Philippe Katerine : « Putain, j’suis un chamane, merde ! »
L’homme-banane est de retour. Avec Magnum, neuvième album électro-kitch, Philippe Katerine enfile son costume de capitaine pour une traversée 80′, ambiance La croisière s’amuse. En avril 2012, c’est en maître de cérémonie que le chanteur moustachu s’était présenté pour répondre à un interview spécial rituels (voir Standard n°35). Un uniforme tout aussi sexy cool.
« Comme un ananas j’ai passé ma vie à moitié entier, à moitié en tranches, à moitié debout, à moitié qui penche », gribouille Katerine, 43 ans, recopiant ce vers de Julien Baer pour baptiser son nouveau livre et l’expo qui va avec – voir encadré. Dada chanteur vice-versa (Je vous emmerde, Des bisous), réalisateur recousu (Peau de cochon) et acteur aigu (Capitaine Achab, Peindre ou faire l’amour), le Vendéen nous donne rendez-vous au Café du Trocadéro, près de son domicile. De retour d’un séjour au Québec, Philippe surgit, gentil, en retard, vêtu d’un pantalon blanc, d’un beau béret titi et de ce pull-over à tête de cerf, nous entraînant après l’interview au cimetière de Passy, surplombant la place, pour des photographies réalisées juste à côté de la tombe de Marcel Dassault (1892-1986), de manière fort respectueuse.
Comme un ananas s’ouvre sur votre diplôme de chevalier des arts et des lettres, daté de juillet 2011. Comment s’est passée la cérémonie ?
Philippe Katerine : Je n’y suis pas allé. Ça vous arrive par courrier, sans qu’on n’ait rien demandé, on est reçu je ne sais pas où, on te donne ta médaille et t’es censé être content. Ça m’a fait sourire, j’étais même fier pendant trente secondes, après ça m’a déprimé toute la journée.
Pourquoi ? C’est gênant, le côté artiste officiel ?
Horriblement. C’est comme un diplôme de bonne conduite. Dans ma scolarité, je détestais les diplômes. Avoir mon bac m’a complètement déprimé aussi.
Que vous évoque le mot « cérémonie » ?
L’idée de quelque chose de prévu, qui peut être de l’ordre de recevoir des gens à dîner, ou de s’y rendre, ce qui peut générer énormément de stress. Ce que j’aime, c’est quand c’est improvisé.
Un concert est-il une cérémonie ?
Oui.
Suivez-vous un rituel avant de monter sur scène ?
Nan. Bizarrement ça ne me génère pas du tout de stress, parce qu’au fond le rituel du concert, j’en suis un petit peu responsable. Etre le maître de cérémonie, c’est mieux. Peut-être que je veux de la maîtrise.
Vous allez aux concerts des autres ?
De moins en moins. Et ça m’angoisse de plus en plus. Le dernier que j’ai vu, c’était [le pianiste américain] Nicholas Angelich, qui jouait Beethoven : angoisse totale. Voir quelque chose commencer et finir, ça me crispe énormément.
Idéalement, vous aimeriez vivre… dans la continuité, sans débuts ni fins ?
Dans la permanence, oui. Voir une pièce de théâtre, il n’y a rien de pire pour moi : j’ai le trac pour eux. Quand je commence un livre, je ne le finis jamais. Quand je vais au cinéma, j’aime assez sortir avant la fin. L’autre jour, je suis allé voir Vas-y fonce, réalisé par Jack Nicholson [1971], et c’est ce que je me suis dit, vas-y, fonce. Le film était très bon, mais j’ai préféré sortir avant la fin. J’aime filer à l’anglaise. Dans les fêtes, j’aime partir sans dire au revoir.
Quand vous faites l’amour, vous partez aussi avant la fin ?
Partir d’où ?
De la chambre, du lit.
C’est pas un rituel, ça.
Philippe Katerine : « Je me souviens que les époux étaient à genoux, face à moi. Ils se sont embrassés, j’ai caressé leurs cheveux. »
Il y a des rituels amoureux. La Saint-Valentin ?
Il faut être fort pour en sortir grandi. J’évite, justement. Je ne m’en sens pas les épaules, encore. Il faut être très fort pour affronter ce rendez-vous. La Fête de la musique, pareil.
Et vos anniversaires ?
