur, mais prestataire de service, c’est pas très excitant.

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Romain Gavras & Kim Chapiron © Tom Van Schelven

Question Mireille Dumas : les trois moments-clé de votre relation ?
Romain : La première fois qu’on s’est embrassé ?
Kim : Dans Paradoxe Perdu [leur premier court métrage, 1995]. C’est aussi la première fois qu’on a fait l’amour.
Romain : Ouais. Tu suces un gode que j’ai à la ceinture. A 14 ans.
Kim : La scène existe vraiment. On l’a montré à mon père [Kiki Picasso, voir Standard n° 24], tu te souviens ? Sans juger, il a dit : « C’est bien. Vous êtes sûrs que vous voulez le garder ? »
Romain : Il y a notre premier LSD… à Mantes-la-Jolie, dans le pavillon d’un pote. A 21 ans.
Kim : Totalement déconnectés de la réalité. Je ne lui faisais plus confiance.
Romain : Moi je croyais que t’étais un maître-chien et j’avais oublié qui j’étais.
Kim : Le troisième, ce sont nos discussions sur l’avenir sexuel de nos filles.
Romain : Je pensais avoir un garçon, il aurait baisé la fille de Kim. Dégoûté.

La paternité, ça ramollit ?
Romain : Pour Born Free, on avait le budget minimum, ça donne envie de se défoncer pour rendre ta fille fière de son papa. Mais la responsabilité envers les enfants, rien à foutre. J’étais seul avec ma fille quand j’ai reçu les effets spéciaux avec le gamin qui se prend une balle dans la tête, je regardais ça sur l’ordi avec elle sur les genoux. Bizarrement, elle préfère les spectacles de Pierre Palmade. Bon, elle a 1 an.
Kim : Moi, j’ai découvert la puissance atomique des Télétubbies, les rayons de soleil, les lapins : hallucinant.

Comme cet entretien, Kourtrajmé, c’est fini ?
Kim : C’était une meute, des loups, et quand les loups se baladent avec une louve et des louveteaux, c’est compliqué.
Romain : Quelle métaphore !
Kim : Attends, c’est naturel. Ça rassure d’avancer en groupe, c’est le bordel, on assume tout.
Romain : L’enseigne correspond à une époque révolue, mais qui vit à travers les œuvres de ses membres. Quand t’arrives à 30 ans avec un nom en verlan, ça fait groupe de rap trop vieux, c’est gênant. Quand t’as un gosse, tu peux plus te balader à dix en gueulant, ça n’a plus aucun sens. On était vraiment tout le temps ensemble, on faisait l’amour aux filles ensemble, les pâtes ensemble, tout. Personne n’avait vraiment de petite amie…
Kim : … les détails étranges que tu balances !
Romain : C’est comme le communisme : ça marche un temps mais ne peut pas durer toujours.
On se lève, l’interview est terminée, mais le bidule tourne toujours.
Romain : Je suis plus calme quand t’es là. La dernière fois [voir Standard n° 22], je leur ai raconté des blagues sur les Twin Towers. Avec ton film et ton costard, ça donne pas du tout envie de plaisanter.
Kim : J’ai une avant-première ce soir ! Une belle projo, avec débat après.
Romain [soupir] : Putain, je vais devoir débattre, moi aussi. Ça va m’éclater, mais je sais pas du tout comment…
Kim : Tu flippes ! Fais pas ta victime ! Tu veux un câlin ?
Romain : Arrête ! Je te vois en train de dire des trucs précis, nets et structurés, mais pour moi c’est plus compliqué. C’est une de mes premières interviews sur un premier film où je me permets de prendre la liberté d’être ambigu, quitte à perdre les gens. Comment parler du flou ? Mon père [Costa-Gavras] faisait des films sur sa vision d’un monde qu’il comprenait. Moi, pareil, sauf que ce monde, je ne le comprends pas.

Entretien Richard Gaitet & Alex Masson, photographie Tom Van Schelven – Standard n°28


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