Revenu des devinettes spatio-temporelles de ses Cordelettes de Browser (Denoël), Tristan Garcia travaille à un livre sur la bande dessinée (« sa définition et son histoire comme “art des cases et des âges”, doublées d’une méditation sur les images de l’enfance au siècle ») et publiera en septembre chez Gallimard un quatrième roman, Faber le destructeur, sur « le Diable, la province, l’indie-rock et la jeunesse perdue ». En attendant, dans Standard n°38, il partage sa passion pour l’auteur suisse Peeters.

Montée dans les paysages archaïques d’une planète-cerveau via la saga S.-F. Aâma de Frederik Peeters.

Frederik Peeters aama multitude invisible

Peut-être que rien ne ressemble plus au subconscient qu’une bande dessinée : des images qui s’enchaînent, que l’esprit parcourt dans tous les sens, qu’il court-circuite en sautant au hasard de l’une à l’autre ; des personnages qui apparaissent et disparaissent ; des formes et des couleurs changeantes. L’humanité a probablement toujours rêvé en bandes dessinées, mais ne le sait que depuis l’invention du 9e art.
Moebius l’avait compris ; depuis qu’il est mort, le dessinateur et scénariste d’origine suisse Frederik Peeters a pris sa place et retranscrit sa psyché au rythme soutenu d’un album par an. A l’image de Giraud/Moebius, Peeters semble avoir trouvé son équilibre entre la réalisation d’œuvres réalistes, comme les deux volumes de RG consacrés au quotidien du policier Pierre Dragon (2007-2008), entre trafics de drogues et ateliers clandestins, et la publication d’histoires obéissant à la logique du fantasme. Ainsi, dans Château de sable (2010), les personnages, prisonniers sur une petite plage, vieillissent d’un an par demi-heure. Dans le superbe Pachyderme (2009), une pianiste élégante et frustrée, un éléphant, des espions, un collier, un fœtus, un hôpital des années 50 forment un puzzle qui finit par trouver un sens – celui que prendraient nos rêves si nous pouvions les relire image par image. Mais c’est dans ses sagas de science-fiction que Peeters parvient le mieux à fusionner son réalisme graphique et psychologique avec son somnambulisme narratif. Lupus (2003-2006) racontait la sortie de l’adolescence et de l’insouciance en noir et blanc, dans un improbable ; Aâma, en couleur, dont le second tome est paru cet automne, nous fait entrer à l’âge adulte.

Ciel jaune, brume verte et cavités violettes
Verloc (hommage au héros de Joseph Conrad dans L’Agent secret), loser divorcé, rétif aux nouvelles technologies, suit son frère, émissaire d’une multinationale flanqué d’un garde du corps bionique qui a l’apparence d’un gorille, fume le cigare et s’appelle Churchill. Tous trois tentent de récupérer le matériel d’une expérience qui a mal tourné, sur une planète qui germe désormais de formes de vie chaotiques, révélatrice de leurs tourments intérieurs. On pense à Solaris, miroir de l’âme des cosmonautes de Tarkovski, à l’Aldébaran de Léo, peuplée d’une faune et d’une flore qui défient l’Evolution, ou à l’IlO de Bourgeon. Plus le lecteur explore des déserts, des canyons, des forêts gorgées de « choses » micellaires, fœtales, cristallines, en constante métamorphose, plus il a le sentiment de pénétrer à la fois dans l’infiniment petit, dans les structures du vivant, et dans les paysages archaïques de son cerveau, sans l’usage du moindre hallucinogène. Notre subconscient ? Ciel jaune, fleuve d’acide, brume verte et cavités violettes où se débattent des persona de nous-mêmes, hantées par leurs échecs, l’amour et la mélancolie.

Frederik Peeters
Aâma T1 : l’odeur de la poussière chaude
Aâma T2 : la multitude invisible
Aâma T3 : le désert des miroirs

Gallimard
86 pages, 17,25 euros