Scott Walker : « Tout est voué à l’échec ». Le crooner trempe dans l’humour à froid. PTDR ?
Réputé pour sa discrétion monacale, ce crooner de légende trempe aujourd’hui son baroque « épuisant »… dans l’humour à froid. Ptdr ?
Et le voilà, seul au milieu du salon chinois de l’hôtel Costes, sous une lumière blanche qui ne laisse presque rien apparaître de son visage à moitié dissimulé par une casquette vissée au ras du front, qu’il ne quittera pas. Un client, looké businessman, le reconnaît pourtant dans les couloirs. Scott Walker, pas si méconnu que ça ?
Dans les sixties, ce crooner blond natif de l’Ohio fut bel et bien vedette à émouvoir les midinettes lorsqu’il chantait des mélopées romantiques au sein du proto-boys-band The Walker Brothers (1964-1968, reformés en 1976-1978), qui n’étaient pas frères, mais dont la popularité faisait du coude à celle des Beatles. En solo, il mua dandy pop orchestral, reprenant Brel ou signant d’élégantes ballades sur, entre autres, le régime néo-staliniste (The Old Man’s Back Again sur l’immense Scott 4 en 1969) avant vingt ans de relatif désert. Puis, avec Tilt (1995) et The Drift (2006), Scott défia nos perceptions : opéra industriel, rébus bruitistes, théâtre macabre, attaques heavy-metal, hystérie militaire, langue poétique hyper codée, démence érudite… Un barnum infernal, décliné une nouvelle fois avec Bish Bosch, fresque surréaliste aussi gore que dystopique, qui inspire toujours autant peur et fascination. Précédé d’une réputation de reclus, ce septuagénaire en devenir, habillé plutôt casual et s’excusant d’être fatigué (il aurait « travaillé toute la nuit »), s’avère affable. Et détenteur d’un comique insoupçonné !
« Tu es tellement gros que quand tu portes un imper’ jaune dans la rue, les gens crient “taxi !” »… Contre toute attente, ce nouvel album joue beaucoup sur l’humour et le grand-guignolesque. On y trouve même des blagues assez grasses : « Si la merde était de la musique, tu serais une fanfare. » Pourquoi donc ?
Scott Walker : Je voulais que l’humour soit plus frontal cette fois-ci, mais il y en avait déjà sur les deux albums précédents. Quand Kafka lisait ses écrits à ses amis, il était furieux s’ils ne trouvaient pas ça drôle. J’ai fait écouter Bish Bosch à quelques personnes, et elles l’ont trouvé plutôt amusant.
Mais d’où vient ce pet au milieu de Corps De Blah ?
[Il rit] On ne l’a pas fait nous-mêmes ! On fait beaucoup de choses avec nos corps, mais pas ça ! C’est un sample, fantastique. J’avais besoin d’un petit interlude comique avant que quarante violons ne se déchaînent et ne s’abattent sur l’auditeur. Pour le distraire et lui faire baisser la garde.
L’humour vire parfois au grotesque.
Totalement. Mes chansons possèdent un sérieux sous-jacent, que j’atténue avec d’autres sentiments. J’utilise l’absurde à des fins tragicomiques, tous mes morceaux s’achèvent par un échec, comme sur Zercon, dans lequel un nain se consume puis gèle et meurt dans l’espace en étoile. Idem avec Jesse [tiré de The Drift, qui évoque autant la chute des Twin Towers que le jumeau mort-né d’Elvis]. On va tous mourir de toute façon et tout va mal se finir, quoi qu’il arrive. Tout est voué à l’échec, au quotidien.
Vos deux derniers albums véhiculent une forte menace apocalyptique, et il semble très approprié que Bish Bosch soit sorti juste avant la fin du monde annoncée par des illuminés new age…
Je n’y avais pas pensé, mais c’est très vrai ! Tu n’aurais pas dû me dire ça ! Ça ne fait qu’empirer les choses ! [Il éclate de rire] Je ne pense pas cependant que le monde va s’éteindre. L’environnement se porte très mal et on ne fait rien pour arranger ça, mais on est encore là pour un moment.
