Dans l’isolement d’une exploitation agricole, une adolescente hésite à devenir femme. Depuis trois ans, la Belge Pauline Étienne fauche les rôles et les récompenses avec autant de grâce délurée que de fragile sérieux. Hors-champ(s) aussi.

In Standard n°36, juillet 2012

En croisant Pauline Étienne devant l’hôtel de notre rendez-vous, Paris 16e, pas de doute, c’est bien – non ? si ? – elle. La sensuelle Lucie que nous avions laissée à la campagne, dans son Paradis perdu, a donc éclos de cette brindille urbaine, aux lunettes fumées, aux cheveux courts et aux tatouages noirs. L’appréciation de la distance entre l’adolescente sauvageonne du premier film d’Ève Deboise et la fille posée qui s’assoit devant nous, justifie que cette comédienne de 23 ans ait obtenu autant de récompenses que de rôles. 2009 : le prix Lumière du meilleur espoir et l’Etoile d’or de la presse (révélation) pour Qu’un seul tienne et les autres suivront de Léa Fehner ; meilleure interprétation au festival de Saint-Jean-de-Luz pour Le Bel Âge de Laurent Perreau, le Magritte (César belge) du meilleur espoir pour Élève libre de Joachim Lafosse. 2010 : nomination au César du meilleur espoir pour Qu’un seul tienne… Elle essuie ce palmarès d’un haussement d’épaule, on s’attend à un « m’enfin… » puisqu’elle « n’arrête pas de le dire, comme Gaston Lagaffe ». Mais rien. Son humilité n’a pas besoin de béquille.

Te souviens-tu du jour où tu t’es aperçue que tu étais faite pour ce métier ?
Pauline Étienne : Oui. J’étais sur scène, à 13 ans, en activité extrascolaire. Sans m’y attendre, j’ai ressenti une espèce de truc où je me sentais pleine. On travaillait un Dario Fo, Arlequin serviteur de deux maîtres [d’après Carlo Goldoni, 1745]. J’ai pris des cours jusqu’à 19 ans. Et au lycée, à raison de onze heures de cours par semaine, j’ai passé un bac théâtre. J’ai obtenu mon premier rôle à 18 ans sans avoir eu le temps d’aller à la fac.

Qu’est-ce qui a fait que ça a marché si vite ?
La bonne étoile. Pour moi, ça a été un ami qui avait joué dans un épisode de Louis La Brocante tourné à Bruxelles qui m’a convaincue de m’inscrire à un casting. C’était celui de Joachim Lacoste [pour Élève libre, 2008]. J’ai été prise. Ensuite, j’ai passé l’audition pour Qu’un seul tienne et les autres suivront [Léa Fehner, 2009] et la même année Le Bel Âge [de Laurent Perreau, elle y joue une fille en confrontation avec son grand-père, Michel Piccoli].

Comment c’était avec Michel Piccoli ?
Il est drôle, très séducteur, et surtout, il a une curiosité pour la jeune génération. Pendant les premiers essais caméra, on a joué au foot. Il m’a appris le silence. Il parle très lentement, en fermant les yeux, en prenant son temps, ça fait du bien.

Après cette relation petite-fille/grand-père dans Paradis perdu, il s’agit d’une relation fille/père, tu sembles plaire pour les rôles familiaux…
Peut-être. Mes grands-parents ont été importants dans mon choix de vie, car ma grand-mère était folle de théâtre et m’y emmenait souvent. La première pièce qui m’a marquée est Une journée particulière [d’après Ettore Scola], montée à Bruxelles quand j’avais 15 ans. Un acteur incroyable et un sujet, la Seconde Guerre mondiale, qui me passionnait à l’époque. Mais dans tous les autres films, je joue une amoureuse éconduite. C’est bon, je peux passer à autre chose. C’est d’ailleurs ce que je viens de faire avec le réalisateur Guillaume Nicloux [Le Poulpe, Une affaire privée], on ne peut pas faire mieux comme rôle.

C’est La Religieuse, d’après Diderot, qui sortira en 2013. Qu’incarnes-tu ?
Une jeune fille du XVIIIème siècle qu’on enferme dans un couvent pour racheter les fautes de sa maman, car elle n’est pas la fille de son père. Elle veut en sortir. La mère supérieure, Isabelle Huppert (lire son interview), tombe amoureuse d’elle. Elle en bave pas mal. C’est pour ça que j’ai les cheveux courts, on rasait le crâne des nonnes à l’époque. Le tournage a été très dur physiquement, -20 °C en Allemagne en janvier-février, et psychologiquement, car elle subit des tortures.

Ça fait quoi de jouer uniquement avec des femmes ?
On peut encore mieux observer le rapport de séduction qui s’instaure avec le réalisateur. Isabelle Huppert est très distante, mais incroyable dans le jeu, une maîtrise de son corps ! Elle se connaît par cœur, c’est une machine de guerre. La première scène, elle m’a juste touchée, j’ai failli devenir écarlate. Elle est un peu plus âgée que ma mère, mais il ne s’est pas installé de rapport de protection, simplement de collègues.

Et Louise Bourgoin, qui interprète également une nonne ?
J’avais déjà joué avec elle dans L’Autre Monde [Gilles Marchand, 2010]. On travaille ensemble, mais ce n’est pas le genre de fille avec qui je peux m’entendre très bien. Pourtant, j’adorerais jouer moi aussi des femmes fatales, des personnages opposés à moi, des malades mentaux, sans aucune logique, j’adore les méandres du cerveau. Ce métier nous remet en question au niveau de l’identité, alors la schizophrénie, Alzheimer… ça me fascine.

