M.I.A. : « Je suis inutile à l’industrie »
Posée à Los Angeles, devenue maman et un tantinet paranoïaque, M.I.A., 35 ans, muezzin aux yeux noirs de l’internationale du cool, raconte MAYA, troisième album fracassé produit par Blaqstarr, Rusko, Switch et Diplo. Dans Standard n°28.
Dans un hôtel chic du quartier République, Mathangi « Maya » Arulpragasam est un peu fatiguée. Maman d’un petit garçon depuis février 2009, elle confie s’être « levée à 7h et couchée très, très tard. »
Pour Kala [2007], vous avez voyagé [Inde, Libéria, Beverly Hills] pour réunir des talents du monde entier. Pour Maya, non. Marre des vols longue distance ?
M.I.A. : C’est un peu la mission avec un bébé. En plus, mon visa était périmé depuis dix mois et il a fallu un an pour le renouveler. J’aurais pu quitter les Etats-Unis plus tôt, mais ils ne m’auraient jamais laissé rentrer. J’étais coincée, coincée en Amérique. J’avais donc le temps de travailler mes sons ; enfin, pas tant que ça à cause du bébé. Mais je n’avais plus à courir de ville en ville ou de passer trois heures dans un camion indien pour trouver un câble neuf. Sur Kala, tout était plus laborieux, mais c’était marrant. Sur Maya, mes problèmes étaient personnels. Ma famille ne pouvait pas venir voir mon fils, ça me faisait vraiment chier.
Le disque s’ouvre sur Born Free, longue rafale électro noise. Envie de radicalité ?
Yeah. Ca permet de rester honnête. Le son Y est un peu… bipolaire. Le matériel est chaotique, comme l’approche de la musique de la jeune génération, tiraillée entre analogique et digital. Depuis mon premier album [Arular, 2005], les choses ont dramatiquement changé. La façon de sortir la musique, dont les gens se connectent entre eux, dont nous sommes liés à toutes sortes de gadgets. Il s’agissait de réassembler toutes les pièces du puzzle [un serveur fait son entrée : « C’est ici le parmentier d’agneau ? »].
Bon appétit. Comment naît une chanson comme Internet Connection [retirée du disque au dernier moment, zut] ?
Par un beat imaginé par Blaqstarr et moi. Pour les paroles, je n’avais plus de connexion Internet, ça allait et venait, j’ai passé deux heures avec la hotline en direct des Philippines, je tournais en rond chez moi et je me suis mise à chanter des trucs dans le combiné. Et soudain j’ai pensé que toute la maison était sur écoute, en raison de mes prises de positions contre le gouvernement sri-lankais qui, parce que je suis Tamoule, me traitent comme une terroriste [née à Londres, fille d’un dissident proche des Tigres Tamouls indépendantistes, elle quitte le Sri Lanka a 11 ans avec mère, frère et sœur, et se déclare aujourd’hui « voix des réfugiés »]. J’ai toujours eu l’impression que nous étions surveillés. Au téléphone, on parle parfois ouvertement aux mecs de la CIA : « Salut les gars ! Alors, il fait beau chez vous ? » [elle éclate de rire]
D’après Wikipedia, le thème de Maya serait la « schizophrénie, la conspiration Internet ». C’est un hoax ?
Ce n’est pas exactement la « conspiration ». Si vous tapez mon nom dans Google, vous tombez sur des entrées où mon travail est assimilé à du terrorisme, comme si j’avais envie de me faire exploser au milieu d’un marché. Je n’aurais plus le droit de faire référence à l’actualité depuis qu’ils m’ont mis sur la liste ? Si la stupidité du monde politique et financier s’immisce dans le monde créatif, ça m’emmerde. Un artiste ne devrait jamais être censuré.
Vous vous sentez réellement censurée, malgré votre audience internationale ?
Oui. Non. Les artistes devraient pouvoir se servir de l’actualité digérée de façon ouvertement métaphorique ou réaliste, mais il y a beaucoup de censure « entre les lignes » en Amérique. Si vous prenez les cent meilleures chansons selon Billboard, elles n’évoquent rien. Vous voulez avoir du succès ? Ne revendiquez rien et faites la promotion du consumérisme. C’est de la propagande.
Et pas plutôt de l’autocensure de la part d’artistes creux ?
Ce n’est pas la faute de l’artiste s’il est né dans cet environnement. Si vous voulez devenir Britney Spears, vous apprenez à danser, il y a dix mille sujets à aborder mais vos paroles n’évoquent que des choses vagues, vides, vous n’êtes bonne qu’à vendre des voitures, de la bière. Vous êtes élevée, entraînée selon l’idée de l’artiste en tant que bien consommable. Vous ne vendrez jamais des voitures avec moi, je suis inutile à l’industrie, vous ne me verrez pas en prime time à la télévision, parce qu’il n’y a aucune pub avec moi posant pour du parfum.
En 2008 , vous avez pourtant posé pour Marc Jacobs sous l’objectif de Juergen Teller…
Oui, mais je ne crois pas qu’il avait besoin de ma musique [elle rit]. J’ai aussi porté la collection Jimmy Choo pour H&M [West Hollywood, novembre 2009]. C’était le plus couru de tous les défilés, je voulais vraiment en être. Je devais chanter trois titres, dont Paper Planes, pour lequel j’avais demandé un gros paperboard, derrière moi, avec certaines paroles imprimées dessus [« Pirate skulls and bones / Sticks and stones and weed and bombs / Running when we hit ‘em / A lethal poison through their system »] et des images de bombes, de feuilles de cannabis. On m’a signifié que je ne pouvais pas utiliser mes visuels, alors que c’est exactement ce que je chante ! C’était très agaçant, bien qu’instructif. Jimmy Choo ne m’a plus jamais rappelée. Et quand je l’ai croisé au Met Ball [le gala du Metropolitan Museum de New York], il m’a snobé. Putain !
