Après le succès de La Solitude des nombres premiers, Paolo Giordano est parti sur les bases militaires en Afghanistan. Entre un café et un porto, en français et en italien, on monte au front avec lui. À l’assaut !

paolo giordano par antoine chesnais1

Paolo Giordano : « Quelque chose dans la guerre m’attirait. » Photo Antoine Chesnais

Après un premier roman intime, vendu à plus de deux millions d’exemplaires, vous partez en Afghanistan. Vous souhaitiez un grand écart ?
Paolo Giordano : Disons que je n’ai pas pensé de façon très stratégique… C’était un moment difficile pour moi : j’avais jeté deux brouillons de romans. En voyant Les Démineurs, de Kathryn Bigelow [Oscar du meilleur film, 2010], j’ai compris que quelque chose dans la guerre m’attirait. J’ai eu envie d’aller voir ce que c’était. Je suis parti deux semaines sur une base militaire pour Vanity Fair, puis y suis retourné avec un livre en tête. Au-delà de la guerre, c’est surtout la question de la virilité que je voulais explorer à travers les jeunes soldats. En un sens, c’est un livre plus personnel que le premier.

Le sujet agfhan est brûlant, et vous étiez forcément attendu…
L’une des difficultés, c’était de faire comprendre que ce n’est pas un livre de guerre. Un roman est toujours plus que son sujet. Et puis, je n’ai rien à dire sur la guerre en tant que telle : si j’avais voulu le faire, je n’aurais pas écrit une fiction. Ce qui m’intéresse, ce sont les personnages, et leurs guerres personnelles et familiales.

Vous avez pris modèle sur des soldats rencontrés sur place ?
Pas du tout. Je n’ai pas demandé aux soldats leurs motivations pour s’engager, par exemple. D’ailleurs, auraient-ils pu me répondre ? En vérité, je me suis surtout inspiré d’un groupe d’amis d’école, comme une galerie de stéréotypes. C’est étonnant comme avec le souvenir les figures se radicalisent ! On retient souvent un seul trait : le timide, le violent, le fanfaron, le souffre-douleur… Je les ai imaginés en soldats, mais la dynamique de groupe dans le bataillon est celle d’une classe de collège.

En lisant, on pense à Norman Mailer (Les Nus et les morts, 1948). Une référence ?  
C’est le plus grand livre de guerre ! Je l’avais avec moi en Afghanistan, et l’ai relu souvent. Il y a tout, dedans : l’humanité, la force symbolique (une montagne à conquérir), et le rythme, avec ces longs récits de soldats interrompus par une phrase très courte qui vous transperce. J’ai lu aussi beaucoup de récits de la première guerre mondiale : les livres de Erich Maria Remarque, ou La Peur de Gabriel Chevallier [réédité en 2008 au Dilettante]… On y retrouve cette tension de l’attente, et cette question lancinante – comment résister à la peur ?

D’où la question du corps humain.
Tout dans le livre passe d’abord par le corps, ce n’est qu’ensuite que les personnages prennent conscience de ce qui leur arrive. Ce que j’ai découvert en Afghanistan, c’est cette incroyable revitalisation corporelle face au danger. Il y a là-bas une vitalité très liée au côté obscur de la virilité, et au désir sexuel. Voilà sans doute pourquoi il est si difficile de se détacher de la guerre. On manque d’adrénaline dans nos vies quotidiennes…

Paolo Giordano : « La dynamique de groupe dans le bataillon est celle d’une classe de collège. »

Vous évoquez aussi le corps qui se dérobe avec cette épidémie de diarrhée, l’un des moments épiques du livre ! Plutôt rare en littérature…
Et pourtant c’est le degré le plus élémentaire de l’humanité ! La difficulté, c’est de rendre cette nécessité sans tomber dans le scatologique gratuit. Je me suis retrouvé avec les soldats, à l’extérieur de la base, nous attendions un hélico qui n’arrivait pas. L’un deux a pris son casque, l’a tapissé d’un sac poubelle et a fait dedans, à deux mètres des autres. Ici, ce serait dégueulasse, là-bas c’était normal. Simplement nécessaire. Le corps, dans ce roman, c’est aussi une métaphore des situations inconfortables face auxquelles on trouve souvent des ressources insoupçonnées. Au fond, nous sommes beaucoup plus adaptables que nous le pensons.

 

Paolo Giordano Le corps humain couverture

Le livre
Tempête sous les casques
Ils ont vingt ans, viennent de toute l’Italie et le monde compte sur eux pour « maintenir la paix » dans l’Ouest afghan. Mais leurs journées s’étirent dans l’ennui, à l’abri d’une base militaire bunkerisée. Entre l’inconfort, l’envie d’action et la peur diffuse, on s’attache à ces soldats qui cherchent leur place dans le groupe. Puis c’est le départ en mission, et cent pages haletantes que l’on suit au plus près de chaque personnage, tempête sous les casques et masques qui tombent – où l’on verra ceux qui flanchent, ceux qui se sacrifient et ceux qui gardent leurs nerfs quand arrive l’heure H. Le Corps humain est bien plus qu’un roman de guerre : c’est un livre de l’intime dans des conditions extrêmes qui vous prend aux à cet endroit du corps qu’on appelle les tripes.

B.G.

Le Corps humain
Le Seuil
Traduction de Nathalie Bauer
415 pages, 22 €