Harmony Korine : « La violence est un signe de bonne santé »
Pour bien préparer la sortie de Spring Breakers, le nouveau film d’Harmony Korine (en salles le 6 mars), republication du violent entretien qu’il avait accordé à Standard 22 en janvier 2009.
Harmony Korine : le mal partout
Scénariste uppercut de Kids et Ken Park et réalisateur beau bizarre de Gummo et Julien Donkey-Boy, Harmony Korine, 36 ans, aurait frôlé l’autodestruction. Son pur Mister Lonely, le montre en paix. Le wonderboy du cinéma indépendant des années 90, assagi ? Vous allez déchanter.
Mister Lonely est une comédie poétique sur la préservation de l’innocence. Pensez-vous que l’homme soit naturellement bon ?
Harmony Korine : Les gens ne naissent pas gentils ou méchants, les gens naissent, c’est tout, et il arrive aux gens biens de faire de mauvaises choses. J’ai toujours essayé de travailler sur cette dualité, sur la manière dont les choses peuvent être à la fois repoussantes et fascinantes, dégoûtantes, abjectes et très marrantes.
La violence a contaminé notre innocence initiale ?
C’est quoi, le Mal ? Ce qui est mauvais pour vous est bon pour moi et inversement, il n’y a pas d’interprétation objective possible. La peur de rencontrer des très mauvaises personnes m’excite et quoiqu’il m’arrive, je veux toujours que la moitié de mon corps trempe dans la mélasse. Gummo [1997] et Julien Donkey-Boy [1999] explorent cette part de moi-même. La violence, chez moi comme chez Werner Herzog, est signe de bonne santé.
Quel genre de « très mauvaises personnes » avez-vous rencontré ?
Oh, gamin, j’ai connu ces deux frères qui tuaient tous les chiens du quartier et les pendaient aux arbres, pour ensuite leur couper la queue avec du fil de fer fixé sur leurs mains. Je leur ai demandé pourquoi, un jour, pendant qu’ils accrochaient un nouveau clébard sur un arbre. Le plus grand m’a regardé, il n’avait pas de dents et m’a répondu « c’est nos décorations de Noël ».
Pour illustrer la pureté, vous avez choisi le monde des sosies. Avez-vous déjà été fan à ce point ?
C’est compliqué. A 11 ans, j’aimais réellement James Brown, et comme quelqu’un m’a dit que ce monsieur chopait pas mal de chattes, je voulais être lui, danser comme lui – et j’y suis presque parvenu [il rit]. Derrière l’endroit où vivait ma famille, il y avait une forêt où, avec mes amis, on avait l’habitude de déclencher des feux, de brûler des champs entiers. Parfois, j’utilisais cette surface comme une scène avec mon petit ghetto-blaster – en silence, aussi – et je dansais comme James Brown. Nu.
Plié en deux ?
Oui. Mais plus sérieusement, je n’ai pas de message ou même un thème, je ne prévois pas ce que je vais dire. Mon projet n’est pas de faire parfaitement sens, mais de faire du parfait non-sens. Ces sosies sont des personnages obsessionnels et j’ai toujours été attiré par les marginaux. Il suffit que je regarde par la fenêtre et je vois un type avec des gants de boxe en train de se cogner lui-même sur la gueule. Vraiment. Je me dis « wow » et je me suis demande pourquoi, ce qu’il mange, s’il tue des enfants, de quoi il vit, puis je commence à construire une histoire.
Harmony Korine : « Quoiqu’il m’arrive, je veux toujours que la moitié de mon corps trempe dans la mélasse. »
Le personnage de Léos Carax dans Mister Lonely devait être interprété par Jean-Pierre Léaud, qui a déclaré forfait parce qu’il… perdait ses dents !
Oui ! C’est ce qu’il a dit au producteur. Je l’adore. C’est l’un des plus grands. Il m’a expliqué que lorsqu’il travaillait avec Truffaut, il souriait tout le temps alors qu’avec Godard, il ne souriait plus du tout. Il n’y aura probablement plus d’acteurs ayant travaillé avec tant de réalisateurs historiques. Cocteau. Bertolucci. Eustache. Pasolini. Nous nous sommes vus plusieurs fois. J’adorerais le revoir. Peut-être pourrais-je lui offrir de nouvelles dents.
Neuf ans après, quel regard portez-vous sur votre projet avorté Fight Harm, « la plus grande comédie américaine de tous les temps » dans laquelle vous provoquiez des combats de rue avec des gens plus gros que vous, issus de différents groupes ethniques ?
