Carte blanche médias
Choron, chef de guerre
par Pacôme Thiellement en janvier 2012 dans Standard n°34

On sait à peu près tous à quoi pouvait ressembler une apparition du professeur Choron. Ce qu’on sait moins, c’est le basculement provoqué par ses deux faces, tel Charlie Chaplin : « dedans » et « dehors ». Sans sa moustache, personne ne reconnaissait Chaplin (passant incognito son propre concours de sosies, il est arrivé troisième). Croisé dans la rue des Trois-Portes, en début d’après-midi, avant de passer le rideau vert de sa salle de rédaction, Choron était invisible dans sa panoplie de Georges Bernier, un peu voûté, avec sa casquette, ses grandes lunettes rondes et sa veste noire. Mais une fois dedans, il faisait corps avec son masque, se nourrissait du chaos et de la fumée, explosait dans des monologues qui faisaient frémir le fond des mondes. Il y aurait beaucoup à dire sur Choron et le « pouvoir charismatique ». Sauf que Choron avait beau être charismatique, ce n’était pas un homme de pouvoir : c’était un chef de guerre. S’il avait été un homme de pouvoir, il aurait mis beaucoup d’ironie détestable dans son champagne. Il aurait toujours eu l’air de « dire tout haut ce que les autres pensent tout bas » (alors qu’il faut toujours dire, tout haut ou tout bas, ce que personne n’a encore pensé). Comme tous les atroces chroniqueurs d’aujourd’hui, il aurait eu des paroles tendancieuses, racistes ou homophobes, dites dans un style feutré, avec des œillades de connivence abjecte. Or, toutes ces manigances d’homme de pouvoir, Choron n’en usait jamais. Ce à quoi on se confrontait lors de ses monologues, c’était à une anarchie sauvage, sans préférence idéologique et sans pitié ; une vision drôle et violente de l’absurdité de l’existence.

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Intensité, courage et honneur
Comme la pataphysique, comme la continuité conceptuelle, l’humour bête et méchant est une ascèse. Et Hara-Kiri n’était ni un magazine ni une avant-garde, c’était une Voie. Ce n’était pas un magazine : l’existence ou la non-existence d’un support papier n’était nullement garant de la présence de l’esprit Hara-Kiri. Choron seul, un soir, dans un bar, pouvait épiphaniser l’esprit Hara-Kiri ; alors qu’en vingt ans de malheur et la participation d’éminents génies (Gébé, Willem), le pseudo-Charlie des années 90 n’a jamais réussi à ne serait-ce que le suggérer. Ce n’était pas non plus une avant-garde : pas parce que le mensuel bête et méchant n’était pas assez artiste pour prétendre à ce titre, mais au contraire parce qu’il l’était trop. Les avant-gardes, après-guerre, furent artistiquement nulles, poétiquement bancales, politiquement idiotes. Hara-Kiri fut génial presque partout. Mais surtout dans la personne du professeur Choron, Hara-Kiri aida à rendre lisible une des conditions d’existence produites par l’après-guerre, affectant à la fois l’art et la vie, à savoir qu’on ne pouvait plus vivre avec intensité, courage et honneur sans faire de sa vie une œuvre d’art, et son corollaire immédiat : on ne pouvait plus produire d’œuvre d’art intense, courageuse et honnête sans que celle-ci ne soit immédiatement vérifiable en tant que vie.

Pacôme Thiellement publie en février Tous les chevaliers sauvages – tombeau de l’humour et de la guerre (éditions Philippe Rey), « un voyage dans les formes offensives du comique à partir du moment où l’esprit du Bushido a dû quitter le Japon, traverser la Terre et occuper provisoirement le Professeur Choron et l’équipe de Hara-Kiri pour ensuite rejoindre Andy Kaufman (lire son article sur l’entertainer), en passant par Roland Topor et les Monty Pythons », dont est tiré le présent extrait. Il termine actuellement les deux derniers épisodes de sa série vidéo « carnavalesque et apocalyptique » coréalisée avec Thomas Bertay, Le Dispositif.

Tous les chevaliers sauvages – Tombeau de l’humour et de la guerre
Editions Philippe Rey, collection « À tombeau ouvert »
192 pages