Vampire Weekend : « Avec le temps, tout devient aussi doux qu’une blague »
Capables de dynamiter une fête en trois lignes de guitare sénégalaise, Vampire Weekend revient avec un opus charbonneux sur lequel planent le soufre et l’incertitude. Discussion avec leur leader, Ezra Koenig, pour tenter de comprendre ce qui ne va pas.
Vous avez attiré l’attention en 2007 avec une pop métissée, incluant des influences africaines et des touches latines, notamment dans votre approche des guitares et des percussions. Modern Vampires Of The City oublie cette hybridation, en revenant à une pop anglo-saxonne plus classique, à la Lennon. Crise identitaire ?
Ezra Koenig : Lennon, bonne pioche : le côté église païenne du nouveau disque vient clairement du Plastic Ono Band, découvert pendant le processus de composition. Notre album vise le songwriting américain classique : un genre qu’on trouvait assez chiant jusque-là, avant que sa simplicité nous revienne comme une évidence et chasse les sons plus touffus vers lesquels on courait auparavant. La jeunesse est attirée par la variété. Adulte, on apprécie peut-être mieux les fondamentaux.
Aviez-vous peur d’être enfermés dans une caricature, celle des fils spirituels de Paul Simon et Peter Gabriel ?
Il y a une montagne de choses plus affreuses que d’être considérés comme leurs héritiers ! Quand Peter Gabriel a repris avec Hot Chip notre premier « tube » Cape Cod Kwassa Kwassa, dans lequel on se moquait gentiment de lui, on a eu confirmation qu’il était moins ringard que certains se plaisaient à le croire…
Ce virage est-il une réaction aux attaques dont vous avez été la cible ces dernières années ? Cette étrange rhétorique qui vous glissait dans le sac des pilleurs blancs de la richesse du tiers-monde ?
Indirectement, peut-être. Une dialectique d’autant plus étrange que personne ne semblait s’être renseigné sur les origines du groupe : iranienne, hongroise, ukrainienne, italienne… Nous ne sommes ni des Américains impérialistes, ni des WASP pur jus. Etre surnommé « le groupe le plus blanc du monde » [entre autres par Craig Outhier du Phoenix New Times, en référence au blog Stuff White People Like de l’humoriste canadien Christian Lander] avait quelque chose d’absurde. Avec le temps, heureusement, tout devient aussi doux qu’une blague. Et puis je ne peux pas en vouloir aux gens d’être sur leurs gardes, guettant tous les types d’exploitation du tiers-monde – il y en a tant. Ce procès était juste un peu extrême dans notre cas.
L’artwork signale également une rupture. Après une esthétique domestique et polaroïdesque, un extérieur urbain en noir et blanc, massif, global. Une nouvelle perspective pour vous, plus politique ?
Le futur ne nous semble plus sans limite, l’album prend acte de cet horizon restreint. Il n’est pas forcément pessimiste, juste réaliste. C’est ce que concentre cette pochette : une photo de New York prise à 8h30 le 24 novembre 1966 par le photographe Neal Boenzi, le jour où la ville a été prise dans la plus importante brume de son histoire – qui aurait provoqué 169 morts. On aimait le côté étonnamment futuriste de ce cliché, mêlant le passé et l’avenir, ce qui correspondait parfaitement au disque. C’est Rostam [Batmanglij, aux claviers] qui a déniché la photo sur le Net, qu’il trouvait à la fois « terre-à-terre et grandiose ». On voulait casser nos codes.
Finalement, le truc le plus exotique dans Modern Vampires, c’est le producteur, Ariel Rechtshaid, surtout reconnu pour son background ska…
Il faisait partie du groupe ska-punk The Hippos dans les années 90, dans l’ombre de No Doubt, mais il est à l’aise dans tous les styles. Il a produit aussi bien Theophilus London que Major Lazer, Usher que Cass McCombs. On a toujours adoré le dub et les musiques jamaïcaines. On a juste pensé qu’il pouvait subvertir de manière souterraine nos arrangements très classiques. Notamment via de petits détournements maniaques sur les voix.
