Extrait du premier interview avant la rentrée littéraire de l’Américain David Vann (Sukkwan Island) qui, après le succès mondial de Sukkwan Island, a composé une nouvelle farce sur le meurtre et le suicide : l’étourdissant Désolations.

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David Vann © Blaise Arnold

L’an dernier, Sukkwan Island, premier roman du quadragénaire Vann, avait frappé à l’estomac un public français assoupi – un père et son fils sur une île désolée, une uchronie balancée au visage de son vrai père suicidé. Auréolé d’un prix Médicis et de la prestigieuse et conséquente bourse Guggenheim, l’auteur nous consacre une heure sur Skype depuis la Nouvelle-Zélande où il entame une tournée mondiale. Il apparaît timide, torturé mais rigolard – ce type s’est trop pris de beignes pour tomber dans les pièges grossiers de la célébrité.

Après la paternité douloureuse, le mariage raté ?
David Vann : Oui Désolations parle d’une suite d’erreurs minimes menant au drame final. Un couple de retraités bourré de regrets, dont la femme, Irene, n’arrive pas à assembler les différents fragments de sa vie en un tableau acceptable, tandis que son mari, Gary, essaie de bâtir une cabane isolée, un rêve contrarié jusqu’ici par sa vie professionnelle, ses enfants…
Gary et les autres personnages masculins sont souvent des lâches : « Pourquoi ne pas se contenter d’être des hommes, s’interroge Rhoda, la fille d’Irene. Pourquoi sont-ils obligés de le devenir ? »
C’est ce que nous faisons, nous autres Américains [il rit]. Le gendre, Jim, est le moins défendable. Il développe une philosophie ridicule, décidant qu’il va multiplier les rencontres sexuelles pour donner un sens à sa vie. Le sexe, c’est ce qui subsiste quand les façons conventionnelles d’envisager une existence valable se sont envolées.
Ce Jim renvoie à celui de Sukkwan Island (2010). Une autre incarnation de votre père ?
J’ai utilisé ce même nom pour lier les tragédies familiales qui sous-tendent mon travail. Mais Jim, ici, n’a pas d’enfant – il est aussi moins enclin au suicide, et son rôle est secondaire. Le matériau de base concerne la mère de la seconde femme de mon père : quand j’avais 12 ans, son mari lui a annoncé qu’il souhaitait la quitter pour une autre femme. Elle a décidé de le tuer avant de mettre fin à ses jours.
Autre point commun : encore une île, en Alaska, sur laquelle un homme mal préparé essaie de mener à bien un projet absurde.
C’est de là que je viens ! On ne demande jamais à Philip Roth pourquoi ses livres se déroulent à New York. J’aime décrire les paysages de mon enfance, surtout quand le trouble des personnages leur donne une dimension démente. Ils tentent de fuir leurs problèmes en s’isolant dans la vie sauvage – le pire refuge du monde.
Jusqu’à quel point partagez-vous cette la vision sombre du couple ?
Quand ma femme l’a lu, elle m’a demandé : « Tout va bien, entre nous ? » Elle était inquiète, et moi, effrayé. Mon grand-père frappait sa femme, l’infidélité a ruiné les deux mariages de mon père… Et j’éprouve aussi la même impatience que Gary, sa façon de n’être jamais à la maison… Mais dans mon cas, les choses se passent bien.
Restez-vous maître de votre récit ?
Non, je l’avais déjà expérimenté dans Sukkwan Island : l’histoire m’a totalement échappé à la page 113 [où se produit un drame insoupçonnable]. C’est la première fois que j’ai compris que la part inconsciente de mon esprit accouchait d’un schéma signifiant. Chaque matin, pendant les cinq mois et demi d’écriture de Désolations, en 2009, je ne savais honnêtement pas comment les personnages allaient agir ou penser. Ni que le livre porterait sur le mariage. Ce qui a été publié, c’est mon premier jet. J’ai besoin d’activer des sentiments profonds et personnels pour permettre à l’inconscient de réagir. La fiction ne peut pas être factice, elle doit se nourrir d’événements réels. Ecrire des tragédies est incomparable avec ce qui se passe quand on les vit : on leur donne une signification.
Vos romans sont-ils des monstres ?
Bonne métaphore. Des monstres qui m’horrifient, dotés d’une puissance sur laquelle je n’ai aucun contrôle. Ça me prend des années, ensuite, pour les comprendre. Comprendre par exemple qu’ici je suis Irene. J’en découvrirai sans doute plus dans un ou deux ans.
Le suicide de votre père, le meurtre/suicide de la mère de votre belle-mère. D’autres matériaux en stock ?
[Il rit] Je viens de terminer le prochain, Dirt, qui parle de la branche maternelle de ma famille en Californie. Il y a des suicides des deux côtés. Je me dis d’ailleurs, parfois, qu’il aurait été judicieux de ne pas faire d’enfant, pour stopper les frais. Ça ne me ferait pas de mal d’écrire un jour des comédies.
Avec des répliques cultes et des gags hilarants ?
Absolument. Même une comédie romantique, vous pouvez compter sur moi.

EntretienFrançois Perrin, photographie Blaise Arnold, Standard n° 32


Le livre
Déprimes & cannes à pêche
Dans une charmante bourgade d’Alaska (Anchorage : son port de pêche, son âpreté, son ennui), des couples peinent à dissimuler « l’impatience générale et continuelle » qu’ils « respirent » depuis des années. Certains la noient dans l’adultère, d’autres dans la weed, les époux patriarches de cette sinistre embarcation préférant miser, une fois sonnée l’heure de la retraite, sur la victoire des chimères sur la routine. C’est oublier un peu vite que les humains sont devenus incapables de survivre à la nature sauvage (comme à leur propre vacuité), et qu’en ces lieux, un éclat de lumière ne dessine qu’un « après-midi ensoleillé dans un lieu mort ». Les éclats de voix expriment une piteuse tentative de contrer la dilution identitaire, les claquements de porte, une pathétique mise en scène de soi. Du David Vann sans trahison : enivrante maîtrise des points de vue internes, crudité contemplative plutôt que voyeuriste, sentiments bouillonnants tapis sous un calme olympien – et, par définition, tragédie programmée. Essai transformé.
F. P.

Désolations, Gallmeister, 304 p., 23 € Amazon / Fnac