Thom Browne : ” Vous avez rendez-vous ? »

« Tsar » du costume chic et sans pli, le styliste new-yorkais Thom Browne, 45 ans, crée des patrons pour patrons et sape l’Amérique qui fume le Havane. Nous avons voulu l’interviewer : sa secrétaire a pris ça très au sérieux.

thom-browne_collection 2010 photo Ioulex

La secrétaire de Thom Browne – ou plutôt son efficace attachée de presse – est une femme charmante. Son seul défaut est de bloquer courtoisement l’accès direct à son employeur. Interviewer « le designer qui a redonné le goût du costume aux Américains » devient donc un dialogue interposé avec Miki Higasa, pointure des relations publiques dans le monde du design – d’origine Japonaise, cette ex-RP de Comme des Garçons aux Etats-Unis a monté sa boîte en 2004. Selon elle, Thom n’est « pas très bavard », « extrêmement pris » par ses prochains défilés, dont celui qui le verra présenter sa première collection femme pour le printemps 2011, distribuée dans des points de vente exclusifs : Barneys à New York, Colette à Paris. Cheers : Miki nous annonce qu’un entretien par mail est envisageable.

Office man excentrique
Thom Browne a grandi à Allentown en Pennsylvanie, une ville connue pour la chanson de Billy Joel sur le déclin du rêve américain. D’une fratrie de sept enfants, élevé par des parents avocats et compétitifs, Thom est le seul créatif. A 45 ans, les cheveux rasés de près, il porte la même chose tous les jours : un costume gris, une chemise en coton Oxford, une cravate grise et des richelieus noires, version pantalon en hiver, short en été. Et s’il évite les voyages, son style « office man » excentrique a fait le tour du monde en moins de dix ans. Celui que la presse américaine surnomme « le Tsar » est un phénomène de mode masculine rarement vu depuis le règne d’Hedi Slimane. Tout comme lui en 2002, Thom remporte en 2006 le prix du prestigieux Conseil des créateurs américains et, par la même occasion, le parrainage de l’indétrônable papesse de Vogue, Anna Wintour. Celle-ci joue l’entremetteuse pour une collaboration avec Brooks Brothers, la plus ancienne marque de costumes aux Etats-Unis. Un partenariat qui s’avère si productif qu’il donne naissance à Black Fleece, une ligne permanente avec boutiques attitrées.
Quelques jours après l’envoi de nos questions, les réponses reviennent, aussi courtes que ses pantalons feu de plancher. Et tout a l’air fake. Pouvez-vous décrire l’endroit où vous vous trouvez ? Le décor ? L’atmosphère ?  « Je suis dans le bureau de mon attachée de presse. »

Bureau de fonctionnaire fifties
N’était-il pas plutôt dans son magasin-phare de 200 m2 sur Hudson Street, à Manhattan, dans une rue peu commerçante de Tribeca, à la frontière du quartier financier ? Créé par l’architecte David Biscaye, cette boutique lumineuse et minimaliste reprend l’esprit d’un bureau de fonctionnaire américain des années 50, néons, sol en Terrazzo, murs gris. Quelques fauteuils d’époque, peu de portants, chaque modèle est exposé en taille unique ; des employés serviables, costards T. B., conseillent les clients, mais le cœur du lieu est invisible : c’est l’atelier couture, à l’arrière, où businessmen esthètes et créatifs chics rencontrent le boss – « uniquement sur rendez-vous ».

thom-browne_fashion 2010

Ses réponses à nos questions sur la vie d’entreprise sont tout aussi déroutantes. Quelle tenue de bureau aimeriez-vous voir disparaître ? Laquelle encourager ? « L’individualité est une bonne chose mais il est important d’être habillé de manière appropriée. » Si vous étiez patron d’une grande société, y aurait-il une tenue obligatoire ? « Les employés porteraient du Thom Browne. » Comment les enjeux de pouvoir s’illustrent-ils dans les codes vestimentaires ? « Ce n’est pas une question vestimentaire. La confiance en soi et l’ambition doivent venir de l’intérieur. » On compare ce bla-bla avec ses précédents entretiens. Coup de fil à Miki. Est-ce que Thom a répondu lui-même ? On a du mal à reconnaître son style… « Je lui ai posé vos questions par téléphone hier soir et j’ai rédigé ses réponses, mais je peux vous donner des précisions. » Notre document « Q&R Thom Browne » raturé de rouge, on clique sur « Envoyer ». Rendez-nous le créateur subversif qui influence la mode masculine de Gucci à Club Monaco, celui qui a fait bouger le costume/cravate ! Aurait-elle tout écrit elle-même ?