A mi-chemin sur l’album, vous chantez : « Si vous entendez ceci, c’est que vous avez survécu. » Vous vous payez notre tête, là, non ?
En effet, c’est une petite joke. J’en ai glissé pas mal sur le disque…
The Day The Conducator Died raconte l’exécution des époux Ceausescu le jour de Noël 1989, et rappelle votre Clara sur la mort du couple Mussolini [2006]. Il se termine par des clochettes de Noël. Faut-il rire des tyrans ?
Les dictateurs sont des clowns, des clowns dangereux, mais des clowns quand même. Comment a-t-on pu suivre ces gens ? Quand j’étais petit, en Amérique, on regardait les news sur Hitler et Mussolini, et mon père était sidéré qu’on puisse croire en ces hommes sans les trouver ridicules. Des études ont bien sûr été menées sur l’obéissance des peuples, on peut rationnaliser, mais cela reste un grand mystère.
Le titre du disque fait référence à une « artiste imaginaire toute puissante »…
J’aime l’idée que les femmes pourraient tout diriger, mais il s’agit surtout d’un jeu de mots. Bish bosh est une expression anglaise que l’on utilise après avoir fini un travail [job done, « c’est plié »]. J’y ai ajouté un « c » pour faire référence au peintre néerlandais Jérôme Bosch. Bish est aussi l’équivalent en argot de bitch. “That’s my bish,” they say…
Qui serait l’auditeur idéal de Bish Bosch ?
[Il rit] Moi, probablement, alors que je ne peux plus l’écouter ! Comme disait Nabokov, s’il y avait un million de moi, j’aurais mon public idéal. Mais je pense avoir trouvé le mien, mes disques se vendent mieux. Internet m’a beaucoup aidé, les gens peuvent écouter des trucs qui les emmènent vers moi… aujourd’hui, on n’a plus d’excuse pour écouter de la merde ! Tout ça est arrivé par bouche à oreille, par la presse et bien entendu grâce à David Bowie [producteur d’un documentaire sur Scott, 30th Century Man, en 2006], Pulp [dont il a produit un album, We Love Life, en 2001] ou Radiohead, qui se sont intéressés à moi. Mais effectivement, Bish Bosch est une expérience épuisante, ça ne s’adresse pas à tout le monde.
Scott Walker : « A part pour le frisson de se suicider sur scène, refaire un concert ne présenterait pas grand intérêt. »
Ce n’est plus tout à fait comme écouter de la musique.
[Nouvel éclat de rire] Je suppose que je dois prendre ça comme un compliment !
Absolument. La rumeur dit que vous pensez à revenir sur scène ?
Tel quel, c’est impossible. Il faudrait réunir tout ce bazar, et à part pour le frisson de se suicider sur scène, ça ne présenterait pas grand intérêt. A chaque nouvel album, je me dis qu’il faut que je puisse le jouer en live, et j’essaye de le limiter à quelque chose de faisable par un line-up pas plus gros que, disons, celui de Radiohead. Mais mon imagination prend toujours le dessus et je ne peux lui résister. Je vais me remettre à écrire l’année prochaine et essayer de rester raisonnable. Pas forcément quelque chose de pop, plutôt à dimension humaine, qui garderait un fort impact.
Dans le Guardian en 2008, vous disiez que pour vous « les choses n’allaient jamais trop loin ». Jusqu’où pensez-vous être allé avec Bish Bosch ?
Ce n’est pas dans mon intention de repousser les limites, je n’ai pas de cahier des charges avant-gardiste. J’écris d’abord les paroles et ensuite j’habille les chansons. Si les paroles requièrent une énorme section de cordes à tel endroit, je le ferai. Il ne s’agit pas de surenchérir. Mon rapport entre le texte et la musique est très visuel : j’ai toujours été un fan de cinéma, je me concentre sur un personnage. Trouver le son qui correspond le mieux aux paroles, c’est l’exercice.
