Une punkette sud-africaine et un laborantin hollandais se branchent sur la face cachée de la stéréo mondiale.
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Votre son qui croise métissage électro et flow féminin fait parfois penser aux morceaux de M.I.A. produits par Diplo. Des exemples pour vous ?
Catarina Aimée Dahms : Nos esthétiques-mosaïques et nos goûts pour l’activisme politique se font écho. Mais je me sens plus inspirée par Björk, Death Grips ou DJ Spooky.
Jori Collignon : Diplo est un phénomène dans cet exercice du copier-coller à partir des sons dance du monde entier, et il m’inspire, c’est sûr, mais il n’est pas le seul à avoir trouvé des formules originales. Ce que Manu Chao a fait avec Amadou & Mariam, Buraka Som Sistema, les Crookers – That Laughing Track, quelle bombe –, Beck ou Damon Albarn, c’est aussi très intéressant en termes de production. Ce que j’envie le plus chez Diplo, finalement, c’est l’ambition de son agenda. On a l’impression que le mec est toujours là où ça se passe, que s’il y a un événement, même inattendu, il sera sur la photo. C’est Forrest Gump en fait.
Votre approche de la sono globale est d’ailleurs différente : plutôt que de sampler dans votre chambre du matériel « exotique », vous préférez rencontrer des artistes locaux et bâtir quelque chose à leur contact. L’alliance plutôt que l’appropriation ?
Jori : Tout à fait. Plutôt que d’écouter des vieux disques entre quatre murs comme un autiste, on préfère monter dans un bus et entendre des enceintes biscornues balancer un beat baila du Sri Lanka qui fracasse, se fondre dans le carnaval brésilien de Recife jusqu’à l’ivresse, écouter Ujala, une radio du Surinam pilotée par des Hindous, et n’en pas croire ses oreilles – un mec taré y fait les publicités en direct, c’est génial.
Catarina : Notre méthode est proche de la philosophie des logiciels libres : Je participe donc je suis, opposée à la vision cartésienne et individualiste de l’Occident, Je pense donc je suis. Chaque personne croisée nous inspire ou nous affecte, et devient un événement catalytique dans la création d’une entité artistique plus grande. On recherche l’osmose avec l’étranger plus que le sampling barbare, c’est clair.
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Vous posez des discours protestataires sur des genres musicaux (carioca funk, shangaan, néo-cumbia…) souvent nés dans des lieux frappés par la pauvreté (favelas, townships…). Cette cohérence fond/forme était consciente pendant l’enregistrement ?
Catarina : C’était plutôt une espèce de tour de magie, un accord mystérieux entre nos idées philosophiques et nos goûts spontanés, que l’on ne remarque que maintenant. Mais on peut voir cela comme un enchaînement circulaire : par une pensée célébrant l’hybridité et le nomadisme culturel, on s’est peut-être libéré de nouvelles manières de percevoir, sur tous les plans – sociaux, politiques, créatifs… Et on a fini par retomber sur nos pattes.
Jori : Voyager permet de comprendre à quel point nos pays et cultures sont ridicules ou étriqués, comparés à l’étrangeté des autres. Dans un monde absurde conduit par le culte de l’argent, comme le nôtre, les gens dont nous démontrons l’inventivité, l’apport à l’humanité, n’existent pas.
Vous avez eu des enfances privilégiées : Catarina, tu as suivi tes parents, cinéastes activistes, dans leurs voyages ; Jori, ton père te donnait quotidiennement des cours de jazz sur son piano électrique. Eclairer les zones précaires, pour rééquilibrer les mérites ?
Jori : En un sens, oui, mais c’est surtout que je ne conçois rien de meilleur dans la vie que de partager cette musique et de réunir les gens en les faisant danser dessus ! Le bonheur est le meilleur moyen de disposer les personnes aux idées progressistes. Des paroles percutantes et sensées dans un tube qui se répand de fête en fête changent plus l’état du monde qu’un essai brillant. C’est peut-être dommage, mais c’est comme ça.
Catarina : En tant que « nomades transmédias », on a été chanceux d’être exposés à une telle abondance de ressources culturelles, d’abord à travers la circulation facilitée des personnes et des marchandises, puis via internet, évidemment. Ce qu’on a décidé d’en faire, je vois cela comme une expo qui présenterait les merveilles ainsi découvertes aux quatre coins du globe – avec pour seuls commentaires nos opinions sur ce qui, chaque jour, faire bouillir notre sang : l’injustice.
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On sent une belle alchimie entre vous. Comment vous fonctionnez ? Différemment de la configuration habituelle, assez paternaliste, de la jolie chanteuse et du pygmalion-producteur, on imagine…
Jori : On s’échange en permanence des sons et des visuels – Cata est d’abord graphiste et vidéaste, donc ça fuse. A force, parfois, on frôle la télépathie : par exemple elle improvise une voix seulement accompagnée d’un métronome, et j’entends immédiatement dans ma tête l’ensemble des éléments qui manquent pour construire le morceau.
Catarina : On se mêle de tout, tous les deux, en complète synergie. On est comme deux prédateurs en chasse – de bons livres, de coins de nature épatants, d’architectures audacieuses – qui partageraient leurs proies. On s’écrie beaucoup de notes, on se fait des croquis, qui finissent, collés, par constituer une échine d’aventure. Quand on en est là, il est temps de faire nos valises pour trouver des camarades de jeu prêts à la réaliser.
Ce premier recueil de vos tribulations est conçu comme une radio pirate, et ton pseudo, Catarina, c’est Cata.Pirata. Que signifie être un pirate en 2012 ?
Jori : C’est d’être comme le hors-la-loi anarchiste du roman Mickey le Rouge [1980] de Tom Robbins. C’est d’avoir œuvré pour Anonymous ou WikiLeaks. C’est d’apprendre à surmonter des théorèmes dépassés dans lesquels nous avons grandis et que nous avons pensés comme évidents jusqu’à ce qu’on nous donne à voir les alternatives offertes par l’époque. Pas besoin d’être agressif ou organisé à grande échelle : les journalistes courageux, les scientifiques honnêtes ou les gens qui, partant de rien, parviennent à faire évoluer leur environnement social et quelques mentalités, en sont aussi.
Catarina : C’est quelqu’un qui réélabore et subvertit constamment les paradigmes en pointant leurs paradoxes, qui réforme et croise les disciplines et les systèmes de croyances, comme on essaie de le faire en mélangeant les traditions et l’avant-garde, en réévaluant les mythologies, le chamanisme, l’imaginaire de la résistance, les rites autour de la naissance et de la mort, la cryptozoologie [l’étude des animaux légendaires, comme sur la pochette de l’album : un yéti multicolore]… Quelqu’un capable de questionner sa vision du monde, sans prendre les frontières géographiques ou mentales au sérieux, surtout quand elles sont liberticides… D’ailleurs, on projette de monter un club de boxe pour remettre les vieilles hiérarchies à leur place. Tu viendras ?

