Toro Y Moi : « Si j’ai une science des instruments, elle vient de la France »
Claviers méditatifs et pulsations stroboscopiques : notre chouchou US réinvente la house de chambre.
Depuis Underneath the Pine [2011], tes textures rappellent ces albums de jazz not-so-serious d’Herbie Hancock & Cie. Quels artistes t’ont filé le virus instrumental ?
Toro Y Moi : J’ai épluché en détail tous les disques produits par Roy Ayers, mais aussi ceux de Broadcast et Stereolab, précieux pour apprendre la gestion de l’espace sonore. Après, si j’essaye d’éviter que mes chansons ne reposent pas que sur des samples, c’est pour une raison simple : le live. On a vu assez d’électroniciens se contenter de jouer leurs morceaux sur un laptop pour convenir que c’est plombant, non ?
Dans tes atmosphères oniriques construites avec très peu d’effets, on entend aussi des réminiscences de compositeurs frenchies. On divague ?
Non, je suis effectivement influencé par beaucoup de Français depuis Underneath the Pine – Francis Lai, François de Roubaix et Serge Gainsbourg, principalement. Je me suis beaucoup intéressé à leur manière de décliner un thème, de changer l’impact émotionnel d’une même mélodie en en modifiant l’orchestration. Si j’ai une quelconque science des instruments, elle vient de là.
Ta musique mélange shoegaze et funk comme celle de Melody’s Echo Chamber agglutine shoegaze et psychedelia. Le spleen : ingrédient fondamental des mashups de notre époque ?
Les situations mélancoliques sont bien plus intéressantes que les joyeuses. Plus communicatives. Prends Kanye West : quand il rappe combien d’argent il a dans les poches, ça me débecte, mais quand il déballe sa tristesse, c’est bouleversant. La mélancolie sonne toujours plus juste, même chez les caricatures.
La grosse nouveauté sur Anything In Return, c’est l’ajout de la musique de club dans ton cocktail – on pense parfois à Jimmy Edgar.
En 2011, je me suis immergé dans l’électro, dont je ne connaissais quasiment rien, en fait. Aller en boîte et étudier cet univers, c’est vraiment ce qui a accompagné la création du disque.
A la mort de Michael Jackson, tu signais une version dépouillée de Human Nature. Depuis, on cherche toujours ses héritiers. On a raison de te préférer à Will.I.Am ?
[Il rit.] C’est vrai qu’on n’a pas retenu les mêmes traits du personnage… MJ a forgé ma manière d’aborder la pop. Prends n’importe quelle période de son œuvre, ça sonne toujours différent, avec une qualité relativement constante. Il avait compris que la musique est en perpétuel changement, que tu dois t’emparer de ce qui émerge pour ne pas finir sur le bas-côté. Contrairement à lui, plein d’artistes importants dans les années 80 ne voulaient pas embrasser les musiques électroniques. Cherche leurs noms sur les langues aujourd’hui : ils ont fondu comme des pastilles d’aspirine.
Parlons d’Odd Future : Tyler empile tes instrus dans ses mixtapes, Hodgy Beats a remixé ton single So Many Details… Tu pourrais les produire ?
J’ai l’air solitaire, mais je suis toujours en quête de collaborateurs. Avec eux, ça aurait quelque chose de naturel. J’y pense.
Qu’est-ce que tu attends de 2013 ?
Entre décortiquer Windows 8 et les prochains films avec Brad Pitt [World War Z, Twelve Years a Slave…], je parie très fort que Rihanna va montrer son vagin sur scène : au rythme où elle se désape, ça va finir par arriver.
LE DISQUE
Torrida
Quand débarqua Causers of This (2010), Chaz Bundick était la dernière roue du carrosse chillwave, ce mouvement qui surexcita la blogosphère avant de faire pschitt comme une bulle de bain moussant. A l’époque, on pariait sur son pote de fac de Caroline du Sud, Washed Out, et plus encore sur le psychédélisme ouaté de Neon Indian, plutôt que sur la moustache pré-pubère et les binocles cerclées de cette demi-portion d’origine philippine, qui semblait se fantasmer indéfiniment en fils caché de Yoko Ono, enfoncé dans son col roulé. La hype passée à la moulinette de l’oubli, on avait eu tort : en 2011, avec Underneath the Pine, il mettait tout le monde K.-O. A l’heure du second disque, alors que ses collègues usinaient au même moment une musique de rave plan-plan assez gênante, Bundick piochait dans le funk le plus moite de la fin des seventies un contrepoint idéal à son spleen grisouillard du temps présent – et surtout de le jouer lui-même, manche à la main.En ajoutant des pulsations house à ses petits battements de cœur écorché, des réverb’ aquatiques à ses distributions de fluides animaux, Anything in Return fait encore mieux. Adieu la logique des singles éblouissants : place à un album-monde infiniment cohérent, une valeur refuge comme on n’en fait plus, taillé comme un cocon étanche en moquette angora. Aussi léger qu’une rosée sirotée à la coupette, aussi déchirant qu’une tronçonneuse lancée dans un champ de coton, le songwriting de Toro Y Moi est clairement l’un des plus éblouissants de la décennie. Quoi ? Son patronyme civil signifie « popol en forme de brioche » (« bun/dick ») ? Ne vous moquez pas : votre couette aura toujours un air de festin au son de ses friandises sucrées-salées. J. T.
Anything in Return
Carpark