Votre lointain amour pour le reggae se devine dès le titre du disque…
Ça provient du morceau One Blood [1990] de Delroy « Junior » Reid, qui a fait partie de la formation culte Black Uhuru. Au début, il hurle : « Modern vampires of the city, hunting blood! Blooood! Bloooooood! » Ça parle de la tension inévitable entre l’unité qu’appelle une communauté et la tendance à l’égoïsme. Un thème qui remonte à l’Antiquité, mais qui reste actuel à une époque où les liens avec les technologies se multiplient sans produire d’intérêts communs durables. « Vampire » est un mot très répandu dans le répertoire reggae. Marley, Peter Tosh et d’autres l’ont utilisé à différents degrés, souvent pour dépeindre les systèmes d’exploitation. Je me suis amusé à en lister les occurrences… peut-être un délire inspiré de mon père, un malade de reggae qui m’a appris à être attentif à l’imagerie rastafariste des paroles, permettant énormément de passerelles avec les imaginaires juif et chrétien.
Vampire Weekend : « Si on décrit notre album comme un grand roman américain réduit en confettis par une broyeuse pop, on aura touché au but. » Ezra Koenig
Sur Finger Back, tu racontes le coup de foudre d’une juive et d’un musulman comme si c’était le Roméo et Juliette du XXIe siècle…
Histoire vraie : une jeune juive orthodoxe tombe raide dingue de l’un des employés du falafel shop de son quartier, près de Columbia. C’était la colocataire de ma copine. Leurs familles n’ont pas du tout apprécié, mais les amants ont décidé de passer outre. Les tragédies peuvent se jouer dans une ruelle ou les marges d’un journal.
Pour promouvoir le disque, vous avez carbonisé des bagnoles. Pourquoi cette imagerie de l’émeute ?
Step s’ouvre sur ces paroles : « Tu as mis le feu à une Saab comme à un tas de feuilles. » C’est une évocation de l’inconscience contemporaine, de l’extrême relativité de certains comportements antisociaux. Depuis, le club des amoureux de la Saab 900 nous en veut ! On a dû publier un communiqué pour expliquer que les modèles cramés avaient des problèmes et ne pouvaient plus circuler. Certains ont cru qu’on se moquait des possesseurs de cette voiture un peu collector, alors que Rostam a passé son enfance dans une Saab ! Finalement, ça montre aussi le fétichisme de l’époque.
Vampire Weekend est connu pour une poignée de tubes énergiques. Si on met de côté Diane Young et Finger Back, le nouvel album est plutôt méditatif : parfois mélancolique, parfois anxieux.
C’est notre premier album plus « Vampire » que « Weekend ». Jusque-là, l’aspect vampire était surtout une blague, les romantiques aux dents longues étaient à la mode, avec une surenchère tirant vers l’absurde. On a donc imaginé la nôtre, avec des vampires qui glandent à la piscine ou organisent des fêtes d’anniversaire. Dans ce disque, plus abyssal, on peut presque voir une métaphore à la George Romero [La Nuit des morts-vivants, 1968]. Pour moi, cette face lugubre suit logiquement notre côté plus ensoleillé, comme une ombre.
L’album semble construit comme une collection de vignettes sur les USA. Vous dites parfois que l’Amérique n’aime pas ses habitants…
Tu touches à quelque chose d’important. On voulait être profond, presque littéraire, en élaborant une structure, mais sans prendre notre démarche trop au sérieux. Cet album est notre plus américain, notre plus contemporain, mais ce n’est pas que des grandes idées et de la majesté intouchable. On a cherché à dresser un portrait par petites touches, une capture du temps par juxtaposition d’histoires singulières, mettant le format radio au service de la chronique sociologique. Si on décrit notre album comme un grand roman américain réduit en confettis par une broyeuse pop, on aura touché au but.
