Directif, éparpillé, moqueur, le designer Ora-ïto aura créé sous nos yeux le premier entretien avec accident intégré.

Ce printemps, vous avez remporté le concours pour les nouveaux kiosques à journaux des centres commerciaux. Grand lecteur de presse ?
Je lis Le Monde et Libé sur mon iPhone. Quand je prends l’avion j’achète une connerie et un truc intéressant, mais sinon je vais très peu dans les kiosques.

Le numérique va remplacer le support papier ?
C’est évident. Peut-être pas les beaux magazines. Peut-être aussi qu’on aura la nostalgie du journal le matin avec son café… Mais on a plus le temps, concrètement.

Avez-vous fréquentés ces points de vente avant de travailler dessus ?
Pff. Ben non parce que si à chaque fois je devais être utilisateur de ce que je dessine, je devrais savoir piloter des avions, des trains, être jardinier, cuisinier…

L’amélioration des kiosques peut-elle ralentir la chute des ventes ?
[Soupir] Je n’en sais rien. En tout cas, j’ai créé un lieu modulable qui s’adapte à tout type d’emplacement. Très bien implanté au niveau des accès, une grande transparence dans l’espace, proche de l’esthétique arrondie d’un iPhone. L’extérieur est digital, les écrans ont remplacé les affichettes. Excusez-moi j’ai une otite, c’est horrible.

Des espaces sont prévus pour la lecture, les kiosquiers n’aiment pas trop ça…
Oulala ces questions ! C’est quoi votre magazine ? Parce que j’ai fait sept concours depuis celui-ci, dont certains sur des bâtiments de 95 000 m2, et huit lancements en trois mois donc c’est un peu loin…

Huit lancements ?
Steiner, Christofle, Guerlain, Dunlopillo…

Alors parlons de Dunlopillo…
Ah enfin ! On est assis sur un canapé Dunlopillo et je suis monomaniaque. Le but est de développer cette marque populaire dans le domaine du mobilier, tout en faisant entrer le design dans la grande distribution – à part Ikea, il y a très peu de design démocratique. Et qu’on puisse reconnaître que c’est un produit Dunlopillo.

Ora-ïto : « J’ai tout piqué à Dieu »

Et comment reconnaît-on que c’est du Ora Ito ?
C’est une caméra cachée ? Parce que ce n’est pas comme ça que je poserais la question. Je dirais plutôt « c’est quoi ton style ? ». Vous ne voulez pas qu’on aille fumer une cigarette ?

[Dehors] C’est quoi votre style ?
La « simplexité ». Ça veut dire que c’est plus compliqué de faire un objet simple qui exprime ce qu’il a à exprimer sans avoir à empiler les idées les unes sur les autres – ce qui masque une faiblesse ou une non-maîtrise du sujet. On invente rien… il faut pourtant trouver sa place ; essayer de faire simple est une manière de réinventer. Aïe aïe aïe aïe aïe. [Le panneau de présentation de sa nouvelle collection de canapés vient de lui tomber sur la tête, le blessant derrière l’oreille. Pause.]

Ça va mieux ? Merci de continuer cet entretien. Sur votre site on lit : « Plus jeune designer-star de l’Histoire » et « Un des créateurs les plus influents du XXIe siècle ». Ça va l’ego ?
C’est pas moi qui ai écrit ma bio… Il n’y a pas de guillemets mais ce sont des citations. Quand on fait plein de choses, on vous dit que vous n’êtes pas humble, mais il faut bien communiquer, avoir des retombées ! L’humilité, c’est la base de tout. Le pire, c’est la fausse modestie.

Vous avez créé votre label à 19 ans. Le réseau et les sorties nocturnes apportent-ils beaucoup?
Ah non. Sortir le soir ne sert à rien du tout. Ce qui sert c’est le travail. Le travail et le talent.

Ça s’attrape où l’inspiration ?
Je peux trouver de l’inspiration dans tous les domaines, la musique, un film ou dans ce petit arbre-là, en face. Je m’inspire énormément de la nature, en la rationalisant. J’appelle ça le « rationalisme organique » : puisqu’on est encore dans un monde à 90°, il faut faire en sorte que le canapé ait un angle. Mais bientôt notre environnement sera complètement biomorphique.

Je n’avais pas senti cette influence de la nature dans vos créations…
Si si, j’ai tout piqué à Dieu, quoi. Vous allez dire que je suis mégalo [rire]. Je crois que tout créateur l’est un peu, non ? Ce qui est intéressant dans l’écosystème, c’est que tout est en interaction. Un peu comme iPod et iTunes. Un iPod sans iTunes, c’est comme un singe dans la banquise et un pingouin dans la forêt amazonienne.

Forte conscience écologique, donc ?
Non, c’est moins pour faire écologique que pour rejoindre mon idée de simplexité. Je fais attention évidemment, je diminue au maximum les empiècements de matières qui viennent de loin pour éviter le transport, mais je déteste cette tendance écolo « yes, on met tout en bois, en vert ». C’est une illusion. Aujourd’hui, les industries complètement éco n’existent pas, c’est en train d’arriver mais déjà, il faudrait une charte mondiale.

Distributeur de savon, porte-goupillon, fourchette… qu’est-ce que vous n’avez pas designé ?
Plein de choses, dont le premier objet en face de moi : une voiture. Avant je disais que je ne ferai jamais d’armes, mais si on venait me voir pour un gun, j’aimerais bien le faire.

En architecture, aucun de vos prototypes n’a vu le jour. Vous rêvez de quitter le virtuel ?
Je viens de gagner de gros projets, majeurs, mais je ne peux pas en parler. Ça rigole plus.

Les vêtements ça vous tente ?
Pas plus que ça. C’est un peu l’antinomie de mes formes intemporelles rejoignant l’idée de l’écologie. Une belle forme reste une belle forme, il n’y a pas de mode là-dedans. Mais tout dépend du contexte. Je vais prendre la direction artistique d’une très grosse marque, mais je ne peux pas non plus en dire plus pour l’instant.

Avec toutes ces commandes, avez-vous le temps pour les recherches personnelles ?
Mes clients me permettent d’avancer dans mes recherches. Les transpositions d’un univers à un autre renforcent mon expérience au niveau des matières, des technologies. Je manque de temps, mais j’ai un cahier de croquis de recherches par soir.

Qu’est-ce qui vous fait perdre du temps ?
Ce que je suis en train de faire avec vous [rire]. On a commencé l’interview comme ça, il faut être radical dans la vie ! Et puis ça va bien dans le ton du magazine, non ?