Le plus célèbre des collectionneurs de spots français vient de poser son 1060envahisseur à Paris. Nous avons attrapé Invader alors qu’il présentait ses pochettes de disques en Rubik’s Cube à l’exposition collective Mythiq 27 à l’espace Pierre Cardin.
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©Alexandre Isard

Invader (Studio Paris, 2011) Il dit qu’il aurait pu envoyer quelqu’un d’autre à sa place alors du coup, le doute subsiste sur cet autoportrait officiel en tenue de travail devant une belle collection hi-fi.

Taille moyenne, brun, c’est le peu de caractéristiques dont témoignent ceux qui l’ont croisé en connaissance de cause. Dans les médias, Space Invader porte des masques « celui qui me tombe sous la main ». A l’entendre derrière un numéro de téléphone, masqué lui aussi, on imagine un Spiderman peintre en bâtiment installé jambes dans le vide sur le bord d’un immeuble ou un gentleman mosaïk-coeur marchant légèrement sur les toits pour n’être repéré par aucun satellite, silencieux et méticuleux, liant entre ciel et Terre, le pixel et le carrelage. Ce conte d’une odyssée ordinaire se mesure en milliers de pièces dans le monde et ne s’achèvera qu’à la disparition de ce collectionneur de murs dont l’aventure s’amplifie : « Je pose des pièces beaucoup plus imposantes, comme celle de l’angle du boulevard de Clichy et de la Villa de Guelma, en juin. » Changement de dimension également, avec la mission Art4Space qui a envoyé le premier envahisseur dans la stratosphère en août 2012 et dont le film a été présenté le 7 octobre à l’espace Pierre Cardin à Paris. Il s’appelle SpaceOne. Back to the roots.

De quelle planète mentale descendent vos pixels carrelés ? Space Invader : J’avais envie d’action, vraiment… J’ai passé une mini année aux Beaux-Arts [de Paris, pas Rouen comme l’affirment de nombreuses pages internet] que j’ai trouvé apathique, pas très motivant pour moi qui m’intéressait à Photoshop, aux nouvelles images numériques. C’était les débuts d’internet [1995 – 1997], j’étais décalé. Je reproduisais des petits carrés numériques qui m’ont fait penser à ceux des mosaïques de l’art médiéval et de l’Antiquité. J’ai réalisé quelques tableaux dans cet esprit très informatique. Pour voir… Personne ne s’attendait à trouver dans la mosaïque des personnages aussi contemporains que ceux extraient de jeux vidéo.

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Making of Rubik Electric Ladyland (Studio Paris, 2011) Magie de la mosaïque, Il faut reculer pour déchiffrer l’image et son tropisme culturel, Jimi Hendrix  époque Electric Ladyland. « J’ai dû représenter de la peau humaine sans rose, en jouant avec les oranges et les blancs. » explique celui qui touche les épidermes numériques aux prises avec une femme électrique.

Un coup de génie ? Un accident : je me suis rendu compte que ce carrelage eh bien oui, il se collait sur les murs, alors j’ai pris ce qui traînait sur la table – pour le coup, un Space Invader – et je suis allé essayer. Ça aurait pu être autre chose ; un portrait, un paysage… Mais j’ai gardé ce petit vaisseau. C’est d’abord la série Les Envahisseurs et la figure de David Vincent, celui qui connaît la vérité [dont les premiers épisodes ont été réalisés en 1969, son année naissance]… J’adore jouer avec les références ancrées dans l’inconscient collectif, les recoudre avec des choses plus modernes, en apparence moins sérieuses. Le jeu de Taito me renvoyait directement à mon adolescence, ce délire du mec de treize piges d’aller dans les bars se lancer dans une partie… shoot them up… le grand frisson ! Vous étiez un cador ? Pas spécialement ; mais j’aimais beaucoup ça. Je n’ai pas de console chez moi, j’aurais trop peur de perdre un temps précieux que je pourrais consacrer à l’invasion… J’ai clairement choisi la truelle et le ciment. Ceci-dit, je me laisse piéger par l’iPhone qui fait entrer le jeu dans notre espace intime. Angrybird, c’est absolument génial.

