Après cinq albums solo, l’Australien Ben Frost met de côté sa guitare pour changer de style. Adieu aux sonorités sombres post-indus et aux lignes de cordes angoissantes : pour 2014, le trentenaire barbu, ex-protégé de Brian Eno produit un truc inconnu de ses enceintes. Présenté comme ça, on n’imagine pas que ce projet est à la base d’une excellente collaboration avec Greg Fox (ex-Liturgy), Thor Harris (Swans) ou Shahzad Ismaily. Fasciné par les rythmes tribaux et les navettes spatiales, ce blond vénitien ne perd ni le Nord ni son étoile. Malgré une réputation de reclus, c’est sur les routes qu’il a passé une bonne partie de l’année. Nous l’avons rencontré au 104, Paris 19e au début de l’été.
Alors, le vent qui souffle dans tes cordes tourne et on annonce un virement de bord dans ta musique ?
Ben Frost : Je n’aime pas parler de ma musique parce que plus j’essaie de la définir, plus ça lui fait perdre son sens. Tous ces mots descriptifs l’endommagent. Mais c’est ainsi. Dès qu’il est sorti, mon disque ne m’appartient plus. Il commence une vie à lui, que je ne peux plus contrôler. C’est hallucinant de voir que les gens ont trouvé des façons si différentes d’utiliser cette musique perturbante et froide : de la pub pour des bottes (John Lobb, ndlr) à l’habillage sonore de pièces de théâtre (Random dance du chorégraphe anglais Wayne McGregor, ndlr).
Quels liens relient tes albums ?
C’est une question de continuité mais ils peuvent être très éloignés. Par exemple, Theory of Machines [2007] a été conçu principalement à la guitare, un album très simple, pur, éclairé et By the Throat [2009] est plus complexe. Orienté vers une musique de salon qui fêterait des collaborations.
Tu prends plus de temps que les autres pour sortir un nouvel opus. Qu’est ce que tu fais entre deux ?
C’est surtout que ça me prend énormément de temps ! Et je ne sens pas la nécessité de sortir un album chaque année. Sinon, ben j’écoute de la musique. En fait, j’écoute la même musique encore et encore… Mark Hollis (chanteur de Talk Talk), Grouper, Onitrix Point Never…
By the Throat était fortement sensoriel, on a l’impression d’une musique tactile.
Je ne sais pas vraiment comment expliquer ça, mais la musique est une expérience profondément spatiale. Donc je m’intéresse aux sons qui dépassent certaines fréquences et je veux et je m’attends à des réactions ! Evidement, je ne fais plus ce que je faisais à vingt-deux ans, et c’est, effectivement, devenu plus sculptural.
Tes performances se passent généralement dans le noir. Pourquoi ?
Les projections vidéo et les effets lumineux ne sont pas vraiment mon délire, je préfère me concentrer sur l’espace, sur l’ambiance, sur ce que les gens ressentent, et le noir est une très bonne option. Tim Hecker est évidement le maître du dark, on a collaboré à plusieurs reprises, et je suis très content de ces expériences mais je n’ai pas envie de faire la même chose.
Tu avais fait Ravedeath 1972, avec Tim Hecker…
Oui, Tim est un ami, il est extraordinaire. Son désintérêt total pour les formes et son expressivité abstraite ne représentent pas du tout ce que je fais, mais j’adore sa manière de détruire complètement une chose pour la rebâtir de façon très différente. J’apprécie cette manière d’avancer dans l’abstraction, de recycler et de pousser les projets vers quelque chose d’imprévisible. Mais enfin, je pense que mon style est beaucoup plus machiné.
Ben Frost : « Même si c’est un peu bizarre mon prochain album sera dance music. »
La musique dance t’intéresse ?
Jusqu’à il y a peu de temps, j’aurais répondu « non ». Mais en fait, je m’intéresse à la fonction de la « dance music ». Même si c’est un peu bizarre, mon prochain album traitera cet aspect. C’est un bon délire. J’écoute presque tout de Hyperdub label, Burial, Lawrence English.
Ben Frost : « Si tu regardes dans mon téléphone, j’ai plein de listes avec des titres possibles, des mots clés ou tout simplement des partitions. Et peu à peu tout ça commence à prendre une forme… »
Ton prochain album sortira en 2014. Alors, ce changement de cap ?
Je travaille principalement avec trois batteurs. C’est le point fort de ce nouveau projet. Il n’y n’aura plus ni de guitare, ni de piano, ni d’instruments à cordes. Ni rien de tout ce que j’avais utilisé pour By the Throat. Même pour moi c’est un peu bizarre, je l’avoue. C’est comme si je m’étais obligé à utiliser ma main gauche. Cela m’oblige à réexaminer tout ce que j’ai fait…
Entretien Andrei Dimitru