Voyage entre les genres
Parent pauvre du théâtre, le cabaret de travestis dévie les sens des scènes conventionnées. Portrait d’une génération XXY, où le travelo devient artiste transgenre.
La première gay pride a eu lieu à New York en 1969. Parallèlement à l’affirmation d’un style de danse, le voguing, elle entérine le principe que les moments fondateurs de la contre-culture sont marqués par la présence de travestis. En France, la révolution gay du spectacle vivant se fait avec la troupe des Mirabelles, qui présente sa première pièce, Fauves, en 1974, en off du festival d’Avignon. La vieille garde du spectacle « pour homme » lui reproche de lui piquer des parts de marché. Trois ans plus tôt, Jean-Claude Dreyfuss, alias Erna von Scratch débutait sa carrière de transformiste chez La Grande Eugène. Il sera le premier à pousser la théâtralité de personnages ambigus du théâtre au cinéma. Vingt ans plus tard, d’autres artistes font du travestissement une représentation théâtrale à part entière : parisien depuis 1970, l’Américain Mark Tompkins rend un Hommage à Joséphine Baker (1996) en quatre actes, célébrant les chanteuses de cabaret. Olivier Py invente Miss Knife en 2000 puis dirige Michel Fau en rombière monochrome dans Les Illusions comiques en 2006. Tout comme les chorégraphes Alain Platel (Gardenia en 2010), Christophe Haleb (Domestic Flight en 2006), Christian Rizzo (Et pourquoi pas : “bodymakers”, « falbalas », “bazaar”, etc., etc. en 2001) ou Daniel Larrieu (Divine en 2012), qui développent la réflexion sur l’identité et le genre.
La frontalité des couilles mouillées
Cette année, un nouvel outing bouscule les sérieux théâtres de Chaillot, de Vanves, de Malakoff ou de la Cité internationale. C’est sur cette scène, dans Le Cabaret calamiteux, que Camille Boitel interprète une acrobate aux cheveux longs et robe blanche. Rien de sulfureux dans ce lieu de désordre et de joie, si ce n’était que tous les spectateurs masculins sont invités à se travestir avec faux seins et talons compensés. Les premiers arrivés s’assoient autour de tables à même le plateau, dans une disposition qui singe la configuration spatiale des salles de Pigalle. Dans le grand foyer du théâtre de Chaillot, pour une soirée unique en février, l’élégant New-Yorkais Mx Justin Vivian Bond donne son récital Love is Crazy avec pour décor, derrière la fenêtre, la scintillante tour Eiffel. Il s’y dévoile sans hystérie, ni chichi, deux heures durant, essaie de s’accompagner au piano pour une ultime chanson, mais oublie les paroles puis renonce, se confondant en excuses. Follement attendrissant.
Moins glamour, le duo de metteurs en scène italiens Ricci/Forte invitait le public du théâtre de Vanves à visiter la cuisine (Faust), puis les toilettes (Didon) de leur Wunderkammer Soap (en janvier). Assis sur des tabourets en plastique, les spectateurs assistent au bain de Didon, une prostituée de seconde classe tentant désespérément de se métamorphoser en Nicole Kidman. Une mise à nu furtivement voilée par un manteau de fourrure trop court, dont les poils dégoulinants se confondent avec la toison intime de l’acteur. C’est sans fard et avec des bleus sur les fesses. La justesse et la proximité déconcertante de cet exercice de « transvestisme » créent un moment suspendu d’une rare hauteur.
Loin de la sage dualité du Stromae de Tous les mêmes, dès le quatrième morceau de Miss Knife chante Olivier Py, le tout nouveau directeur du festival d’Avignon jette sa perruque au sol, mais, coquet, change de boucle d’oreille en même temps que de costume. Sa transformation en femme demande plus de deux heures, mais il s’arrange pour rester un mec avec du poil sous les bras, sans être assigné à une identité sexuelle : « Ce n’est pas parce qu’on est un hétérosexuel de base que l’on n’a pas le droit d’aimer les bougies parfumées », dit-il dès le début du spectacle, qui tournait en janvier.