Quelqu’un qui vous a vu poser l’un de vos premiers « runners » rue Louise Weiss à Paris au début des années 90 m’a dit que vous aviez l’air un peu illuminé… En tout cas, j’ai mis plusieurs mois avant de réaliser l’importance de ce geste… J’avais en tête la grammaire du street art sans pour autant en être partie prenante, ce n’était pas mon milieu. Mais ça m’intéressait et j’ai senti que je pouvais renverser les choses. Je me suis dit « OK, envahis, suis le programme à la lettre. » Je l’ai activé et je le poursuis.

Le caractère imputrescible du carrelage tire le street art vers un principe de conservation ? C’est un paradoxe, le principe est d’être éphémère. Mes pièces pourraient nous survivre pendant des centaines d’années. Elles sont plongées dans un contexte qui rend cette durabilité aléatoire. Je suis moins dans la conservation que dans la résistance. Je reproche à l’art contemporain de ne pas être très généreux dans ce qu’il montre, à l’inverse du street art. J’ai toujours privilégié les trucs illégaux, c’est même le seul moyen que j’ai trouvé pour avancer…

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©Jason Decaires

CCN 02 (Baie de Cancun, 2012) Envahir l’océan était en projet, avant d’apprendre que Jason Decaire, un collègue de galerie américain coulait des personnages de béton aquatico-artistique. Le plus simple était donc de confier directement au maître du genre le soin de le faire.

Qu’est ce qui a changé depuis que vous êtes devenu bankable ?  Je n’ai pas vraiment de rapport avec l’argent, je laisse ça à mes galeries [Le Feuvre à Paris, Alice à Bruxelles, Lazarides à Londres, Jonathan Levine à New York et Target à Tokyo] J’ai mangé des pâtes pour subvenir aux invasions alors lorsque les cotes se sont s’envolées, c’était… perturbant. J’ai pris du recul parce qu’il y a toujours des artistes dont les prix sont supérieurs aux vôtres, ce qui vous pousse à vous demandez pourquoi. C’est une question intéressante mais elle finit par détourner du travail créatif. Ce qui a changé c’est l’achat du matériel, je sais qu’il sera de bonne qualité, je ne regarde plus ce que j’ai sur mon compte avant de passer à la caisse.

Vous devez être super-organisé… Je suis scrupuleux au sens où je me suis promis de ne jamais faire deux fois la même pièce. Sinon, je suis désorganisé de nature alors je redouble de méthode. Tout est numéroté, photographié, topographié… La lutte contre mon style bordélique a finalement pris une dimension artistique. Puisque je voulais photographier la pièce, il fallait que je revienne sur place, j’avais donc besoin d’une carte, d’un point sur cette carte etc ; j’ai donc créé une collection de cartes, une soixantaine environ dont vingt deux ont été éditées.

Collectionneur ?  Oui, je ne peux pas m’empêcher de m’entourer d’œuvres contemporaines surtout que j’ai un joker, j’échange des pièces avec d’autres artistes. J’essaie de lutter contre, d’être le moins matérialiste possible mais il y a bien quelque chose de la collectionnite dans mon travail aussi.

Invader « J’ai offert des pièces à des policiers. Est-ce pour ça que l’on me fout une paix royale? »

Comment ça se passe dans les villes étrangères ? Je me sens comme un animal urbain et en même temps une sorte d’autiste. Dans une ville que je ne connais pas, il y a toujours ce moment clé où il me faut comprendre les flux de circulation, les différents quartiers… J’ai un carnet dans lequel je note tout ce qui est possible… Et c’est chaque fois pareil, par où commencer ? Il y a tellement de possibles. Je suis très concentré et en même temps désorienté… Je quadrille l’endroit dans tous les sens… je l’étudie, je me l’accapare, je cherche des matériaux locaux… C’est une belle façon de voyager, non ? En général je pose entre cinq et dix pièces par nuit, c’est une sorte de quota, c’est ma mission : une cinquantaine de pièces sans me faire prendre et donc trouver très vite les centimètres carrés dont j’ai besoin.