Cette musique repose sur très peu de mélodies, plutôt sur des disharmonies, des gros blocs de sons, du bruit souvent, et pourtant tout est très précis. Comment travaillez-vous ?
C’est toujours accidentel. J’ai un clavier avec très peu de préréglages, pour tout imaginer moi-même. J’y esquisse 80 % du disque, des guitares jusqu’aux cordes en passant par la batterie. Si j’ai besoin d’un son inhabituel, j’essaye d’en dessiner les contours avec ce que j’ai, puis je le joue aux musiciens afin de leur donner une image de ce que je cherche… Certains m’accompagnent depuis très longtemps. Si j’amenais un troupeau de bétail en studio pour produire un son, ils ne seraient plus vraiment surpris.
Bish Bosch joue avec le silence, revers inévitable de tout ce chaos.
Un peu. Zercon [pièce centrale de l’album qui s’étale sur plus de vingt minutes] parle d’un comédien, une sorte de bouffon, et commence par une scène où il se fait harceler par le silence. Tout vient du silence, tout commence avec le silence. Je l’utilise un peu comme un trope spirituel [une courte prière].
Cette passion pour la musique contemporaine et l’expérimentation sont apparues pour la première fois sur quatre morceaux du dernier album des Walker Brothers, Nite Flights, en 1978. Mais aviez-vous déjà ça en tête, avant ?
Je cherchais à créer à la fois une ambiance romantique et un grand espace, comme dans un western mexicain, qui résonnait avec les paroles. Quelqu’un m’a rappelé l’existence d’une face B des Walker Brothers, Archangel [1966]. J’y utilisais un orgue monumental dans un cinéma. On peut voir là-dedans quelques traces de mon travail actuel.
Qui explore des territoires similaires ?
Vraiment ? Personne. Parfois, j’emmène des gens voir Stalker [Andreï Tarkovski, 1979], un film assez drôle et absurde à sa manière. J’ai également toujours eu un goût pour des peintres comme [l’Allemand] Gerhard Richter, mais en dehors de ça, rien ne me vient.
Vous êtes l’un des rares artistes à produire des disques coûteux au potentiel commercial inexistant, de surcroît soutenus par 4AD, un label indé. Comment avez-vous réussi à atteindre cette liberté-là ?
Après le dernier Walker Brothers en 1978, j’ai signé avec Virgin. Je ne sais pas ce qu’ils pensaient obtenir de moi, mais ils ont eu Climate of Hunter [du blues atmosphérique et synthétique, en 1984]. Ça leur a plu, mais les ventes ont été décevantes et ils m’ont abandonné après avoir tenté de me faire faire quelque chose d’un peu plus commercial, ce qui n’était plus possible. Pendant un long moment, j’étais un lépreux, plus personne ne voulait me toucher, et comme je n’ai jamais été doué pour draguer les labels, j’ai plus ou moins capitulé. Universal m’a alors contacté, probablement aussi dans l’espoir d’un truc un peu plus vendeur, et j’ai ramené Tilt au bout de sept ans [chef-d’œuvre lyrique entre indus’ agressive et composition symphonique], ça les a enthousiasmés. Les ventes furent là encore très mauvaises, et le manège a recommencé, les réunions pour écrire quelque chose de « plus vendeur »… Je les ai quittés. Puis l’équipe de 4AD [label anglais des Pixies, de Bauhaus ou de Cocteau Twins] m’a proposé un contrat pour deux albums. Tout semble beaucoup plus facile maintenant. Ma position est effectivement très rare, d’autant que mes derniers disques sont très chers. 4AD m’a confié un budget supérieur à ceux des majors, c’est dire.
Votre rythme s’est un peu accéléré : onze ans s’étaient écoulés entre Tilt et The Drift, seulement six cette fois-ci. Que s’est-il passé ?
