R. Stevie Moore « J’étais un sacré weirdo, à Nashville. »
Dans son petit living-room du New Jersey, l’Américain lo-fi R. Stevie Moore a enregistré 2 000 chansons en robe de chambre.
« Je m’enregistre tout le temps, c’est maladif » Aïe…
Fils d’un bassiste de session à Nashville qui a joué avec Presley ou Dylan, R. Stevie Moore a sans doute construit sa « carrière » d’outsider en opposition au professionnalisme de son père. Autoproduisant depuis quarante ans plus de quatre cents cassettes et CD-R dans sa chambre, sa cave ou son salon, il superpose pistes pop et souffles de vie sur des magnétocassettes en mode ping-pong et devient, à bientôt 60 ans, le « grand-père de la lo-fi », plébiscité par le retour de la culture cassette aux Etats-Unis et une jeunesse indé qui fait comme lui : des disques à la maison. « J’ai enregistré ma première chanson en 1966, il y avait des enregistreurs à bandes chez moi, ceux de mon père évidemment. C’était juste un hobby au départ, je faisais ça pour le fun et parce que je n’aimais pas trop le sport. J’aimais les sons. J’ai commencé à m’enregistrer… et je n’ai jamais arrêté. »
Robert Steven a commencé sur bandes magnétiques, il utilise ensuite de simples magnétophones à cassettes reliés entre eux, puis un 4-pistes Tascam 424 comme tout le monde dans les années 80. Il se sert ces jours-ci d’un 12-tracks Workstation Akai avec un disque dur interne, qu’il n’aime pas trop. Quelle est la valeur ajoutée du home made ? « L’accumulation, le souffle. Et puis je veux capturer et préserver la spontanéité de la musique. On ne peut pas faire ça dans un studio. Chez moi, je peux m’enregistrer à n’importe quel moment. Mais d’un autre côté, c’est une restriction, car dès que je joue d’un instrument, il faut aussi que je m’enregistre. Parce que je ne veux pas oublier. C’est presque devenu un problème : quand je fais de la musique mais qu’elle n’est pas enregistrée, je m’arrête. D’une certaine manière, c’est une maladie. Parce que pour faire de la musique, il faut aussi savoir se laisser aller, apprécier le moment… »
« J’aurais aimé avoir un hit »
Prolifique one-man-band (joue de la guitare, de la basse, des claviers, de la batterie), one-man-producer (enregistre tout), one-man-record-company (grave les CDs et les envoie par la poste), one-man-marketing-agency (réalise les clips, alimente son site, se trouve de super slogans : « Je suis un génie mais je ne peux pas m’en empêcher »), Stevie est un chanteur pop indépendant de A à Z, s’inscrivant dans une étrange lignée Beatles-XTC-Residents, qui lui a fermé l’accès au grand public. « Malheureusement, je n’ai jamais réussi à monter d’industrie autour de ce one-man band. J’étais influencé par Paul McCartney ou Stevie Wonder, qui étaient sur des majors. C’était à la fois un fantasme et un hobby, mais je continuais de produire, et j’étais fier d’être une sorte de rebelle, même si je n’avais que très peu de retours sur mon travail. Maintenant, tout le monde semble me découvrir et m’apprécier. »
Finalement, ce choix de la confidentialité, n’est-ce pas la position rêvée pour ne jamais « tuer le père » et rester dans l’enfance (de l’art) à jamais ? « J’ai toujours préféré l’underground. C’est une longue et triste histoire : mon père n’a jamais vraiment compris ce que je faisais, il ne me soutenait pas. Il aurait pu m’aider, mais j’étais un weirdo à Nashville. C’est pour ça que je suis parti dans le New Jersey, quand le punk et la new wave sont apparus, en 1978. Les choses ont commencé à bouger, même si je n’ai jamais percé. J’aurais aimé avoir un hit, pour des raisons simples : la gloire et la fortune. Et la reconnaissance, je voulais avoir la reconnaissance. Mais je n’en suis pas si sûr. La valeur de mon art suffit, en un sens. Je change souvent d’avis à ce sujet… Au final, je me suis créé moi-même. » Se créer soi-même, c’est un peu le credo aussi de tous les gamins qui s’enregistrent sur Garageband, se filment sur YouTube, déposent leurs morceaux sur BandCamp et créent ainsi, en une seule journée, un artiste, un label et une campagne de com’. Le futur est déjà passé.
Par Wilfried Paris
« Cosy »
D’une voix habitée, Stevie « fait le MC » sur le disque des sœurettes de Puro Instinct. Alors il est comment, le studio de R. S. M. ?
Piper Kaplan : « Le temps passé ensemble, c’est de la pure énergie : ton esprit est là, mais ton corps, non. Je suis allée plusieurs fois chez lui, quand j’étais plus jeune. Je l’ai rencontré en 2008 dans une soirée à New York, il était DJ, je suis allée le féliciter en précisant que j’étais musicienne, et il m’a dit de passer lui rendre visite dans sa maison du New Jersey, où il vivait [jusqu’en 2010] avec sa petite amie, histoire d’écrire quelques chansons. C’est le plus prolifique et talentueux générateur de pop home made. Son studio avait la forme d’un hexagone, vraiment étroit, mais cosy, avec des disques et du matériel pour enregistrer partout, des machins européens bizarres et un petit chat mignon. L’endroit est assez sombre, c’est un peu le bordel… mais ce n’est pas trash. » Propos recueillis par Richard Gaitet