Pour la sortie de La Crème de la crème. Retour sur un de nos trésors de guerre : un entretien bien gras avec Kim Chapiron et son pote Romain. C’était en juillet 2010, dans Standard n°28.

De l’uppercut Dog Pound de Kim Chapiron à l’énigmatique Notre jour viendra de Romain Gavras, deux cinéastes inséparables font le point sur leur amour, la morale, la prison, les roux, leurs filles et naturellement le clip Born Free pour M.I.A.
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Kim Chapiron & Romain Gavras © Tom Van Schelven

Romain, peux-tu présenter Dog Pound ?
Romain Gavras : Quand Kim m’en a parlé, j’avais peur. Le sujet, les jeunes en prison, est casse-gueule car déjà beaucoup traité. Mais il a réussi un film d’auteur super classe, très sobre et pas moralisateur. Je le reconnais notamment dans cette scène où l’un des petits raconte son plan avec la MILF. J’étais dix jours sur le tournage pour diriger la seconde équipe lors de la séquence d’émeute avec cent gamins en furie, chacun sa caméra. Je dansais le rap, aussi, pour le détendre.
Kim Chapiron : Et la rumba.
Romain : Tu peux pas trop déconner, là, hein ?
Kim : Vu le sujet, je ne fais aucune blague. Mais d’habitude, nous deux, c’est Tom & Jerry.

Kim, peux-tu présenter Notre jour viendra ?
Kim : C’est le parcours initiatique à l’absurdité de deux héros, reflets buñuelesques de notre époque. Et une incroyable histoire d’amour.
Romain : Le pitch stupide autour d’une « fédération des roux » aurait pu donner une comédie cool réalisée par Ben Stiller. Sauf qu’avec mon coscénariste [Karim Boukercha], on est partis sur un drame romantique avec deux héros en couple, mais pas vraiment. Qui s’identifient à une communauté qui n’existe pas, à laquelle ils appartiennent à peine. Comme des métis.
Kim : Comme nous. J’ai joué sur l’émeute ambiante, l’envie de tout péter sans savoir pourquoi, Romain sur la surdité des conflits existentiels des minorités, représentée par deux rouquins à la dérive, dans un film extrêmement planant. Le jeune paumé de son film, interprété par Olivier Barthélémy [dit « Barth »], c’est le portrait du flou artistique de notre génération, obsédée par la possession, qui se fout du passé, des parents, des grands-parents, de la guerre et des bouquins. Et du futur, encore plus.

Dans les deux, les mentors [le gardien de prison, l’étrange psy que joue Cassel] sont aussi perdus que leur(s) disciple(s).
Romain : La génération d’avant avait les mots pour décrire son malaise. La nôtre est dans l’action. Les manifs d’aujourd’hui sont parfois violentes, ont toutes les raisons de l’être, mais sont dénuées d’idéal et sans prise de parole. Le personnage de Barth, les mots que celui de Cassel lui met dans la tête lui donnent un but et il relève la tête. C’est peut-être différent pour Kim maintenant que c’est un réalisateur « conscient ».
Kim : « Responsabilité » et « message » sont des mots trop énormes. Dog Pound n’est ni moralisateur ni dénonciateur, même si le centre de détention du film correspond à la réalité, puisque la moitié du casting a déjà fait de la taule. J’ai passé ensuite un an aux Etats-Unis avec ces mecs, que je retranscris en une heure et demi. La prison, tout le monde s’en fout et moi le premier : mais j’ai présenté Sheïtan [son précédent, 2006] à Fleury-Mérogis et à la centrale de Châteaudun, et ça m’a amené sur le sujet. Plutôt qu’être responsable, je préfère être sincère.
Romain : En même temps, ils projettent aussi LOL, en prison. Moi, je ne me sens aucune responsabilité vis-à-vis du public.

Kim Chapiron : « Plutôt qu’être responsable, je préfère être sincère. »

Le clip de Born Free pour M.I.A., c’est pour foutre le bordel ? Une bande-annonce détournée, quatre mois avant ton film ?
Romain : Ça peut être perçu comme un truc machiavélique pour créer du buzz – ça l’est, aussi –, mais c’est plus sincère que ça. Je suis pote avec elle, je lui parlais de mon film qui me frustrait parce que je n’avais aucune scène avec plein de roux, c’était l’occasion. J’ai même trouvé le titre sur le tournage du clip [on voit sur un mur le slogan de l’IRA : « Our Day Will Come »]. Ne pas être explicatif ou moral, proposer quelque chose de radical, au sens radicalement différent, énerve, déroute, ou attise la curiosité. Ce qui est gênant, ce n’est pas de montrer une société fasciste [Born Free] ou des Noirs qui cassent tout [Stress pour Justice], c’est de rester ambigu. Ne pas parler et observer les réactions sur le rapport à l’image et à la violence fait partie de l’œuvre. Tu ne sais pas quoi penser. Le lien entre Born Free et Notre jour viendra, c’est l’emplacement du curseur. L’ambigüité, ça m’intéresse.
Kim : Dans la vie en général, non ?
Romain : Et même dans ma sexualité.

Kim, quelles leçons as-tu tirées de Sheïtan ?
Kim : Je ne peux en pas dire du mal. Ce film m’a permis de voyager trois ans dans quarante-deux pays. En Russie, c’était dingue, absurde : affiches dans les rues et le métro, spots télé, radio, et dans leurs multiplexes, n’importe quoi. Cinq salles en même temps, des fausses femmes enceintes qui accouchent pendant la projection, des têtes d’enfants qui sortent des tables pendant les banquets pour faire comme dans le film. J’en suis super fier. Après, on adapte sa mise en scène par rapport à son sujet. Dog Pound m’impose une sobriété.