Dans Step, vous soldez l’image de college band qui vous colle à la peau. Notre génération a des difficultés à devenir adulte, selon toi ?
Ce serait un peu étrange si j’avais encore des problèmes d’étudiant à 29 ans. On est passé à autre chose. Les trois albums forment une trilogie et suivent une même bande de l’enfance à l’âge d’homme. On peut aussi les penser comme trois géographies des Etats-Unis : le campus de Columbia comme microcosme résidentiel pour le premier, les plages de la côte ouest comme rêve international pour le second, New York comme mégalopole concentrant toutes les questions du siècle pour le troisième… Et je ne dis pas seulement ça parce qu’on avait signé pour trois albums avec notre label !
Vous avez une réputation de gendres idéaux, tout en étant fascinés par le punk. Comment expliquer ce fossé ?
Le monde n’est pas toujours très clair. C’est bon d’être dans cette incertitude. On dit autant de bêtises sur le punk que sur le ragga. J’adore le punk, mais je hais entendre les gens en parler ! Croire que l’esprit se lit dans la manière dont on s’habille est l’un des pièges dans lesquels notre ère se vautre le plus facilement…
Vous faites quand même très attention à votre look. Cette teneur plus sombre va-t-elle influer sur votre apparence future ?
En effet, je suis moins intéressé par les couleurs vives ces jours-ci. Elles sont moins de rigueur, moins raccord avec ce que les gens endurent ; l’insouciance a parfois quelque chose de déplacé.
Le disque
Vampire State Building
Tout semblait clair aux yeux des publicitaires et des super pitcheurs : quatre garçons huppés nés dans des polos Ralph Lauren se peinturluraient en Noirs pour divertir l’entre-soi d’un campus arty, façon raout colonial 2.0. Vraiment si simple ? C’eût été ne pas entendre la subtilité des emprunts faits aux techniques de composition des pays du Sud, aussi respectueux que ceux d’un Damon Albarn, ou ne pas se rendre compte que l’escouade a toujours été de sang-mêlé, brassant des origines intimes sacrément diverses. Excessivement moqué pour son côté petit-bourgeois lisse, le groupe siffle aujourd’hui la fin de la récré. On leur reprochait de trop aimer l’extérieur ? Les bientôt trentenaires retournent à leur terre pour en explorer (exploser ?) toutes les coutures, paradoxes et travers compris. Sarcastique et touchant, Modern Vampires of the City décrit ainsi toutes les ambiguïtés d’une Amérique qui oublie souvent que défendre un pays où tout est possible, c’est aussi glorifier des principes qui se complaisent à permettre le pire − jusqu’aux mini-guns armés dans la poche arrière d’un pyjama.Musicalement, le disque est au diapason amer : les rythmes mariachis et la rumba congolaise peuvent aller se brosser le costume folklo. Empruntant quasi exclusivement au songwriting anglo-saxon le plus strict (entremêlements d’orgues, de clavecins et de pianos comme dans un Dylan mid-sixties ; chorales de semi-puceaux croisant béatitude et ironie façon Beatles), l’album montre à la fois les richesses et les limites d’un territoire tendant à se constituer en une entité figée, recouvrant d’un halo d’Alzheimer les fondations dynamiques de son histoire. Autrefois profs à la ville, les VW dispensent une leçon inattendue de musicologie consciente, rieuse et grave à la fois. Les oreilles pleines de leurs cendres pétillantes, on ne peut qu’attendre avec curiosité les développements de cette mue maboule.
J. T.
Modern Vampires of the City
XL
Entretien Julien Taffoureau
Photographie Linus Ricard
Stylisme Perrine Muller
Assistée de Caroline Daniaud et Julien Causse
Maquillage Aline Macouin et Melyoo
Coiffure Quentin Guyen