Super angoissant, aussi. Si on m’organise des fêtes-surprises, je pars.
Vous détestez les règles, le protocole ?
Non ! J’adore. Je suis un fou de règles ! Quand il y a des contraintes, ça me plaît beaucoup. Sinon il n’y a pas de liberté. Pour jouer, j’ai vachement besoin de codes.
Recherchez-vous la transe, la communion avec le public ? Etes-vous un chamane pop ?
Ah non. Parfois la communion arrive, mais il ne faut pas la chercher. Même si les gens adorent les gourous.
Vous avez déclaré : « Je vais chanter aux Victoires de la musique parce qu’on m’invite. Mais bon, tout ce qui est prix, tout ça… Ce milieu se repaît de ce genre de manifestation, placée sous le signe du décorum. Très peu pour moi ! »
Même quand je faisais du basket et qu’on gagnait, je n’allais pas sur le podium, ça me dégoûtait. Etre vainqueur, c’est toujours une défaite.
Vous regardez les césars, les oscars ?
Non. Trac.
Pulsion de mort ?
Tiens, vous aussi, vous êtes obsédé par la mort ? On est fait pour s’entendre. Un spectacle, oui, ça me fait penser à la mort. C’est affreux, hein ? Qu’est-ce qu’on fait après… ? Le temps s’écoule.
Un show, c’est une vie condensée ? Une mini-vie ?
Oui, on peut penser à ça. Et puis évidemment le rituel du sacrifice, passionnant.
D’ailleurs, dans Louxor, j’adore, les gens finissent par vous découper : « … Pendez-moi la tête en bas comme la dernière fois. »
Complètement. Putain, j’suis un chamane, merde ! Mais toute activité artistique est chamanique. L’artiste, c’est celui qui s’arrête pendant que les autres continuent à marcher. Je m’en suis rendu compte pendant que je dessinais mes aquarelles pour le livre, dans la rue. C’est ma fonction dans cette société : j’ai vu quelque chose et je m’arrête. Après, une fois qu’on a sorti cette théorie, vaut mieux en rire.
Ne pas trop se prendre au sérieux ?
Ouais, faut faire gaffe, ça peut mal tourner.
Le rituel c’est aussi la répétition, motif récurrent de votre dernier album, Philippe Katerine [2010] : Liberté, Juifs-Arabes, Bien Mal, Bla-bla-bla…
J’aime jouer avec ça. C’est un acte qui va vers l’imaginaire et développe l’inattendu. Il faut l’aimer, la choyer, c’est une amie. Je suis un fou d’Andy Warhol. Quand j’ai lu sa Philosophie de A à B et vice-versa [1971] en rentrant à la fac, ça a changé ma vie. J’y ai repensé ce matin parce que j’ai relu des extraits. Je suis frappé par ce goût de l’artifice, beaucoup, et par des audaces folles : quand il dit qu’à Pékin ou à Moscou ce qu’il y a de plus beau, au fond, c’est le McDo. Le profond n’est pas forcément au centre de la terre.
Vous aimez les mariages ?
Pas beaucoup, non.
Vous vous êtes déjà marié ?
Ah oui, ça m’est arrivé.
C’était comment ?
Pas à l’église. A la mairie, dans une petite ville de Vendée. Donc j’étais un peu déçu.
En quelle année ?
En quelle année ? Ça sert à quoi de dire ça ?
Années 90 ?
Fin des années 90.
Il y avait beaucoup de monde ? Mariage-concept ?
Non. Je n’avais pas la tête à conceptualiser quoi que ce soit. J’étais trop…
Amoureux ?
Victime. Victime de moi-même. Trop passif peut-être. Souvent passif. Mais il faut avoir du corps pour envisager un mariage tel qu’on le voudrait.
Comme votre union avec le président du Groland, en janvier 2008, à la mairie de Mufflins ?
On s’est rencontré autour d’une bière, puis de deux, puis de trois, et on est tombé dans les bras l’un de l’autre. Notre relation a été très brève, une semaine environ. Mais intense. Le jour de la cérémonie, il y avait peu de foule, c’était plutôt en catimini – comme si on s’était caché sous une voiture.
Vos noces idéales, ce serait quoi ?
Quelque chose d’un peu d’improvisé, pas forcément officiel. Qui s’apparente à un rêve.