Oh… j’ai tenté puis abandonné parce que je me sentais à deux doigts de… perdre la boule. Je provoquais des étrangers selon des critères démographiques : hier un Noir, aujourd’hui un juif, demain une lesbienne. Je voulais me faire taper dessus par des gens, pendant neuf séquences de dix minutes. Mais je n’ai pas très bien mesuré la brutalité physique que j’étais capable d’endurer. Cette histoire m’a envoyé en taule et à l’hôpital, amoché physiquement et mentalement. Mes proches s’inquiétaient que je ne fasse plus la différence entre ce que je créais et qui j’étais.
Et puis vous avez risqué de passer plusieurs années en prison…
Je voulais pourtant que le film soit joué partout en Amérique. Au fond de mon cœur, j’avais l’impression de capter le fantôme de Buster Keaton, de réaliser une comédie – comme quand le type glisse sur une banane et se casse la figure, c’est hilarant. Ce n’était qu’un film, basé sur la répétition de la violence. Mais je n’étais pas assez costaud pour, disons, les trente-cinq combats nécessaires. Je me suis battu neuf fois. Un soir, le videur d’un club de strip-tease m’a pété la cheville et l’os sortait de mon pied, j’ai eu des difficultés pour marcher pendant un an.
Vous ne gagniez jamais ?
L’idée n’était pas de gagner : je pisse sur votre copine et j’attends que vous me colliez le premier coup. J’attends que vous m’attaquiez et là, seulement, je me défends. La comédie de la violence. Je ne suis pas très balaise, mais je voulais me sacrifier pour le cinéma.
Que vont devenir ces bandes ?
J’ai toujours ces combats sur une pellicule de vingt-cinq minutes. Je ne sais pas si je vais les montrer un jour. Peut-être que l’idée suffit. De toute façon, je ne suis pas encore prêt à le revoir. Je n’ai plus la même conduite psychotique : je suis marié et ma femme déteste ça.
Harmony Korine : « La peur de rencontrer des très mauvaises personnes m’excite. »
Est-ce vrai que Godard vous a envoyé des lettres d’amour après Gummo ?
[Il rit] C’est supposé rester privé. J’ai promis de ne jamais en parler – ce n’est pas aussi excitant que vous le pensez.
Est-ce aussi vrai que cette histoire au Pérou, que vous avez racontée des dizaines de fois ?
Mes parents vivent au Panama, au bord de l’océan. Dans la jungle, il y a un bar où l’on trinque à la santé des paresseux, ces immenses lézards chevelus et monstrueux. Je me suis bourré la gueule avec un type qui m’a parlé de ce culte autour d’un poisson doré très spécial recherché par une tribu d’Indiens vivants sur des bateaux, les Malingerers *, mi-Colombiens mi-Caribéens. J’ai passé six mois avec eux à traquer ce foutu poisson avant de déchanter et de m’engueuler avec leur chef. Je lui disais que le poisson n’existait pas, il me disait de partir. Sa femme, que chacun savait schizophrène, m’a offert une laisse pour chien sans chien. Je suis rentré chez moi et j’ai accroché cette laisse sur le mur de ma chambre. Deux semaines plus tard, tôt le matin, j’entendais des aboiements. C’est là que j’ai commencé à écrire le film : je voyais des nonnes sauter d’un avion, sans parachutes.
Personne ne sait si vous dites la vérité.
Vous déciderez, mais je vous assure que cette histoire est définitivement vraie : j’ai coupé certains passages mais je parie que ces Indiens sont toujours à la recherche de ce poisson dont les écailles produisent le son d’un piano pour enfants et pour lesquelles des hommes d’affaires japonais sont prêts à payer un paquet de fric. Mais la vraie question est : « est-ce que la vérité est vraie ? » ou plutôt « est-ce que la vérité est importante ? » Formellement, concernant le cinéma, la vérité ne m’intéresse pas. Je veux plus que la vérité, je veux la transcendance, la poésie. La Nuit du Chasseur [1955], est-ce vrai ? Non, c’est plus que ça. Cadet d’eau douce [1928] de Buster Keaton, même chose. Leur poésie nous illumine, nous forme, nous inspire. La vérité est une impasse.
Vos scénarios pour Kids [1994] et Ken Park [2002], pour Larry Clark, abordent pourtant de façon très « réelle » la jeunesse américaine ?
Je ne parle que des films que j’ai réalisés. Ils ont toujours lieu dans un monde réel, familier, mais légèrement manipulé, tordu, avec un peu d’espace pour que des choses magiques apparaissent. C’est pour ça que je ne pourrais pas tourner de documentaires « stricts », je n’en ai pas la patience. J’adore apposer ma volonté sur le sujet traité, afin de me l’approprier, comme si le monde réel était… cassé.
Vous avez vécu à Paris ?