Uniformité contre individualisme
Sa subversion commence dans les proportions. Le pantalon s’arrête à la cheville et la veste au poignet, laissant dépasser plusieurs centimètres de manchette et de mollet. La silhouette est cintrée, les revers de veste étroits. L’impression générale est celle d’un costume aux dimensions méticuleusement rétrécies qui habille tout en valorisant le corps de l’homme – au lieu de le cacher. Pour les matières, Thom Browne fait belle part aux tissus traditionnels dans un souci de confort et de durabilité : laine anglaise, coton gaufré, madras. Explication laconique : « Mon but est d’encourager des hommes plus jeunes à porter le costume, leur montrer qu’ils peuvent le faire sans ressembler à leur père ou à leur grand-père. »

Son côté rebelle s’exprime mieux dans ses défilés, productions spectaculaires qui renforcent la contradiction essentielle de son style : uniformité contre individualisme. Pour preuve, son premier défilé parisien au siège du Parti communiste, en juin dernier, déclaré à l’unanimité comme l’événement de la saison : quarante cosmonautes US traversent la salle sur l’air du Danube Bleu puis, dans une autre pièce, retirent leurs combinaisons sous l’œil de caméras, projetant l’effeuillage dans la pièce principale. Ils reviennent enfin, un par un, pour montrer, outre les costumes gris attendus (en version bermuda pour l’été), des modèles à paillettes multicolores, à rubans appliqués, à carreaux, et notre préféré de cette collection printemps-été 2011, un costume à motif brodé de requins chassant des petits poissons…

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Thom Browne : « Encourager les jeunes à porter le costume, leur montrer qu’ils peuvent le faire sans ressembler à leur grand-père. »

Irrité par Mad Men
Retour des réponses demandées en supplément. Vous vous dites influencé par « l’essence des années 50 et 60 », à quoi pensez-vous ? « C’est une époque où il y avait une sensibilité américaine indéniable, dont s’inspiraient les autres pays. » Pourquoi cet engouement pour les silhouettes classiques, les costumes au tailleur ? Et la série Mad Men ? « C’est très bien fait esthétiquement, mais cette série ne m’influence pas. » Au téléphone, un peu plus tard : Miki, j’ai l’impression que cette question sur Mad Men l’a irrité. « Non, non, je ne dirais pas irrité… Mais Thom ne regarde pas beaucoup la télévision. C’est vrai qu’on lui pose souvent la question et qu’il n’aime pas trop que son travail soit comparé à ce programme. » Et pourtant…

Donc Thom Browne ne regarde pas la télé, ne lit pas journaux et magazines, il est inspiré par certains films des années 50 « mais pas de manière littérale » ou par des passants dans la rue, apprend-on dans le Wall Street Journal : « Il y avait ce vieil homme que je croisais tous les jours sur Lexington Avenue, il allait au travail, toujours impeccable mais avec un petit détail qui détonnait, ça lui donnait de l’allure, l’air de ne pas avoir fait trop d’efforts. » Sous ses airs polis, Thom aime briser les conventions. « Ce que je fais est devenu anticonformiste dans le contexte actuel, s’étonne-t-il en 2006 dans New York Magazine. Le look jean/t-shirt est tellement commun qu’il est porté là où il n’était pas toléré avant, sur le tapis rouge, dans certains restaurants, au théâtre… » D’où l’attrait pour un nouveau costume, entre décontraction et lignes classiques, à destination d’une population jeune et pointue. Thom, vos clients, ce sont des secrétaires ou des patrons ? « Des webdesigners, des architectes, des banquiers. L’âge n’a pas d’importance, c’est un état d’esprit. » Qui rapporte : le costume TB en flanelle grise commence à 2 800 dollars (ce qui risque de changer sous la direction du nouveau P. –D. G. Josh Sparks, qui souhaite réduire les prix d’environ 20 %). Et si vous n’avez pas le portefeuille de Bernard Madoff, la collection Black Fleece pour Brooks Brothers démarre, elle, à 1 600 dollars.