Que ressentez-vous au moment de la pose ?  De l’excitation, de la fébrilité. Je me sens totalement immergé, comme dans un jeu vidéo. Je ne suis pas très sportif et il faut parfois que je me fasse violence pour monter sur un toit ou me pencher d’un pont sur une voie rapide. Ce n’est pas une recherche d’adrénaline mais plutôt la rage de couvrir le point que je me suis fixé comme objectif. Quand je suis dessus, quand il faut parier qu’aucune voiture de police ne viendra piler devant moi… c’est intense. Le meilleur moment, c’est quand même lorsque tout est plié, que je peux dire « voilà, mission accomplie ». C’est comme une drogue… J’ai très vite envie de recommencer, il y a plein de villes à envahir, il faut redoubler d’efforts… Alors, ça me reprend, cette tension, cet énervement. Il faut repartir en repérage.

Comment ne pas penser à La Carte et le territoire de Michel Houellebecq (Flammarion, 2010) ? J’adorerais rencontrer Houellebecq dont j’ai lu l’intégralité de l’œuvre. Je me sens très proche de lui. Pour moi, c’est effectivement entremêlé, d’un côté l’approche rationnel de la carte topographique de l’autre la présence physique du territoire… J’ai appris à circuler de l’un à l’autre, afin de marquer et l’un et l’autre… Je suis pacifiste mais je dispose quand même d’une arme fatale : mon GPS. Space-Invader-PA_1039_Paris_Fevrier2013

PA_1039 (Paris, février 2013) Pièce posée à Paris il y a moins d’un an, la tête de cette panthère rose mesure deux mètres cinquante. « Je pense que je vais faire de plus en plus de carreaux plus gros, pour surprendre et pour m’amuser. »

Drôle de sacrifice que de nouer son visage au corps de la ville et disparaître ? Mon propos est plutôt de montrer que l’on peut être connu sans être reconnu. L’œuvre doit primer sur l’artiste. Et puis, j’ai aussi envie d’être tranquille quand je vais faire mes courses ou lors d’une exposition. Ça a que des avantages. Et puis, j’ai toujours fait comme ça… Le confort de l’habitude peut-être ?

Vous vous dévoilez parfois devant les journalistes… Plus ça va, moins je le fais. En juin, j’ai fait une conférence de presse à Bruxelles sans retirer mon masque, malgré la chaleur… Sans doute que j’aime bien ce petit style Daft Punk, le côté « chanteur masqué ». Certains street artistes ont décidé de se montrer (Zeus), d’autre pas (Banksy). Tout dépend des personnalités. Encore une fois, je ne viens pas de la rue mais de l’Université. La découverte de la culture graffiti, ce jeu entre signature et anonymat, ça m’a tellement emballé que j’en suis resté là. J’ai adopté ce masque, depuis quinze ans et je crois que je ne le retirerai jamais… C’est une fierté qu’on ne puisse trouver mon visage nulle part. Après, ça alimente la parano parce que cet anonymat donne envie aux gens d’être les premiers à vous percer à jour et donc, vous finissez par vous cacher vraiment.

Il s’agissait de se protéger des poursuites judiciaires, surtout dans votre cas qui n’entre pas dans la catégorie des « dégradations légères » des tags… J’ai eu de la chance. Miss Tic ou Jérôme Mesnager ont dû faire face à des inculpations qui ont freiné leur travail. Moi, non. J’ai eu deux ou trois frayeurs, quelques affaires qui se sont enlisées administrativement, quelques gardes à vue que j’ai acceptées de bon cœur, parce que c’est intéressant de passer 24 ou 48 heures dans la geôle d’un bureau de police.