Oui. Pendant presque dix mois, il y a deux ans, à deux pas des Tuileries, hôtel Régina. J’étais complètement déglingué, très…
« Fatigué » ?
Fatigué, c’est le bon mot. Je m’empiffrais de croque-monsieur à raison de vingt-cinq par semaine et ça me rendait malade.
Déjà sur votre prochain script ?
J’ai presque terminé mais je ne dis rien, même à ma femme. C’est de la superstition. Si je vous raconte et que vous faites une drôle de tête, ça va me foutre en l’air.
Bientôt papa ?
Oh, vous savez ça ? C’est une fille, elle est gay et nous l’appellerons « Vagina ». Vagina Korine. Mon premier bébé. Comment vais-je faire avec un gosse ? – c’est dingue, je ne sais même pas attraper un poisson doré.
* Le terme médical malingering désigne les individus exagérant les symptômes de leurs troubles physiques ou mentaux pour obtenir des opiacés, éviter le travail, se faire virer de l’école, etc. Petit malin.
Violent Quiz
Parmi les reportages de son livre Le Festival de la Couille, Chuck Palahniuk évoque sa rencontre avec Juliette Lewis, l’actrice de Tueurs-nés qui, at home, lui imposa le questionnaire suivant « pour mieux le connaître ». Interrogé à son tour, Korine se défend bien.As-tu jamais poignardé quelqu’un avec un objet contondant ?
Harmony Korine : Oui [silence].
As-tu déjà cassé le nez d’un type ?
Oui. Il s’appelait Bradley et m’avait piqué mon skate-board.
Dirais-tu que tu as gagné plus de combats que tu n’en as perdus ?
Probablement pas.
A une certaine époque, étais-tu déconcerté par le mécanisme de ton pénis ?
Il m’a toujours semblé plutôt normal.
Est-ce que tu ressembles plus à ton père ou à ta mère ?
Je ressemble à mon oncle, celui qui m’a inspiré Julien Donkey-Boy et qui vit dans un hôpital psychiatrique.
Quelle est la première image que tu gardes du corps féminin ?
Je me souviens qu’au village, il y avait cette femme qui faisait sortir du lait de ses mamelles pour remplir le bol de Cheerios de ses enfants qui, eux, n’avaient qu’une seule dent. Ils buvaient ça comme un délicatessen.
Es-tu allé en colonie de vacances ?
Oui. J’ai appris à sniffer de la glue, à 10 ans, dans un camp de marins. Mon père voulait que je sois marin, je devenu renifleur de glue professionnel.
Comment expliques-tu que Mozart ait écrit des symphonies à 7 ans ?
Comment est-ce qu’une fillette de 5 ans peut-elle donner la vie ? Si vous tapez sur Internet « la plus jeune mère du monde », vous verrez une petite Péruvienne enceinte qui souffre pas mal [en 1939].
T’es-tu déjà retrouvée au milieu d’une catastrophe naturelle ?
J’ai toujours voulu, mais ça ne s’est jamais produit.
C’était quoi ton expression préférée quand tu étais ado ?
Je ne m’en souviens pas. J’ai pris trop de drogues et ma mémoire est complètement brumeuse.
Tu as des espoirs pour l’humanité ? Et dans le cas contraire, comment peux-tu honnêtement continuer à vivre avec un tel désespoir ?
J’ai de grands espoirs. J’espère que Barack Obama fera un grand président et j’espère qu’il est aussi marxiste que ses adversaires le disent – rien ne me rendrait plus heureux.Chuck Palahniuk, Le Festival de la Couille (Denoël, 2005).
Le film
Beat itA Paris, un sosie touchant de Michael Jackson (Diego Luna, l’autre révélation de Y Tu Mama Tambien) croise celui de Marilyn Monroe (Samantha Morton, l’exquise muette d’Accords et désaccords) dans une maison de retraite ; ils rejoignent un château écossais où de faux Chaplin, Lincoln, Sammy Davis Jr, Pape et Reine d’Angleterre vivent et préparent des spectacles loin de toute moquerie. En contrepoint, une communauté de religieuses panaméennes s’essaie au saut dans le vide sans parachute. Douce et lumineuse, cette échappée pop confidentielle (quinze copies) sur les représentations de l’innocence, écrite avec son petit frère Avi et coproduite par Agnès b., amorce le désir de l’auteur d’un cinéma plus populaire et plus drôle ; le futur projet serait « une vraie comédie » que l’on espère aussi marrante que le cinéaste en entretien : « Bon, j’ai aussi adopté six enfants noirs. Je vais improviser. Je serai un père à la Michael Jackson, vous savez, du genre qui distrait ses mômes en les pendant aux fenêtres. »
R. G.Mister Lonely