Thierry Mugler : nouveau tour de piste
Silhouette cintrée des années 80, la femme Mugler exhibait ses épaulettes dans des défilés spectacles. Un style fantasque et fantastique que Manfred Thierry Mugler propulse de nouveau sur les planches du théâtre Comédia. Jusqu’au 26 juillet, le créateur du parfum Angel réinvente le genre du cabaret en dévoilant ses Mugler Follies, néo revue démesurée qui sera reconduite dès septembre. Ancien danseur de l’Opéra du Rhin, le créateur n’a finalement jamais renoncé à la scène. Retour sur un parcours spectaculaire (Standard n°30).
Mesdames et messieurs, bienvenue au Cirque Mugler ! Magie ! Paillettes ! Artifices ! Un rêve enchanté ! Monstres sacrés, looks robots, tenues à plumes, super-héros, bustiers en carrosserie, grands chapeaux ! Sans oublier Sainte Rita ni bien sûr notre fondateur-star, Thierry Mugler himself ! Cette année, vous allez découvrir le numéro de trois nouveaux équilibristes, trois directeurs artistiques ayant intégré la troupe en septembre avec pour mission de vous aveugler de lumière et de grâce en projetant le nom de la maison dans le XXIe siècle : Nicola Formichetti, 33 ans, styliste de Lady Gaga, Sébastien Peigné, 30 ans, bras droit de Nicolas Ghesquière chez Balenciaga depuis dix ans, Romain Kremer, 28 ans, créateur de sa marque éponyme depuis 2005. Approchez, approchez… venez découvrir l’une des plus étranges histoires de la couture et n’ayez pas peur des roulements de tambours.
ACTE I : ECLOSION D’UNE ÉTOILE
Tout commence aux pieds de la cathédrale gothique de Strasbourg en 1957. Thierry, 9 ans, garçon solitaire, découvre le ballet classique. Avec l’Opéra du Rhin, il apprend la discipline et le spectacle. Quelques années plus tard aux Arts Décoratifs de Strasbourg, il fait ses premiers pas dans la création. A 20 ans, il refuse une position dans la compagnie de Maurice Béjart, à l’époque basée à Bruxelles, pour habiter Paris. « J’ai toujours eu cette l’idée de faire de la mise en scène, de produire des spectacles vivants. C’était une manière d’avoir du contrôle et du pouvoir. A l’époque la mode était très importante, c’était un vrai moyen d’expression, et on s’amusait ! »1 Dans la capitale, notre jeune homme, habitué à se faire tabasser pour ses tenues excentriques à base de fripes customisées, se fait arrêter dans la rue par des admirateurs. « J’ai eu une période médiévale, une période Flash Gordon, une période super-héros, une période Renaissance – toujours très futuriste. J’étais David Bowie avant David Bowie ! » Il vend ses premières créations chez Gudule, le Colette de l’époque. « Je suis devenu styliste du jour au lendemain ! »1
Freelance pendant quatre ans, il crée sa première collection en 1974. Son style est très affirmé : Mugler n’habille pas le corps de la femme, il le crée [voir encadré]. Epaulettes, tailles corsetées, jupes crayon, les formes féminines sont réinventées. « Avec mon équipe, on y est allé à fond. On a inventé des matériaux, des techniques de coupe, on a travaillé le latex, le métal, le plastique, on a fait des shows formidables. Au fond, il s’agissait toujours de ma seule vraie vocation : le spectacle. »2
Quel spectacle !
Il fait défiler les tops les plus tops, Linda, Naomi, Cindy, Claudia, et les célébrités les plus flamboyantes : Cyd Charisse, Jerry Hall, David Bowie, Diana Ross, Ivana Trump. Chaque saison, il façonne sa vision d’une femme entre objet et déesse, héroïne de ses Hiver des secrétaires (automne-hiver 1982-83), Hiver des Anges (automne-hiver 1984-85) ou Eté du Sahara (printemps-été 1986). « J’étais impliqué dans chaque détail, des talons aux cils, du storyboard à la musique et aux effets sonores. Mes défilés étaient construits comme des films. »1
Pour les dix ans de sa marque, en 1984, Thierry Mugler a l’idée de vendre des places pour un grand défilé au Zénith : 6000 personnes assistent au spectacle. Au programme, trente-cinq tableaux sur soixante mannequins : Aubes du futur, Onctueuse construction, Perle baroque, Les ailes de la victoire, Sainte Rita… Dix ans plus tard, il célèbre ses 20 ans en transformant le Cirque d’Hiver en cabaret géant. Une superproduction de 90 minutes alternant mode, danse et musique, diffusée live sur Paris Première.
Épaulettes, tailles corsetées, jupes crayon : la femme des années 80 est née.
