Prix Goncourt 2012 Jérôme Ferrari : « Leibnitz n’est pas là pour rigoler »
Le Prix Goncourt 2012 Jérôme Ferrari ouvre la rubrique livre de Standard N° 37. Ce prof de philo corse affine encore son style et convoque saint Augustin au bistro.
Posé en clope et chemise à carreaux dans le jardin parisien des éditions Actes Sud, le prix Goncourt Jérôme Ferrari boit son café à l’issue d’une tournée marathon, loin de sa chère Corse comme des Emirats arabes unis, où il partira enseigner dans quelques jours. Remarqué en 2010 pour Là où j’ai laissé mon âme, de retour avec Le Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012), ce quadra productif – cinq romans en six ans – oscille entre méfiance et amusement face à nos questions. Parfait.
Le Sermon sur la chute de Rome : assez austère comme titre, non ?
Jérôme Ferrari : Je choisis le titre avant d’écrire, ça m’aide à trouver la ligne directrice. Là, j’ai pas mal galéré. Mon but était de décrire la naissance, la croissance et la mort de plusieurs types de mondes, de différentes tailles, plus ou moins nobles ou ignobles, en reliant le tout à saint Augustin : si l’œuvre de Dieu est promise à la destruction, qu’espèrent les Hommes du haut de leurs minables créations ? Un concept d’une telle élasticité, c’est très fécond : un monde, ce peut être une civilisation énorme – Rome –, un tout petit truc comme un bar de village, ou quelque chose d’à la fois minuscule, sauvage et infini – le corps humain. Il existe dans la réalité comme dans la tête de celui qui veut le conquérir. Quand Leibnitz dit que le monde est infini, il n’est pas là pour rigoler : on peut descendre sans fin dans l’infiniment grand ou petit.
La Corse, matière à fantasmes ?
Oui, avec le littoral comme interface : le tourisme de masse – catastrophe qui rend con des deux côtés – est tombé sur la gueule de gens qui vivaient de manière assez archaïque. Cette confrontation brutale entre personnes qui ne devraient jamais se croiser constitue une mine pour un romancier. Moi, j’aime écrire des romans s’y déroulant, mais sans la moindre connotation régionaliste. Né à Vitry-sur-Seine de parents corses, je suis revenu sur l’île à 20 ans, en 1988, comme des dizaines de jeunes, contents mais qui ont dû tout réapprendre. Aujourd’hui, je préfère vivre à Ajaccio, même si mon travail me fait voyager.
Angoissé par votre installation aux Emirats ?
Par le sentiment d’arriver en un lieu totalement étranger, oui, comme à Alger en 2003. Mais cette angoisse n’a rien de négatif : elle est au contraire le signe qu’on est disposé à se confronter à la réalité.
La vie de Marcel, le grand-père, est constamment menacée par la maladie, ce qui ne l’empêchera pas de succomber à… la vieillesse.
Il finit par mourir, comme n’importe quel monde, pour laisser la place à autre chose, à un recommencement. J’espère qu’il demeure une idée de vitalité, dans cette vision… L’ombre et la lumière, la maladie et la vitalité, le désespoir et le désir forment des complexes indissociables.
Sa conception de la sexualité est un peu sinistre…
Marcel voit toujours la sexualité comme une porte ouverte à la contamination, à l’intrusion de corps étrangers maléfiques. Hypocondriaque et assez peu sensuel, partagé entre le tiraillement du désir et une profonde curiosité, il se demande pourquoi les gens en font tout un plat. C’est vrai, ça n’est pas d’un romantisme échevelé. Mais peut-être que la sexualité, en littérature, ne m’intéresse que quand elle est un peu tordue, contrariée.
Jérôme Ferrari : “Le bar c’est important – la source de vie”
Vous présentez parfois des personnages en annonçant d’entrée de jeu ce qu’il va advenir d’eux. On est à des kilomètres du cliffhanger, là, non ?
Oui, je me spoile moi-même constamment. Je n’aime pas vraiment jouer sur la surprise, ou alors par petites touches. Ce n’est pas un rejet conscient de l’intrigue, mais disons que j’ai dû être inoculé à vie par la première phrase de Cent ans de solitude [Gabriel García Márquez, 1967] : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler… »
Pourquoi reprendre des personnages d’un roman à l’autre ?
J’ai commencé à travailler l’idée du Sermon il y a cinq ans. Ayant écrit dans l’intervalle Là où j’ai laissé mon âme, j’ai pu y glisser, en arrière-plan, le personnage de Marcel. De la même façon, Balco Atlantico [2008] se passait autour d’un bar. Je me suis dit simplement : j’en ai déjà créé un, alors pourquoi en inventer un autre ? J’aime faire des tissages.
Autour d’un bar, deux fois ?
Le bar, dans les petites communautés que je connais, c’est important – la source de vie. Sans bar, il n’y a que de la mort, il n’y a pas de monde. Le bar, c’est le village organisé autour de son étoile.
Le livre : Le sermon sur la chute de Rome – Prix Goncourt 2012
Philosophie de comptoir
Deux amis d’enfance, Matthieu Antonetti, « conçu comme un gosse plutôt que comme un imbécile », et Libero Pintus, étudiant philosophe qui se sent « comme un type qui aurait fait fortune dans une monnaie qui n’a plus cours », décident un beau jour de reprendre la gérance d’un bar perdu dans les montagnes de l’Ile de Beauté. Autour d’eux, l’increvable grand-père du premier, ainsi qu’une nymphomane dépassionnée, un éternel Gaulois à côté de ses pompes, un musicien pour touristes découvrant sa sexualité « avec une partenaire qui, ma foi, en vaut une autre », quelques serveuses aux mœurs légères et des chasseurs frustes sinon frustrés. Un monde fait d’espoir, d’illusions et de résignation, tout entier hébergé dans une cocotte-minute défaillante, qui ne demande qu’à servir d’intemporelles leçons de vie à nous autres, homoncules soufflés, en l’occurrence, par la puissance du style ferrarien. F. P.
Le Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012)
Actes Sud
208 pages, 19 euros
13,99 euros ici !