En Chine ? Votre premier album s’intitulait Les Mariages chinois [1991].
Non, c’est différent : les mariages chinois, c’est un jeu entre enfants auquel on jouait beaucoup en Vendée. Vous avez une rangée de garçons, une rangée de filles, l’une en face de l’autre, et chacun avait des numéros de 1 à 10. Quelqu’un donne un numéro, et si tu as le no8 tu dois embrasser la fille no8, et les deux doivent finir leur vie ensemble. J’adore cette confiance du hasard, et le fait qu’on n’a pas d’autre choix que de finir ensemble.
Etes-vous allé à beaucoup d’enterrements ?
Très peu, moins de dix. J’ai vécu peu d’expériences, mais elles étaient assez traumatisantes. Ça déclenchait des réactions physiques, vers le vomissement. Je ne suis pourtant pas quelqu’un qui vomit énormément.
Vous vomissez après les funérailles, chez vous, dans l’intimité ?
Oui. Ou à côté, sur un terrain de foot, j’ai beaucoup vomi sur les terrains de foot, en Vendée, après des enterrements. Dans la surface de réparation. C’est curieux.
Comment imaginez-vous le vôtre, d’enterrement ?
J’aimerais quelque chose de nu, minimal, sur un terrain vierge. Très beau, hein. Avec peu de gens, pas de chaises, pas de musique.
Epitaphe ?
« C’était perdu d’avance. »
Les baptêmes, vous aimez bien ?
Ah non, c’est odieux. Ma fille n’est pas baptisée. Je trouve vraiment trop dur pour un enfant qu’on lui jette comme ça des sorts – car c’est jeter des sorts. Comment faire après pour s’en aller de ça ? L’enfant est incapable de protester, pourtant souvent les enfants pleurent. C’est violent.
Vous jouiez un moine dans Le Voyage aux Pyrénées d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu [2008]. Suivre – ou parodier – les règles de la liturgie, ça vous plaît ?
Oui, bien sûr. On peut trouver ça ignoble, mais extrêmement touchant, aussi. Ça me touche de savoir que mes parents m’ont fait baptisé à l’âge de trois semaines ; ça part d’une bonne intention : on baptise les gens pour ne pas mourir comme un chien.
Avez-vous assisté, à l’étranger, à des cérémonies folkloriques ?
Non, mais j’ai marié des gens, en Bulgarie. Un couple gay, deux Bulgares que je ne connaissais pas. Ils m’ont désigné comme prêtre, donc je les ai bénis, dans leur langue – cérémonie improvisée. J’étais en tournée avec Anna Karina, après un disque avec elle [Une Histoire d’amour, 2000], nous étions reçus dans les ambassades, et dans l’une d’elle, on s’est retrouvé à une trentaine dans ce mariage très amusant – le plus beau que je n’ai jamais vu de ma vie. Je me souviens que les époux étaient à genoux, face à moi. Ils se sont embrassés, j’ai caressé leurs cheveux. Il y avait quelque chose de très tendre – à la fois tendre et douloureux.
Autre chose à l’étranger ? Un rituel tribal ?
J’ai adoré le rituel d’un match de basket-ball de la NBA à Portland, en 1996. L’hymne national avant, c’était très impressionnant. Parfois ils passent Y. M. C. A. de Village People et tout le monde fait la chorégraphie, c’est très fort aussi. Ça, c’est vraiment inscrit dans une civilisation.
Vous voyagez beaucoup ?
Oh, bof. Je reviens du Québec, là. J’ai fait Star Academy, trois ou quatre chansons avec les élèves. Après l’émission, dès que les gens me voyaient, ils criaient « La Banane » [allusion à son tube de 2010]. Je n’étais plus un être humain, j’étais une banane. J’ai pris ça comme un hommage.
Le 6 février dernier, Elisabeth II a fêté ses soixante ans de règne. Pensez-vous que pendant ce jubilé d’argent, elle se soit dit, comme dans votre chanson : « Bonjour je suis la Reine d’Angleterre et je vous chie à la raie » ?
Elle n’a pas besoin d’une cérémonie pour le penser, le rituel n’est pas propice à ça. Quand on est dans le rituel, il faut être 100 % d’accord avec ce qu’on fait, sinon c’est raté. C’est pour ça que les rituels sont la plupart du temps des échecs. T’as pas le droit au doute, dans le rituel. Non ? Sinon c’est tragique.