Corsets et campagnes
C’est à cette époque qu’il rencontre deux de ses collaborateurs les plus fidèles : le corsetier Mr. Pearl, l’homme à la plus petite taille du monde et Ali Mahdavi, son pâle protégé à la peau pelée. Le premier, un dandy réfugié à Londres pour fuir le conservatisme de son Afrique du Sud natale, réalise certaines de ses pièces les plus extravagantes, comme les corsets en carrosserie de moto. « Travailler avec Thierry Mugler était un des grands moments de ma carrière, c’était complètement extrême, on pouvait employer trente-trois personnes pour créer un corset, travailler vingt-quatre heures par jour, faire douze essayages, on faisait bien les choses, sans être pressés. »3
Le second, Ali, né en 1974 à Téhéran, arrive à Paris à la fin des années 80 avec une ambition : « devenir le nouveau Saint Laurent »4, et un physique hors du commun suite à un pelage subi à l’adolescence. « J’ai fait trois ans à l’école Boulle, deux ans à Duperré, à la suite de quoi je suis entré chez Thierry Mugler, qui était vraiment mon idole. J’avais pour lui une fascination proche de celle que les jeunes peuvent avoir pour un groupe de rock. J’ai vécu pendant deux ans des choses tellement flamboyantes et stimulantes que cette expérience m’a probablement changé pour toujours. »4 Ali Mahdavi opte pour la photographie plutôt que le stylisme, intégrant souvent son corps hors norme dans ses créations surréalistes. Il signe la plupart des campagnes publicitaires jusqu’à ce jour, puisqu’on lui doit la dernière pour Angel avec Naomi Watts.
Un ange oriental
Les années 90 marquent le début de la parfumerie Thierry Mugler et c’est sans doute grâce au révolutionnaire Angel que la maison est encore debout. Lorsque la marque de cosmétiques Clarins entre dans le monde du luxe en 1992, elle contacte Thierry Mugler. Fidèle à lui-même, celui-ci a envie d’un parfum de fêtes foraines, de barbe à papa, de goûters organisés par sa grand-mère… L’accord qui en résulte, Angel, crée une nouvelle voie olfactive : celle des orientaux gourmands qui mêlent les senteurs des fruits enrobés de miel à celles de la vanille, du chocolat et du patchouli. Le flacon bleu bouscule les codes esthétiques. Le sens du marketing de Clarins porte ses fruits : avant le lancement, la demande est si forte que les usines de fabrication peinent à honorer la demande.
Pendant ce temps, l’épaulette s’essouffle : le grunge et le minimalisme remplacent le glamour et les paillettes, Thierry Mugler se désintéresse de la mode. « Je comprenais tout à fait les gamins. Le grunge était une réaction saine, c’était charmant, mais dès que c’est devenu une mode, un produit, c’était foutu. Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai abandonné. »1 Côté business, l’investissement de Clarins augmente jusqu’à racheter entièrement la maison en 1997. Le créateur signe son dernier défilé pour sa maison en 2000. On démonte le chapiteau.
ACTE II : LE COSTUMIER PARFUMEUR
Thierry Mugler s’exile à New York où il se consacre à la photographie, une passion qui s’est manifestée en 1978 lors d’un désaccord avec Helmut Newton pendant un shooting. Enervé par les interventions incessantes de Mugler, Newton lui tend son appareil en lui disant de le faire lui-même. Ce que fit le couturier avec grand succès, signant par la suite plusieurs de ses campagnes, publiées en 1998 sous le titre Thierry Mugler : Fashion, Fetish, Fantasy. Bien qu’il ne crée plus pour le public, la scène n’est jamais loin. En 2002, il conçoit les costumes du « cabaret érotique » Zumanity, une production du Cirque du Soleil à Las Vegas et s’implique comme conseiller artistique pour des productions théâtrales, dont Macbeth à la Comédie Française.
En privé, l’artiste commence à travailler la transformation de sa « maison corporelle ». « Un jour, j’en ai eu plus qu’assez de rendre les autres sublimes avec mes fringues et de me sentir comme une merde. »6 Pour se sculpter un physique de Schwarzenegger, il se plie à une discipline extrême : « Je suis un régime de sportif ultra-strict : deux à trois heures de bodybuilding par jour, yoga, méditation, sept petits repas par jour, sans sel, sans alcool, sans graisses ni sucres rapides. »1 Plus qu’une simple évolution physique, ce changement est une nouvelle identité pour celui qui se fait désormais appeler Manfred Mugler. Le choc éclate lorsque des photos nues de Manfred (en chaussettes et tongs) circulent sur internet.
Gaga(s) de Thierry
Chez Clarins, Joël Palix, ex-directeur général chez Yves Saint Laurent Beauté et Sanofi Beauté, a repris les rennes de la griffe en 2002. Dix-huit ans après son lancement, le novateur Angel reste le numéro trois de la parfumerie française et figure au classement des cinq meilleures ventes en Europe et aux Etats-Unis. Mugler continue à s’impliquer dans la création des fragrances et Alien, lancé en 2005, est installé entre le dixième et le quinzième rang des parfums féminins.
