Xabi Molia : « A côté de l’héroïsme »
Dans Avant de disparaître, Xabi Molia décrit Paris assiégée en proie à une terrible épidémie et nous met chaos debout.
Normalien, romancier, cinéaste, scénariste de BD… à 33 ans. Etes-vous normal ?
Xabi Molia : Oh, oui ! Je me trouve tellement normal que j’écris des histoires pour ajouter un peu d’extraordinaire. J’ai grandi à Bayonne, nourri de super-héros et de films de zombies, comme La Nuit des morts-vivants [George A. Romero, 1968] et ses suites. Puis j’ai commencé à écrire au collège, sous forte influence de… Paul-Loup Sulitzer, dont il ne me reste rien, j’espère, hormis le goût du romanesque. En fait, je m’ennuyais tellement, gamin, qu’avec un ami, on rêvait de catastrophes…
D’où le décor post-apocalyptique d’Avant de disparaître, avec des campements au cœur de la capitale assiégée, sans tour Eiffel ni électricité ?
Au départ, je voulais écrire un roman d’amour : celui d’un homme qui cherche sa femme disparue, dont le monde s’effondre. Petit à petit, j’ai imaginé que tout s’effondrait autour de lui, et le roman collectif s’est ajouté à l’histoire individuelle. Le motif de la catastrophe se retrouve dans mes deux précédents romans. Dans Supplément aux mondes inhabités [2004], les objets se mettent à dysfonctionner. Dans Reprise des hostilités [2007], c’est le territoire qui pourrit, et l’âme des hommes. J’ai approfondi le thème, avec une épidémie et une guerre civile qui préfigurent la fin du monde.
De ce conflit, pourtant, on ne sait pas grand-chose : « Ce qui achevait de convaincre certains de l’existence du chef des infectés, c’était les démentis du gouvernement. »
Quand on est assiégé, on sait rarement ce qui se passe à l’extérieur. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui arrive après la catastrophe, quand tous nos choix collectifs sont remis en cause dans l’urgence. Autour de quoi se rassemblerait-on dans cette situation ? Quelles idées auraient le plus fort pouvoir d’attraction ? Et qu’est-ce qui pousserait à l’engagement des hommes qui, comme ceux de notre génération, sont – jusqu’ici – passés à côté de l’héroïsme ? Nous vivons une époque plutôt confortable mais, régulièrement, des signes montrent que tout peut basculer très vite – qu’on voie ce qui se passe à chaque nouvelle menace d’épidémie ! J’ai parfois l’impression qu’on vit dans le flashback d’un film post-apocalyptique.
Peut-on parler de roman d’anticipation ?
Non ! Plutôt d’un livre d’Histoire. Je voulais écrire sur la culpabilité collective et la façon dont nous affrontons nos responsabilités historiques (sur la guerre d’Algérie, par exemple). Mais je ne voulais surtout pas d’un livre-parabole. La question est d’ailleurs abordée à travers Hélène, la femme du héros, auteure de BD à succès à qui le pouvoir reproche des métaphores politiques : « Elle rétorqua […] que les métaphores ce n’était pas elle qui les faisait, mais ces messieurs du Comité de révision. »
Les métaphores ne seraient pas dans les livres mais dans l’œil des lecteurs, des médias ?
C’est un truc qui m’énerve dans le monde littéraire actuel : on ne sait plus juger un roman pour ses qualités propres, les critiques cherchent un angle, un message, une résonance avec l’actualité. Prenez la polémique sur Les Bienveillantes [Jonathan Littell, Goncourt 2006] : on a glosé sur l’exactitude historique, mais on a oublié que la fiction est aussi un lieu d’élaboration de la vérité, un moyen de connaître le monde. J’écris des histoires pour mieux comprendre moi-même certaines questions, certains sentiments. Et j’ai beaucoup plus appris sur la duplicité en lisant Proust qu’à travers mes propres histoires d’amour.
Vous avez des modèles dans l’écriture ?
A brûle pourpoint, je vous citerais Marie Ndiaye, dont j’ai découvert les livres au début des années 2000. Elle m’a impressionné par sa capacité à incarner des sentiments dans des sensations. Avoir honte, avoir peur – tout cela prend corps. Une vraie leçon d’écriture.
L’un de vos personnages note qu’on ne fait plus confiance à ceux qui n’ont rien fait de grand avant trente ans… Un écho personnel ?
Disons que c’est une phrase conjuratoire ! D’aucuns pensent comme ça, en effet. J’espère que ce n’est pas vrai pour moi, car pour l’heure, mon itinéraire est tout de même resté assez discret…
« Les hésitants, les bavards, ceux qui ont des scrupules, il ne faut pas les écouter. Ils ne serviront plus à rien », dit l’un de vos personnages. Quid des romanciers ?
L’Histoire nous montre que les plus graves crises ont été accompagnées de frénésie de consommation culturelle ; lors du siège de Paris en 1914, Gallieni [gouverneur général en charge de la défense de la ville] disait : « Une ville sans spectacle est une ville vaincue. »
Dans votre précédent roman, Joseph Bel était un populiste ambitieux, on le retrouve président de la République ?
La question du populisme me fascine depuis près de dix ans. Dans Reprise des hostilités, Bel était une sorte de Bernard Tapie de droite. Mais que donnerait une telle présidence en situation de crise ? Une chose est sûre : j’en ai assez de ces anticipations qui ramènent invariablement aux années 30 ou au 1984 d’Orwell. Le monde a changé. Si un populiste prenait le pouvoir, il garderait les apparences de la démocratie et des opposants subsisteraient ; je crois que le danger viendra plus d’une altération de la démocratie que d’un retour du totalitaire.