Vous avez grandi dans une famille catholique. La religion, toujours présente ?
Très présente. Je pensais avoir réussi à m’en éloigner un peu, mais en fait, pas du tout, j’y reviens – et ce n’est pas plus mal d’ailleurs. J’essaye d’accepter la mamelle de culpabilité du catholicisme, qui donne souvent des êtres extrêmement pervers. Ce que je suis. Je m’en suis aperçu il n’y a pas très longtemps, après une conversation avec un copain batteur. Je suis pervers, effectivement.
Philippe Katerine : « Je suis un fou de règles ! »
Au sens manipulateur ?
Je n’ai pas d’objectif très précis, pas de volonté de faire mal, mais c’est évident que je joue avec autrui. [Il sourit. Silence.]
Et le côté obscur du catholicisme : sorcellerie, messe noire, spiritisme ?
En Vendée, l’un ne va pas sans l’autre, sorcières et voyants sont très présents aussi. Quand j’étais adolescent, je faisais beaucoup de spiritisme : on faisait tourner les tables avec des verres, on parlait avec les mains. Je constatais qu’une force nous dépassait, ce que je pense toujours.
N’est-ce pas la force électromagnétique des êtres autour de la table ?
Si, bien sûr. Et tous nos ancêtres qu’on promène avec nous : des milliers de personnes ! Retourne-toi et tu verras ! [Il rit.] Parfois, on parle aussi avec la voix d’un autre.
Prochaine célébration ? De quoi sera fait 2012, pour vous ?
D’un projet qui me plaît bien – parce justement on s’échappe du rituel et des habitudes : une petite pièce de théâtre à Beaubourg, que je commence tout juste à écrire, et qui sera mise en scène avec le designer Robert Stadler. Un Autrichien. Une pièce avec ses objets, dans lequel je jouerai certainement. C’est pour la rentrée, c’est trop tôt pour en parler, mais je crois que je vais pleurer beaucoup – même si j’ignore encore les raisons de toutes ces larmes. Je n’arrive pas à pleurer dans la vie, j’aimerais le faire en public. Pour le moment, j’appelle ça La Pièce, tout simplement. Une pièce sur ses pièces à lui. Nous ne sommes que ça : des pièces dans des pièces.
Un livre, une expo : De la banane à l’ananas
Le terme « touche-à-tout » est un cliché abondamment utilisé dans la presse culturelle. On est toutefois obligé de l’employer dans le cas de Philippe Katerine, chevalier de l’ordre des arts et des lettres (ouais), chanteur, acteur, réalisateur, qui présente aujourd’hui une exposition doublée d’un livre (ou l’inverse) intitulés Comme un ananas. L’ouvrage est un bric-à-brac (cliché) de collages photos, de croquis sur Post-it, de dessins en diptyque représentant des personnalités politiques de droite dans des situations étranges (« François Fillon + Pétanque » ou « Christine Boutin + Trou ») et d’auto-interviews (« – Tous ces gens de droite ont commencé à me hanter dans mes rêves, j’en voyais partout, même dans ma salle de bains. – Qui ? – Alain Juppé. »). On pense à Chaval pour le trait, à Pierre la Police pour l’absurde.
Ce pourrait être simplement potache, c’est surtout léger, épuré, parfois mélancolique. On frôle le poétique. L’expo proposera un parcours à travers les œuvres contenues dans le livre. Visite virtuelle : « Il y aura tout un parcours, physique. Une géographie. Tu auras les yeux dans le noir sur tout un couloir – qui ressemble à un couloir de la mort –, tu retrouveras les diptyques politiques à gauche et après Marine Le Pen, tu arriveras dans un sas complètement noir censé, j’espère, te foutre les jetons. Là, tu ouvriras une porte et tu seras face à une sculpture, un totem. » Après ça, Katerine fera du théâtre. En vingt ans de présence artistique, l’animal n’a cessé de renouveler ses formes d’expression. Et, ce qui est remarquable, sans jamais glisser sur une seule peau de banane.
Livre
Comme un ananas
Denoël
Par Julien Blanc-Gras & Richard Gaitet
Remerciements Jessica Dufour