Témoin « objectif » des années Palace, Philippe Morillon, 59 ans, dévoile une galerie de portraits révélateurs d’une certaine idée de la nuit. Interview désenchantée d’un « hyper fan » de Warhol (voir Standard n°24).
fifi chachnil aux bains

Fifi Chachnil par Philippe Morillon

Roland Barthes, Salvador Dali, Fifi Chachnil, Marie France, Yves Mourousi… D’où reviennent ces images ?
Philippe Morillon : La plupart sont des snapshots, non prémédités. La notion de droit à l’image n’existait pas, on rencontrait des vedettes dans des fêtes publiques, des dîners, je n’avais ni grand flash ni carte de presse, c’était de l’amateurisme, je sortais mon appareil de ma poche. C’est ce que faisait Andy [Warhol], qui se déplaçait toujours avec une petite caméra ou un magnétophone. Au Palace les bourgeois, les artistes, les mondains, les punks, tout ce monde cohabitait d’une façon assez amusante, comme dans une comédie de Molière. Les boîtes n’étaient plus réservées aux élites. La nuit était un territoire à explorer.

Le Palace, c’est votre continent perdu ?
Un monde perdu. Une autre mentalité, presque une autre civilisation. Beaucoup de gens sont encore là.

Comment rester objectif, si j’ose dire, dans le choix des photos ?
C’est difficile. J’ai cherché ce qui avait une valeur intrinsèque, débarrassé du sentimental. Il y avait des « événements » comme l’ouverture du lieu, mais j’ai surtout voulu montrer des gens « beaux ». Je ne photographiais pas trop les moches – mon snobisme esthétique. C’était assez prétentieux, il fallait avoir le bon look.

Vous détestiez d’ailleurs le style seventies au profit de celui des années 50 et 60.
En plein dans la mode. Nous avions 20 ans en 1970 et le style de nos aînés ne nous convenait pas. On était plutôt dans le rétro. Saint Laurent signait déjà ses premières collections années 40. Puis dans les années 80, nous étions au pouvoir. Le style Palace s’est imposé avec Pierre et Gilles, Philippe Stark, Gérard Garouste. J’en étais l’un des acteurs, je gagnais bien ma vie, je venais de sortir Ultra Lux, un livre d’illustrations avec Yves Adrien [1982].

Philippe Morillon : « Je ne photographiais pas les gens moches. »

On le voit beaucoup dans ce livre, ainsi qu’Alain Pacadis. Comment ces chroniqueurs nourrissaient-ils votre travail ?
Pacadis avait ce côté incroyable et complètement décalé, doublé d’un immense affairisme à remplir les pages de Libération d’articles pro-drogues, pro-homosexualité – des choses très provocantes. Yves est plutôt gourou, inspirateur, allumé, cabinet noir dictant des modes. Des personnages magnifiques.

Trente ans après, comment jugez-vous cette époque?
On voit le côté caricatural, ridicule. On peut opter pour une vision très noire de tous ces arrivistes emportés par des overdoses ou le Sida. Mais il y avait une espèce d’innocence, mêlée d’une grande perversité. Dans la seconde partie des années 80, on se rend compte que tout cela fut un rêve, une bulle de délire assez grave. Les gens ont commencés à mourir, à être malades ou victimes de la crise. Les changements politiques n’ont pas apporté ce qu’on espérait.

Dans sa préface, Karl Lagerfeld écrit : « Se sont éteints les feux de la rampe d’une fête qui ne pouvait durer et qui a trouvé en Philippe Morillon son meilleur biographe […] : une vision parfaite d’un ancien réel. »
Le livre lui doit beaucoup. Pour certains éditeurs, le sujet n’était pas si facile, trop marginal. Sa préface est touchante : c’est la première fois que je vois chez lui une volonté de dire qu’il était là, qu’il se rappelle. Car il vit l’instant présent. Il n’y a pas de rétroviseurs dans la mode. Avoir consenti à ce petit coup d’œil en arrière est très  émouvant.

Une dernière danse ? 1970-1980 Journal d’une décennie
Edition 7L Paris

Par Jean-Emmanuel Deluxe

 

Karl Lagerfeld

Karl Lagerfeld par Philippe Morillon

Extrait de la préface de Karl Lagerfeld
Selon Karl, la nuit d’aujourd’hui souffre d’une « gravité stérilisante »
« [A l’époque] Les nuits n’étaient jamais trop longues puisque le jour n’avait pas l’air d’exister. Le réveil à la lucidité était pour plus tard (souvent trop tard). Le Sida, la gauche caviar et une paralysie progressive des esprits ont changé cette forme de vie et de vivre à tout jamais. À la place de cette insouciance dangereuse nous avons hérité d’une gravité de surface stérilisante.
Il n’était pas défendu à l’époque de fumer dans un lieu public. Imaginez les nuits du Palace sans cigarettes ou joints… »