 Pauline Étienne par Lola Reboud

© Lola Reboud

« Je me demande si je vais pouvoir entretenir longtemps mon côté pas femme. » Pauline Étienne

Qu’est-ce qui t’a plu dans le scénario du Paradis perdu ?
C’est une vie à l’opposé de la mienne, une enfant quelque peu sauvage qui ne va pas à l’école, qui aime travailler dans la terre, dans son chalet avec ses chats. Moi qui suis née à Bruxelles, j’ai dû faire un stage d’une semaine dans la pépinière où on a tourné, à côté de Perpignan, pour apprendre les gestes de ses activités à la ferme.

Assiste-t-on, avec ce huis-clos familial, à un été malsain ou à une historiette bucolique ?
C’est une histoire familiale un peu barrée. On sent – la scène de l’anniversaire par exemple –qu’il peut se passer quelque chose de bien plus glauque, sauf que, on n’ira pas. C’est une étape dans la vie d’une jeune fille. Toute personne, au moment de passer à l’âge adulte, traverse quelque chose de dur dans l’abandon de l’enfance. Donc oui, c’est une belle histoire. Ce n’est pas très joli, la façon d’y arriver, mais on se dit qu’elle va s’en sortir. Les parents, c’est moins sûr…

A 23 ans, te sens-tu encore adolescente ?
Plus depuis que je vis seule. Je suis autonome à Ixelles [quartier de Bruxelles], j’arrive à vivre de mes films. J’ai essayé de vivre à Paris de 20 à 22 ans, mais tout est trop rapide. Si je reviens ici, ce sera en banlieue, j’aime bien Les Lilas par exemple, c’est beaucoup plus calme.

Tu as reçu cinq prix en autant de films, c’est le jackpot, non ?
On ne fait pas ça pour ça. Mais ça apporte de la visibilité et on reçoit des propositions plus variées. Je dois avoir une douceur quelque part qui me donne un côté romantique. J’aime prouver qu’il ne faut pas se fier aux apparences.

Ta carrière semble lancée, qu’est-ce qui pourrait la contrarier ?
Il suffit que je fasse un film qui ne plaise pas ou dise quelque chose de travers… Ça peut aller très vite. En plus, j’arrive à un âge où on ne va pas savoir où me mettre. Et je me demande si je vais pouvoir entretenir longtemps mon côté pas femme. Je déteste m’habiller pour les circonstances, aller à Cannes ou aux Césars en faisant ce qu’on attend de moi, comme porter des robes de créateur.

Quel est ton panthéon du cinéma ?
Un rôle : celui de Kate Winslet dans The Reader [Stephen Daldry, 2009], une merveilleuse femme blessée qui ne se laisse pas abattre, qui n’est pas victime de sa propre vie. Un acteur : Mathieu Amalric. Un réalisateur : Tim Burton ou Michel Gondry. Ouhou, prenez-moi [rires] !

Tu regardes beaucoup de films ?
Ça peut aller de deux ou trois par jour à rien pendant deux semaines – là je suis en train de voir J. Edgar de Clint Eastwood [2012]. Je lis beaucoup, dès que je suis dans le métro ou chez moi. Je suis en train de terminer Sur la route de Kerouac. J’adore les récits de routes et son style d’écriture me plaît, beaucoup de virgules et d’enchaînements pas conventionnels.

As-tu déjà des paradis perdus ?
J’aurais adoré faire du cirque, mais je n’étais pas assez musclée, j’ai fait de la jonglerie toute mon enfance. Je pense plus aux paradis à venir : je viens d’obtenir une réponse positive pour le prochain film de Mia Hansen-Løve [Eden]. Et je prépare ma première pièce pour mai 2013, La Mouette de Tchékhov, mise en scène par Sylvie Bunel, avec Lolita Chammah et Anne Parillaud. Je serai Nina, une jeune fille qui rêve d’être actrice.

 

Le film
Paradis perdu
D’Ève Deboise

Une exploitation agricole, une ado de 17 ans (Pauline Étienne, frêle et dure en même temps), son père, une mère absente et un ouvrier silencieux, dans un environnement rural. Leur isolement installe une tension : historiette bucolique ou été malsain ? La jeune fille désire et redoute de devenir femme, un homme désire et redoute le retour de son épouse… Les rêves sont encore là, tout peut commencer avec le premier long-métrage d’Eve Deboise, scénariste de Rithy Panh (Les Gens de la rizière, 1994, Un soir après la guerre, 1998). Ces héros champêtres (au sens prosaïque) nous entraînent dans leur psychologie, dont ils semblent découvrir la complexité en même temps que nous. Une garce ? Un monstre ? Une victime ? Un témoin ? Le carré des personnages renferme ce que notre imagination, entretenue par l’attente et animée par les sous-entendus, est en droit de se représenter. Vous voulez qu’il ne se passe rien que de très beau ? C’est possible.
M. A.

Depuis notre entretien, Pauline Etienne a mis au monde son premier enfant (au printemps 2015), ce qui a raréfié la sortie de ses films. A découvrir tout de même prochainement : Sur quel pied danser de Kostia Testut et Paul Calori