skip & die interview standard magazine coverLE DISQUE
Danse avec les poux
On a longtemps cru que bonne musique et altermondialisme étaient aussi incompatibles que le loup et l’agneau. Etre programmateur à la Fête de l’Huma tenait ainsi du casse-tête tragi-comique, amenant à des grands-écarts intenables – Pharrell Williams, designer de bijoux de luxe, foutant le feu aux merguez avec ses excellents mais hors-sujet N.E.R.D. en 2008, par exemple. Le djembé en peau de lapin n’avait pourtant rien d’une fatalité. Il suffisait pour s’en convaincre de s’huiler les conduits à la tropical bass, ce genre fourre-tout et furieux dans lequel s’entrechoquent toutes les inventions contemporaines qui électrisent la populace débrouillarde des ghettos du tiers-monde. Une furie dionysiaque balancée à la face des gros bonnets du Nord, affirmant avec véhémence, et dans la fraternité gueuse, que la jouissance ne s’achète pas mais se vit.

Proposer un tour d’horizon de cet état d’esprit alternatif, anticapitaliste, antidictatorial et multilingue (anglais, espagnol, portugais, afrikaans, xhosa, zoulou…), voilà le programme sexy et engagé de Riots In The Jungle, premier album épileptique du duo Skip&Die. Une déambulation démentielle aux allures de carnet de voyage (avec paroles d’enfants, aboiements de chiens ou bruits de rues captés pendant deux mois d’errance en Afrique noire), au cours de laquelle le flow rieur de Cata.Pirata ricoche sur une caverne de sons en perpétuel remodelage, toujours plus bigarrée et déroutante (avec de beaux restes de dub et d’éthio-jazz), son acolyte arrangeur/beatmaker Crypto.Jori (de Nobody Beats The Drum) faisant recracher à leur laptop par vagues acidulées la substantifique moelle de leurs rencontres épicées (le collectif hip hop Driemanskap, l’orchestre Season Marimba Stars…). Que se rassurent donc les philanthropes qui culpabilisent de ne plus supporter les fadaises en plein air des ersatz de Jean Ferrat, et rêvent en secret de s’adonner aux danses les plus explosives dans des entrailles infernales néonisées : pour remuer les boules le poing levé, il y a maintenant les émeutes dans la jungle. J. T.

Riots In The Jungle
Crammed Discs