Le titre I’m A Singer [réponse aux attaques d’une journaliste du New York Times sur son train de vie incohérent avec ses déclarations politiques] sera-t-il sur l’album ?
Non. C’est un remix d’une chanson ancienne intitulée Haters. Je la mettrai sur une mixtape. Il y aura aussi une édition spéciale de Maya pour le marché japonais, avec plusieurs inédits dont Internet Connection, Believer, l’une de mes chansons les plus honnêtes, très simple, que j’adore, ou Caps Lock, qui sonne comme du R&B des années 90 – un morceau de fin de concert, quand vous ne voulez plus quitter le dancefloor et que les gens s’échangent leurs numéros de téléphone.
M.I.A. : « Dans Google, vous tombez sur des entrées où mon travail est assimilé à du terrorisme. »
Question de Romain Gavras : quel est votre clip ragga préféré des années 90 ?
Probablement celui de Murder She Wrote Chaka Demus & Pliers [1992], avec ces filles géniales qui dansent dans les rues de Kingston. Pour l’aspect mode. Tout ce les gens portent aujourd’hui est dedans : leggings dorés, d’énormes boucles d’oreilles dorées, des tenues très structurées, super sexys avec plein d’accessoires dorés, dorés, dorés.
Pourquoi l’avoir choisi pour celui de Born Free ?
Je l’ai rencontré en 2007 – avant Stress [pour Justice] – et il devait réaliser celui de Paper Planes. Romain voulait tourner au Mexique, entre deux concerts et le shooting pour Marc Jacobs. J’étais à Brooklyn, impossible de prendre l’avion à temps, alors on a tourné sans lui dans les restos et les supermarchés près de chez moi. Ça m’a gonflé, parce que je voulais que la vidéo soit mieux. On aurait pu faire quelque chose de fou, ce que m’a confirmé la vision de Stress, que j’ai d’abord détesté. J’aurais préféré l’inverse : dix types en costumes corporate en train de tout péter, cogner et voler, au lieu de gamins des rues, aurait été plus réaliste. C’est ce qu’ils font chaque jour, en Amérique, ce qui cause la récession actuelle. Puis j’ai trouvé ça beau, techniquement génial. Non, je retire « génial » : c’est un garçon très bien [elle rit].
Avez-vous vu Notre jour viendra, son film qui met aussi en scène des roux maltraités ?
Oui, j’adore. Il m’a beaucoup parlé de cette histoire de roux. Il avait peur qu’il y en ait trop dans le clip.
Vos projets ? Une seconde collection de mode, suite à celle de 2008 ?
Peut-être quelque chose de minimal pour la sortie du disque. C’est cool pour mes fans, mais ne veux pas devenir une entrepreneuse. Après plus d’un an de boulot, j’ai terminé cet album et l’artwork et maintenant je vais imaginer les visuels de la tournée qui commence cet été, je les veux très geeks, informatiques.
Lors de notre précédent entretien [voir Standard n°17], vous déclariez : « Je ne vois aucun avantage à devenir une pop star. » Trois ans après, vous confirmez ?
[Silence] Oui. C’est bizarre ! Je continue de n’y rien comprendre. Si vous regardez les derniers articles à mon sujet, les conneries que j’ai dites sur Justin Bieber [selon elle, le clip de Baby, où l’on voit l’ado canadien dans une fête proprette avec ses fans, serait « plus offensif pour les yeux et les sens » que celui de Born Free] ont fait les gros titres. Voilà ce qu’on récolte à être une pop star !
Vient le moment de la séance photo. M.I.A. sort de sa poche des lunettes avec feuilles de cannabis imprimées sur les verres, « spécialement conçues » par un ami designer. Une semaine plus tard, deux nouvelles : tout d’abord, la paire de lorgnons fumés a disparu le jour même, nous sommes les seuls à l’avoir parée de cet accessoire « unique » et la chanteuse nous fait suivre ce message : « UTILISEZ CES IMAGES !!! » ; ensuite, le portrait sans lunettes fut acheté par son management à notre épatante photographe, pour terminer début juin en couverture de l’hebdomadaire américain Billboard. All I wanna do BANG BANG BANG BANG is take your money…
Le disque (enfin presque)
Nous n’avons pu écouter Maya qu’une fois, dans une version non-définitive, directement dans les locaux du label. Résumé d’après notes manuscrites rapides.
Sur l’intro il y a des beats lourds et des sirènes indiennes. Puis Born Free, caisse claire tempo gubber voix filtrée qui murmure « stay undercover » peut-être pas agréable à écouter chez soi mais en concert, ça doit déboîter. Teqkilla, chanson alcoolisée, groove chancelant, un peu facile. Le refrain du single, XXXO, dégouline de sucre. La suivante, c’est du hip hop salopard sur bruits de tronçonneuse. Celle d’après démarre sur d’énormes basses, un hymne positif limite Disney avec chorale samplée. Celle d’après, c’est guitares saturées et talk over, techno, rave, voix en boucle. Sur la huit, il y a ce vers marrant qui dit « now I feel in a chicken factory » sur flow vicelard d’une rapidité bluffante. Après, love ballade sur électro sèche douce-amère. Puis du gros hip hop avec chœurs féminins et crashes de connexion Internet. Et encore après, des borborygmes d’enfants qui chantent Frère Jacques dans un micro à cinq roupies, muezzin lancinant. Et ça se boucle par une sirène, une voix très douce, des synthés un peu idiots à la Air. Et des beats lourds. R. G.Maya
NEET/XL
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M.I.A : Le livre