Le Kabaret Warszawski, présenté l’été dernier en Avignon et repris à Chaillot en février par Krzysztof Warlikowski, exprime, lui, les dangers qui menacent nos démocraties. Dans une forme libre, détachée, permettant d’instaurer un langage s’affranchissant de toute convention et de toute obligation envers l’intrigue et la narration, le Polonais pointe du doigt (verni) la montée du nationalisme et du racisme. Les tabous explosent, chacun suit ses inclinations. Dans ce lieu d’échange et de réflexion, la seule note gaie et porteuse d’espoir à la fin des quatre heures trente de spectacle reste la clameur du meneur de revue : « Y a-t-il encore des gens qui ressentent de l’amour ? »
Jouissance maximum
Pour ces performeurs excellant dans l’art sensible du don de soi, le travestissement est une nécessité intime, un vecteur de créativité et un acte subversif. Brian Scott Bagley (ci-dessus), chanteur et chorégraphe boylesque originaire de Baltimore Buzz les soirées du mercredi au bar du Très Honoré à Paris. Le maître de cérémonie, dont les talons aiguilles sont ses baguettes magiques, est devenu parisien suite à une audition avec Jérôme Savary (pour la pièce À la recherche de Joséphine en 2006). Il est le plus inattendu héritier de la danse des bananes de Joséphine Baker. Comme elle, il poursuit son rêve de conquête de l’Europe. Son spectacle Cabaret Me, I’m famous est présenté en mai au Théâtre de Poche Graslin à Nantes. À Paris, également les mercredis, sa consœur féministe et drag king Louise de Ville domine la soirée Pretty Propaganda à la Manufacture Bar Rock, et l’éphèbe Arthur Gillet s’abandonne dans les galeries d’art, The Man Inside Corrine (Sébastien Vion de son vrai nom, voir ci-dessous) agit souvent derrière les platines ; Lola quotidiennement sur les planches de la Revue Mugler Follies, et sa complice Solange fait du hosting [accueillir les invités] au Badaboum ou au Yoyo les soirs de fête. Lola et Solange ont créé en décembre l’émission Les Poupées de Paris, enregistrée un samedi par mois sur radiomarais.fm au Café Français, place de la Bastille. Leurs invités : Régine, Jenny Bel’Air (lire l’interview de la mythique physio du Palace dans Standard n° 30) ou Betony Vernon, « anthropologiste sexuel ». On y parle d’un Paris transgenre et cultissime avec des conseils mode en bonus. Le plus queer de la famille signe des performances adulées : François Chaignaud se produisait femme dès 2010 dans (M)imosa, une collaboration chorégraphique sur le thème de l’identité qui rend hommage au voguing tout en explorant la faille entre le désir et l’impossibilité de devenir autre. Depuis, ses ongles incroyablement longs et impeccablement peints ne le quittent pas : « Il ne s’agit pas d’atteindre une illusion de la féminité, mais plutôt de faire coïncider la logistique de l’apparence à la machinerie du désir », explique-t-il. Car si le double masculin ou féminin est avant tout une prolongation de l’être, un travail précieux pour exploser les normes et interroger, encore et toujours, la différence, il autorise surtout à trouver les moyens de jouir de notre liberté au maximum.
Par Marion Boucard
Les Poupées de Paris
Sur la web radio radiomarais.fm
Un samedi par mois de 20h à 22h
Soirées Buzz
Les mercredis à 21h au Bar du Très Honoré, Paris 1er
The Man Inside Corrine
Comédien DJ issu de l’univers circassien et du théâtre de rue.
Un clown sous acide et une supervixen hystéro-électro, Corrine a beaucoup de monde au balcon. « J’aime déstabiliser en imposant le doute. Mes créatures sont des vecteurs, des messagers, des traducteurs ; on peut les considérer non pas comme des super-héros, mais des hyper-moi. » Corrine était chroniqueuse pour Pink TV en 2008 et 2009.
Où le voir ? Dans les clubs, les festivals, les événements privés.
Sac ajouté à son costume : Lancel.
François Chaignaud
Chorégraphe rennais, diplômé du Conservatoire supérieur de danse de Paris.
Il se travestit dès l’âge de 5 ans. La scène renforce ce désir de créature extraordinaire : « Il m’importe de créer des figures scéniques sans le cynisme, le deuxième degré, l’excès ou la laideur qui prouveraient que les travestis sont des anomalies amusantes. » Dans Pâquerette en 2008, il danse avec un flacon de cristal fiché dans le fondement, ce qui lui vaudra de figurer dans cette posture dans Standard n° 24, spécial Fesse.
Où le voir ? Dans Думи мої – Dumy Moyi les 17 et 18 juin aux Latitudes Contemporaines à Lille, et les 19 et 20 septembre à la Biennale de la danse de Lyon.
Sac ajouté à son costume : Chanel.
Louis alias Louise de Ville
Comédienne burlesque débarquée du Kentucky en 2005, les valises pleines de paillettes.
Cette féministe mâle active mêle humour et provocations engagées dans ses soirées hebdomadaires, et anime des workshops où l’on apprend à se transformer en mec (Chez Orphée, 7 rue Pierre-Fontaine, Paris 9e). « Incarner l’idée du machisme, c’est placer son poids, se diriger avec le sexe, dominer l’espace et le temps. » Dans son show, elle enflamme un gode.
Où la voir ? Aux soirées Pretty Propaganda les mercredis à 21h à la Manufacture Bar Rock, 42 rue Rochechouart, Paris 9e.
Sac ajouté à son costume : Hermès.
Arthur Gillet
Incubateur de liberté, diplômé de l’École des beaux-arts de Rennes.
« La lecture d’Orlando de Virginia Woolf m’a permis de quitter les regrets d’un déphasage entre une apparence masculine et une sensibilité que je pensais féminine. Aujourd’hui, je me considère homme le plus souvent et je sais que la vulnérabilité rend cette conviction inutile. » C’est lui qui déambulait nu au vernissage de l’expo Nu masculin au musée d’Orsay le 23 septembre dernier.
Où le voir ? Dans les soirées, les galeries, les vernissages, les musées.
Sac ajouté à son costume : Vivienne Westwood.