The Drift n’était pas si long à enregistrer, mais j’ai beaucoup procrastiné. Cette fois, j’ai tout écrit en un an et j’ai pensé qu’on allait enregistrer en huit semaines ; c’est là que les ennuis ont commencé. Mon producteur Peter Walsh [qui s’est occupé autant de Simple Minds que des électro-goths de Xymox] est décédé, mon autre producteur Mark Warman est parti sur un autre projet, et j’ai dû m’occuper d’un opéra mentionné dans mon contrat [Drifting And Tilting, en 2008, avec Jarvis Cocker et Damon Albarn, qui mettait en scène certains morceaux de Tilt et The Drift].
Plongeons dans vos archives. Vous avez repris plusieurs fois Jacques Brel [Jackie ou Au suivant, 1967-1969]. Avez-vous eu des retours de sa part, à l’époque ?
Oui, à travers sa femme, qui m’avait dit qu’il avait été très enthousiasmé. J’ai eu l’opportunité de le rencontrer, mais je n’ai pas osé, j’étais un jeune homme à l’époque… Ses disques donnaient une fausse image de lui. Quand on regarde des vidéos d’époque, c’est un personnage de comédie musicale. J’ai exagéré cet aspect en l’interprétant de manière très dramatique. Quelle théâtralité !
Vous avez composé la bande-son de Pola X de Leos Carax, en 1999. Avez-vous vu Holy Motors ?
Non, mais il a eu de bonnes critiques en Angleterre. La dernière fois que je suis venu en France, on m’a dit qu’il était déprimé suite à l’échec de Pola X. Le film a été détruit au Royaume-Uni… J’ai essayé de l’appeler, mais le numéro ne répond pas.
Scott Walker : « Si j’amenais un troupeau de bétail en studio, mes musiciens ne seraient plus vraiment surpris. »
Avez-vous toujours la petite clé qui figure sur de nombreuses pochettes et qui était celle du monastère qui vous a accueilli en 1968 alors que vous fuyiez l’hystérie autour des Walker Brothers ?
Hélas, je l’ai égarée dans un déménagement. Je garde un très bon souvenir de cette expérience, même si à l’époque j’étais alcoolique et que tout était assez flou. Ces moines ne savaient pas qui j’étais, et j’ai pu étudier les chants grégoriens avec eux.
Un festival australien vous aurait demandé d’écrire un opéra. Vrai ?
Oui, mais je ne suis pas très convaincu. Beaucoup de gens dans la pop en ont fait et ça a toujours été un désastre. Ils copient toujours quelqu’un du xixe siècle, comme Verdi, que je n’aime pas, et c’est une horreur. Un opéra, tu dois l’écrire de la même manière que le reste de ta musique.
Et Bish Bosch est déjà assez un opéra comme ça.
Tu as probablement raison, merci !
Le disque
Walker Menace Ranger« Un style, au fur et à mesure, on l’explore, on l’aiguise. » Les déséquilibrés friands des récentes menaces de Scott Walker (The Drift, mais aussi And Who Shall Go To The Ball? And What Shall Go To The Ball?, bande-son d’un ballet pour handicapés, 2007) bavent déjà en apprenant que Bish Bosch est encore plus extravagant que ses précédents : assauts orchestraux rappelant le Xenakis extrême, couteaux croisés, silences lourds de ténèbres, mouvements sous-marins, râles électroniques : papy Scott manie ces outils avec une précision chamanique pour narrer des séquences à la licence littéraire aussi forte qu’hermétique (un livret est fourni, avec notes de bas de page, pour nous éclairer un tant soit peu).
Plus difforme et monumental que jamais (chaque pièce tourne entre 7 et 21 minutes), son éprouvant théâtre sonore s’avère néanmoins plus éclectique qu’auparavant : il souffle la terreur, ouvre des éclaircies, pousse dans un ravin, retient les démons et, sans crier gare, esquisse un sourire en coin. La récompense pour ceux qui oseront fréquenter Bish Bosch vient lorsque ces objets, qui surenchérissent un peu gratuitement dans le bizarre au premier abord, s’équilibrent. Reste cette phrase entêtante du crooner expérimental, « Pain is not alone » – souffrir ensemble, ça soulage.
Bish Bosch
4AD / Beggars