« Occupé »
Nouveau message de Miki, qui s’excuse et rappelle, très professionnellement, l’événement de la marque pour le printemps prochain : « Une première petite collection féminine basée sur son concept de façonnage », que l’intéressé détaille sur le site Fashion Fame : « Flanelle grise, cachemire marine, une influence masculine et américaine avec une coupe ajustée adaptée aux femmes. J’adore voir une femme dans un costume bien taillé. Le façonnage masculin adapté aux femmes est puissant et sexy sans être trop évident. »

En dehors du boulot, Thom Browne a ses petites habitudes. Chaque jour commence par un jogging à Central Park suivi d’un petit-déjeuner café/toasts de pain blanc au Café Cluny, à deux pas de sa boutique de Hudson Street. La soirée consiste souvent en un dîner et une coupe de Krug chez Soho House, un club privé exclusif, également près de son bureau. Sinon, il collectionne les coupes de champagne en cristal. Une routine chic dans laquelle Miki parvient à caler pour nous une session-photo, mais pas d’interview téléphonique. Son dernier mail est sans équivoque : « Thom n’aura pas le temps de vous prendre au téléphone. Mais n’hésitez pas à me faire parvenir toute question supplémentaire, je me ferais un plaisir de vous aider. »

Par Eva Anastasiu, photographie Ioulex (à New York) pour Standard n°29

CV approprié
« De Monsieur Lauren, j’ai beaucoup appris »

Les débuts de Thom Browne racontés par Miki, utilisant le « je » comme si de rien n’était : « Après un diplôme de commerce à l’université Notre-Dame en Indiana, je suis parti à Los Angeles pour devenir acteur. J’ai commencé à m’intéresser à la confection en retaillant des costumes trouvés aux puces pour me créer une silhouette plus ajustée. N’ayant pas rencontré un grand succès en tant que comédien, des amis m’ont proposé de passer de travailler au service commercial chez Giorgio Armani. Puis je suis passé au design chez Club Monaco, qui venait d’être racheté par Ralph Lauren. De Monsieur Lauren, j’ai beaucoup appris sur la manière de construire sa compagnie et son image. Puis j’ai quitté Club Monaco, j’ai passé un an à étudier la confection avec un tailleur italien de New York et créé cinq costumes religieusement portés moi-même jusqu’à ce que les premières commandes tombent. »

thom-browne_fashion 2010 photo Ioulex

Entretien d’embauche

Pourquoi avez-vous quitté votre dernier emploi ?
Thom Browne : Pour lancer ma propre collection.
Que disent de vous vos collègues ?
Que je suis chanceux.
Vos plus grandes qualités ?
Confiance en moi, imagination.
Pourquoi pensez-vous réussir dans ce métier ?
Je fais attention aux détails.
La partie la plus difficile du métier ?
Le business est toujours un challenge, gérer les affaires et les employés est la partie la plus difficile pour moi.
Que préférez-vous dans votre travail ?
Tout. J’ai beaucoup de chance de pouvoir gagner ma vie en faisant ce que j’aime.
Plus grande déception professionnelle ?
Je ne perçois pas les obstacles comme des déceptions.
Qu’avez-vous appris de vos erreurs ?
Qu’elles sont très utiles.

 

Brève de shooting
« Jimmy Stewart from Mars »
« Miki est en avance, Thom Browne à l’heure. Il nous serre la main très fort, ce qui est bon signe. On l’a déjà croisé dans la rue, il a toujours exactement le même look, on reconnaît sa silhouette de loin. Ses cheveux sont vraiment très courts, skinhead. Il parle doucement mais avec confiance, se comporte calmement, sans aucune distance, écoute attentivement, fait tout ce qu’on lui demande. C’est surprenant, car on s’attendait à quelqu’un très en contrôle de son look. Mais puisqu’il maîtrise son physique et son environnement – tout dans la boutique est parfaitement « Thom Browne » – il est dans son élément et, sans souci, se laisse aller. Il a l’air très fier de son défilé à Paris. Franchement, c’est un type très intéressant, et en même temps pas prétentieux. Il nous a fait penser à ce que Mel Brooks disait de David Lynch : “Jimmy Stewart from Mars“.»

Ioulex, notre tandem favori de photographes new-yorkais