Vous n’en n’avez pas marre ? A plusieurs reprises, j’ai voulu arrêter. En même temps, j’ai cette conscience aigue de la force d’un tel projet ; ce n’est pas seulement « être artiste », c’est un véritable engagement. Hier soir encore, j’ai posé une pièce à Paris, vers quatre heures du matin et je suis rentré me coucher, vers six heures. Evidemment, ce n’est pas tout à fait normal… mais je vis comme ça, entièrement concentré sur cette activité saugrenue et en même temps, tellement importante.

Vous êtes l’un des premiers à avoir travaillé sur la jonction entre données spatiales et données temporelles (PA100 pour Paris, centième pièce, etc). Vous sentez-vous proche d’artiste tel qu’Evan Roth qui se situe entre le street art et la culture des activistes du réseau ? J’aime bien la figure du hacker et l’idée d’un grain de sable dans le dispositif général. Mais je ne pense pas être un grand danger. Ce qui est sûr, c’est que l’on vit aujourd’hui un changement crucial. Au début de l’internet, on pensait que l’on pouvait tout faire et ça se police. On bascule dans le monde des drones et des programmes électroniques de surveillance. La notion d’invasion elle-même est en train de changer. Quelque chose se soude dans l’histoire de l’humanité.

Le street art, récupéré par des expos comme Né dans la rue à la Fondation Cartier (2009), se vend bien, les pouvoirs publics comprennent ce que l’on peut tirer de la mise à disposition de murs dans la ville… Il a touché une nouvelle génération, aux Beaux-Arts notamment les choses sont beaucoup plus faciles qu’il y a quinze ans… Je ne me suis pas fait arrêté depuis bien longtemps, j’ai offert quelques trucs à des policiers amateurs de mon travail. Est-ce pour ça que l’on me fout une paix royale alors que je pose des pièces de plus en plus grandes ? Peut-être me suis-je simplement fondu dans le décor.

Donc, on le découvre dans le film Art4Space, vous avez pris la tangente vers les étoiles ? Ça faisait des années que je rêvais de toucher le ciel sans savoir comment faire autrement que jeter une pierre et puis, en fouillant sur internet, j’ai vu qu’on pouvait lancer un objet dans l’espace sans trop se compliquer la vie. En août 2012, j’ai donc envoyé une mosaïque à près de 40 kilomètres au-dessus du sol. A cette altitude, la température est de moins de 80 degrés, le ciel est noir… On a ramené des images incroyables. Parce que l’art c’est aussi ça, être le premier à mettre en œuvre une idée évidente.

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SPACE ONE (Stratosphère, 2012) Pour cette étape supra-extramuros du street art, ne fallait-il pas passer à autre chose ? « Au dernier moment, je me suis dit “ne cherche pas midi à quatorze heures, fais ta mosaïque mon vieux !” »

  Mythique Club Pur hasard, mauvais karma ou volonté des Dieux ? Entre 1969 et 1971 Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin et Jim Morrison terminent leurs trips à 27 ans. À la mort de Kurt Cobain en 1994, un panthéon macabre officiel apparaît spontanément suite à une déclaration de la maman  du rockeur : « Maintenant il est parti et a rejoint ce club stupide. » Le « Club des 27 » est né et va s’étendre au-delà du milieu de la musique. Un livre et une exposition, Mythiq 27, célèbrent cette malédiction. 27 écrivains (dont Alexis Jenni, Laurent Binet, Jean Michel Guenassia et R. J. Ellory) ont écrit 27 lignes sur 27 personnalités mortes à 27 ans. Des portraits accompagnés par des œuvres street art de Jonone, Bleck le Rat, Bernard Pras, Ludo… Parmi eux, Invader, reproduit en Rubik’s Cube les pochettes des membres gold du club. Invader-Rubik's-Cube_the-doors Mythiq 27 Espace Pierre Cardin, Paris 8e Du 3 au 8 décembre