Faut-il voir dans cette continuité une volonté de « faire œuvre » ?
Pas vraiment. Je me sens traversé par des envies très divergentes, ce qui n’est pas si facile en France, avec notre obsession pour la cohérence. On aime tant parler de « l’univers » d’un auteur, surtout quand il tient dans un dé à coudre. J’ai été très soulagé en lisant une page de Pessoa faisant l’éloge de l’incohérence. Mes modèles sont plutôt à chercher du côté de ceux qui se sont imposé de ne jamais revenir sur leurs traces. Perec, Tarantino, Assayas… Et Scorsese, pour son art du récit et ses choix de focalisation.
Vous avez scénarisé et réalisé trois courts-métrages [voir encadré] puis un premier long, Huit fois debout, en 2009, avec Julie Gayet et Denis Podalydès. Les deux écritures se nourrissent-elles mutuellement ?
La forme est souvent dictée par l’histoire que j’ai envie de raconter. La littérature permet de plonger dans l’intériorité, la mémoire, les ambiguïtés. Le cinéma, lui, aménage un espace que les personnages traversent. Il a besoin de mouvement, de nature.
Quelle impression ça fait une rentrée littéraire après un film ?
Je suis assez détaché, maintenant. Et malgré le tohu-bohu médiatique, le rapport au lecteur reste assez intangible, on ne le voit jamais en direct. Pour Huit fois debout, nous avons fait beaucoup de projections publiques et voir les gens rire dans la salle, c’est très motivant. Ecrire, c’est une situation de solitude tragique ! Cela dit, la littérature reste heureusement loin de la brutalité économique du cinéma, de la tyrannie de la rentabilité – même dans le cinéma dit « d’auteur ».
Pour la suite, encore des catastrophes ?
Je prépare un scénario de téléfilm pour Canal+ autour du terrorisme basque sous Mitterrand. Je tournerai un nouveau long-métrage l’été prochain, toujours avec Denis Podalydès, dans les montagnes basques, l’histoire de deux losers qui s’embarquent dans une équipée pour lever la malédiction dont ils se croient frappés… Ah ! Et en ce moment j’écris aussi des poèmes sur Sarkozy. Je ne sais pas encore si j’en ferai quelque chose en 2012.
entretien Bertrand Guillot, photographie Nolwenn Brod, stylisme Edem Litadier Dossou, assisté de Julien Salibur, remerciements Stéphanie Vaillant
Le livre
Apocalypse nous
Paris, bientôt. Le pays sort de grandes émeutes et voilà que survient une étrange épidémie, transformant les hommes en êtres bestiaux assoiffés de violence. Assiégée par ces « infectés », la capitale s’organise entre petits trafics, culture et décadence. « Maintenant que la guerre est là, il faut lui donner un sens », dit un philosophe qu’on écoute encore. Antoine Kaplan, l’un des médecins chargés de traquer les premiers signes de la maladie, est aux premières loges. Mais quand sa femme disparaît, il se rapproche des zones clandestines de la ville où règnent les « récupérateurs » d’objets devenus inutiles et où les opposants se terrent dans des tunnels…
On pourrait se contenter de lire le cinquième roman de Xabi Molia comme un polar futuriste à l’écriture fluide et précise. Mais le sel est ailleurs, dans l’évolution de Kaplan, héros malgré lui d’un amour et d’une histoire qui le dépassent ; il est surtout dans l’analyse d’une société privée de repères confrontée à ses limites. On pense à La Peste de Camus, bien sûr, mais plus encore à L’Aveuglement de Saramago, pour la capacité de Molia à interroger tous les hommes à travers quelques destins individuels subissant une infection massive de leur population. Pour sa portée intemporelle, aussi. « On vous avait fait brefs, vous vouliez persister », tonne un prophète. Ils persistent, on signe.
B. G.Avant de disparaître (Le Seuil)
312 pages, 19,80 euros
Cinéma
Le temps d’un faux documentaire, Xabi Molia réinventa… le demi-tour.
Inventé voici deux mille ans par un paysan romain, le demi-tour n’a cessé de se perfectionner. Seulement voilà, depuis la volte-face d’un Boeing sur Manhattan un matin de septembre, il a du plomb dans l’aile. Il est même devenu suspect, l’époque est à la ligne droite. Heureusement, une poignée d’irréductibles refusent l’inéluctable ! Et leur association clandestine, « Demi-tour toute », organise des stages pour perpétuer ce savoir-faire ancestral…
« Après l’agreg’ de lettres, je suis parti à pied de Bayonne pour trois mois de marche vers le Nord, en suivant la côte, raconte l’auteur. Je m’étais interdit de faire demi-tour… Et voilà. » Deuxième court-métrage réalisé en 2005 par Xabi Molia, ce faux documentaire de seize minutes est un vrai tour (de force) entre humour absurde et détournement d’archives. Avec cette question, portée par le timbre inimitable de Jean Topart (voix-off des Mystérieuses Cités d’Or) : « Où va le demi-tour ? » Maintenant qu’il est en ligne, on sait qu’il ira loin. L’Invention du demi-tour aurait pu augurer d’une série à la Monty Pythons, mais Xabi Molia n’est pas homme à revenir sur ses pas, il préfère la pirouette.
B. G.