Sheïtan et Notre jour viendra débordent de points communs : producteurs, monteur, duo d’acteurs, Barth jouant un post-ado martyrisé, en survet’, à la sexualité contrariée. Et la présence d’une rousse dégénérée !
Romain : J’ai pompé Sheïtan, en fait. C’est même un remake.
Kim : Vu qu’on se connaît depuis qu’on est petits, on a plein de références communes.
Romain : Ce qui m’a le plus marqué dans Sheïtan, c’est la relation entre Barth et Vincent. C’est rare, les duos qui marchent comme, sans comparer, Dewaere et Depardieu. Pendant le tournage, Vincent entrait la nuit dans la chambre de Barth pour le tripoter. Ils sont copains dans la vie avec en permanence un jeu bizarre entre eux. Pendant six semaines, ils étaient un peu perdus dans leurs persos.
Kim : Vincent s’était acheté une sarbacane qui peut transpercer une porte et faisait flipper tout le monde.

Vos trois longs métrages sont liés à l’adolescence. Vous avez fait le tour de la question ?
Kim : C’est un thème inépuisable et j’y retournerai, c’est sûr.
Romain : Traiter de la crise de la quarantaine, c’est dur, faut de la documentation.
Kim : C’est le sujet de mon prochain film !
Romain : Kim traîne avec des vieux, souvent.
Kim : Je le coécris avec Vincent Cassel, qui m’a entraîné dans la folie du Brésil. Huit voyages en cinq ans. C’est une histoire d’amour dans le tourbillon du carnaval de Rio, on commence à tourner en février.
Romain : Moi, après Born Free, on m’a proposé Aliens Vs Predators Vs Robots et des clips pour 50 Cent ou Bob Dylan. C’est flatteur, mais prestataire de service, c’est pas très excitant.

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Romain Gavras & Kim Chapiron © Tom Van Schelven

Question Mireille Dumas : les trois moments-clé de votre relation ?
Romain : La première fois qu’on s’est embrassé ?
Kim : Dans Paradoxe Perdu [leur premier court métrage, 1995]. C’est aussi la première fois qu’on a fait l’amour.
Romain : Ouais. Tu suces un gode que j’ai à la ceinture. A 14 ans.
Kim : La scène existe vraiment. On l’a montré à mon père [Kiki Picasso, voir Standard n° 24], tu te souviens ? Sans juger, il a dit : « C’est bien. Vous êtes sûrs que vous voulez le garder ? »
Romain : Il y a notre premier LSD… à Mantes-la-Jolie, dans le pavillon d’un pote. A 21 ans.
Kim : Totalement déconnectés de la réalité. Je ne lui faisais plus confiance.
Romain : Moi je croyais que t’étais un maître-chien et j’avais oublié qui j’étais.
Kim : Le troisième, ce sont nos discussions sur l’avenir sexuel de nos filles.
Romain : Je pensais avoir un garçon, il aurait baisé la fille de Kim. Dégoûté.

La paternité, ça ramollit ?
Romain : Pour Born Free, on avait le budget minimum, ça donne envie de se défoncer pour rendre ta fille fière de son papa. Mais la responsabilité envers les enfants, rien à foutre. J’étais seul avec ma fille quand j’ai reçu les effets spéciaux avec le gamin qui se prend une balle dans la tête, je regardais ça sur l’ordi avec elle sur les genoux. Bizarrement, elle préfère les spectacles de Pierre Palmade. Bon, elle a 1 an.
Kim : Moi, j’ai découvert la puissance atomique des Télétubbies, les rayons de soleil, les lapins : hallucinant.

Comme cet entretien, Kourtrajmé, c’est fini ?
Kim : C’était une meute, des loups, et quand les loups se baladent avec une louve et des louveteaux, c’est compliqué.
Romain : Quelle métaphore !
Kim : Attends, c’est naturel. Ça rassure d’avancer en groupe, c’est le bordel, on assume tout.
Romain : L’enseigne correspond à une époque révolue, mais qui vit à travers les œuvres de ses membres. Quand t’arrives à 30 ans avec un nom en verlan, ça fait groupe de rap trop vieux, c’est gênant. Quand t’as un gosse, tu peux plus te balader à dix en gueulant, ça n’a plus aucun sens. On était vraiment tout le temps ensemble, on faisait l’amour aux filles ensemble, les pâtes ensemble, tout. Personne n’avait vraiment de petite amie…
Kim : … les détails étranges que tu balances !
Romain : C’est comme le communisme : ça marche un temps mais ne peut pas durer toujours.
On se lève, l’interview est terminée, mais le bidule tourne toujours.
Romain : Je suis plus calme quand t’es là. La dernière fois [voir Standard n° 22], je leur ai raconté des blagues sur les Twin Towers. Avec ton film et ton costard, ça donne pas du tout envie de plaisanter.
Kim : J’ai une avant-première ce soir ! Une belle projo, avec débat après.
Romain [soupir] : Putain, je vais devoir débattre, moi aussi. Ça va m’éclater, mais je sais pas du tout comment…
Kim : Tu flippes ! Fais pas ta victime ! Tu veux un câlin ?
Romain : Arrête ! Je te vois en train de dire des trucs précis, nets et structurés, mais pour moi c’est plus compliqué. C’est une de mes premières interviews sur un premier film où je me permets de prendre la liberté d’être ambigu, quitte à perdre les gens. Comment parler du flou ? Mon père [Costa-Gavras] faisait des films sur sa vision d’un monde qu’il comprenait. Moi, pareil, sauf que ce monde, je ne le comprends pas.

Entretien Richard Gaitet & Alex Masson, photographie Tom Van Schelven Standard n°28