Sur les podiums, dans les magazines et sur la scène, l’influence muglérienne est toujours présente : Alexander McQueen s’impose comme fils spirituel pour son sens du spectacle, Nicolas Ghesquière entame avec Balenciaga le retour de l’épaulette dès 2002 et retravaille le métal avec son legging robot. Christophe Decarnin réussit chez Balmain le comeback de la veste cintrée à épaulettes. La styliste Catherine Baba n’a jamais cessé d’égrener les pièces de ce vestiaire exacerbé dans les séries de Vogue, et un certain Nicola Formichetti, jeune styliste italo-japonais, couvre son amie et muse Lady Gaga de Mugler vintage.
ACTE III : OPERATION COMEBACK
Depuis 2008, Joël Palix étudie un plan d’attaque pour retrouver un style fort sans son créateur. Première offensive : rappeler une collaboratrice des années fastes, Rosemary Rodriguez, et faire revivre quelques pièces phares de la maison. Le public n’accroche pas, une simple réédition ne sera pas suffisante pour remettre la marque au goût du jour.
Pourtant, les hommages à Mugler se succèdent. L’année dernière, le Musée des Arts Décoratifs lui rend hommage dans l’exposition Histoire Idéale de la Mode Contemporaine – volet I, années 70-80. Et Superheroes in fashion, au Metropolitan Museum of Art à New York l’été 2008, est sponsorisé par nulle autre que la célébrissime rédactrice en chef du Vogue américain, Anna Wintour. Lors de la soirée d’ouverture, Beyoncé flashe sur les tenues futuristes et convainc Thierry Mugler de créer les costumes de sa tournée I am… ; très vite, le showman prend en main la direction artistique de tout le spectacle. Beyoncé lui déclame son admiration pendant un concert à New York, « Thierry, tu es un génie ! »5 et partage le clip Telephone avec Lady Gaga, dans lequel Nicolas Formichetti mélange des classiques et les collections contemporaines les plus déjantées [de qui ?]. Succès éclatant et début des rumeurs… sur les blogs comme celui du Grazia UK, les commentateurs voient Nicola Formichetti succéder à Rosemary Rodriguez.
Le futur, c’est maintenant
Le 12 septembre dernier, la maison confirme dans un communiqué : « Multiculturel, techno addict, Nicola possède une réelle expertise de la mode, de la communication, de l’image et du divertissement. » Le jeune talent, qui remporta en décembre dernier le prix du Créateur de l’Année aux British Fashion Awards, est effectivement constamment branché. Il communique sur Twitter et son blog ses faits et gestes les plus provocants, comme cette idée d’habiller Lady Gaga en robe de viande pour les MTV Video Music Awards.
L’agitateur sera secondé par Sebastien Peigné, directeur artistique du prêt-à-porter femme, qui mettra à profit ses dix ans d’expérience chez Balenciaga, et par Romain Kremer, directeur artistique de la ligne homme, qui trouvera l’équilibre juste entre son style personnel ultra avant-gardiste et les attentes de son nouvel employeur. Le conditionnel n’étant pas le temps de la foi, conjuguons notre impatience au futur !
1 The Telegraph, le 21 mai 2009
2 lexpress.fr, le 13 novembre 2007
3 The Independant, le 24 novembre 2001
4 saywho.fr, le 20 septembre 2010
5 thierrymugler.com
6 jalougallery.com
Fascination transgénérationnelle
Le styliste Aymeric Bergada du Cadet a travaillé avec Mr. Pearl et Ali Mahdavi. Depuis, l’image de la femme « exagérée » ne l’a pas quitté.
« A l’inverse de Saint Laurent qui accompagne le corps, lui recrée un corps. On appelait Vionnet pour une robe en biais, Azzaro pour une robe disco drapée et Mugler pour le tailleur de pute incroyable. On aurait pu penser que ça reste le truc d’une époque, d’un seul moment, comme Montana par exemple, mais c’est devenu un statement. Il n’y a qu’à voir Lady Gaga pour comprendre que c’est encore actuel. Son premier tailleur reste une référence avec ses épaules larges, la taille, les hanches et la poitrine très marquées. Ça revient à donf ! D’autres, plus classiques comme la jupe droite serrée aux genoux et toutes les vestes dingues, sont des intemporelles qui se sont toujours vendues.
Si ça s’est essoufflé ces dernières années, c’est parce que le style est trop marqué pour être simplifié par des repreneurs. C’est le bon moment car toutes les ados ont laissé leurs baskets pour des talons, des robes et des vrais sacs à main. La seule question est : est-ce que les nouveaux directeurs artistiques vont donner envie aux jeunes filles ? Je pense que c’est une bonne équipe… Je suis très pressé de voir le résultat. Puisque nos parents portent des t-shirts et des jeans, la rébellion est dans l’ornement. Et ce n’est pas de l’esbroufe. »Par Eva Anastasiu