Olivier Saillard, directeur du Palais Galliera : « La mode red carpet tue le rêve »
A l’occasion de la réouverture, demain, du Palais Galliera après quatre ans de travaux, notre interview du directeur du musée de la mode, Olivier Saillard, qui époussetait le vêtement endormi et ses représentations figées dans Standard n° 38.
« Tu te rêves en pourpoint lamé argent qui fait éclore la tête sous un chou de dentelle. » Commissaire d’exposition, auteur, performer et poète quand son emploi du temps le lui permet, le directeur du musée de la mode offre à sa discipline une plume subtile. On lui doit depuis un an une panoplie d’expositions extramuros consacrées à Madame Grès, Christian Lacroix, Cristobal Balenciaga, Rei Kawakubo pour Comme des Garçons… ainsi que l’ouvrage Histoire idéale de la mode contemporaine qui sélectionne les plus beaux défilés depuis 1971.
En septembre dernier, au Palais de Tokyo, sa performance onirique The Impossible Wardrobe avec l’actrice anglaise Tilda Swinton, présentait une garde-robe muséale que les règles de conservation interdisent de porter. La performance de Swinton portant à tour de rôle une robe du soir de Grès, les gants griffes de Schiaparelli ou bien la veste d’apparat de Napoléon, ont fait se déplacer Mick Jagger et laissé songeuses quelques farouches bouches-bées. Rencontre avec un brodeur de phrases bien faites qui impose aux institutions culturelles une histoire de la mode.
Aimez-vous rêver ?
Olivier Saillard : Je crois être un mauvais rêveur, car je ne veux pas rêver à l’impossible, mais à des choses dans l’ordre de mes moyens. Des petits rêves, en somme. Le divertissement repose malheureusement sur le rêve utopique. S’il consiste à gagner au loto, alors je le trouve tout à fait inacceptable. Les gens ont camouflé leur ennui en se demandant ce à quoi il pouvait rêver. Si ce n’est pas la loterie, c’est la maison en face de la mer… les rêves matérialistes sont une préoccupation devenue trop permanente.
On accorderait trop d’importance au rêve ?
Au cours du xxe siècle, la psychanalyse l’a placé à un tel niveau qu’il est devenu l’axe même sur lequel un individu est supposé analyser et projeter sa vie ! Il serait donc au centre de tout. Mais pour avoir fait vingt ans de psychanalyse, je ne suis plus sûr que les miens mènent à grand-chose… Hier, j’ai encore rêvé que je baffais mes parents et je me suis dit : « Oh mon dieu, j’en suis encore là ! » Enfin, je plaisante, mais je trouve que c’est souvent décevant.
Pourrait-on le sauver par la créativité ?
L’autre jour, mon ami Xavier Veilhan me disait : « L’inspiration est pour les créatifs et l’expression pour les artistes. » On pourrait remplacer « inspiration » par « rêve », dans notre contexte. Mais en tant qu’artiste, c’est avoir une vision un peu trop romantique de la création. Je ne pense pas qu’un créateur se dise : « Que puis-je faire pour faire rêver les gens ? », il le fait tout court – totalement malgré lui. Sa collection est toujours imprégnée d’une certaine forme de réalisme. Poser le rêve comme projet créatif n’en fait pas un, tout au contraire : trop d’assiduité à vouloir cela mène au cauchemar. Les excentriques robes du soir de la haute couture sont souvent des lustres de bal pas si lumineux que ça.
Y a-t-il un vêtement qui suscite chez vous un rêve constant ?
Selon les époques. Ou alors des archétypes omniprésents : une grande robe à cerceaux, somptueusement brodée… cela fascine. Mais cela reste une vision très naïve, très « Peau d’âne » de la mode. Ce qui fait rêver, c’est l’atmosphère qui accompagne un vêtement, les décors qui l’entourent. Dans un musée, nous sommes loin d’une œuvre de fiction. J’essaie de révéler un sujet, quelque chose de palpable.
Ceci dit, vous avez emporté bien des gens avec The Impossible Wardrobe…
En effet, mais à mon insu. C’était une performance fascinante, car tout à fait inédite : Tilda Swinton défile devant un petit public au Palais de Tokyo, centre d’art contemporain… Son aspect spectral, l’ambiance intime et méditative, les tenues sorties pour la première fois des archives du musée, qui ressemblaient elles aussi à des fantômes, c’était une situation absurde et dérisoire, bien que réaliste, puisqu’on n’a rien inventé pour autant. La mise en scène était des plus simples : un miroir qui reflétait le va-et-vient des costumes. Du concret. Nous étions gênés de convier notre public à quarante minutes de défilé, sachant que de nos jours, ils ne durent que sept en moyenne – le temps qu’on met pour regarder une collection sur internet ! Notre gêne reflète cette mentalité du « toujours plus vite » qui a rendu l’industrie frénétique. On sait que les rêves sont courts, mais faire basculer son public dans un autre monde en sept minutes…
A force d’en vouloir, l’industrie tue le rêve ?
Avec ce grand organigramme, où l’on situe un créateur à un certain niveau hiérarchique et relié à de grandes entreprises de luxe qui dirigent tout, on le tue effectivement. Le départ de Nicolas Ghesquière de chez Balenciaga est l’aveu de cette situation. Forme d’optimisme : que des créateurs talentueux comme lui se consacrent à leur propre marque. Car la soi-disant mode de red carpet, comme les publicités pour les voitures, ne semble pas savoir mettre des vêtements sur ses rêves et quand elle en met, c’est exagéré. L’habit du soir, qui pourrait l’incarner, est devenu obsolète. Une femme en robe longue appartient au xxe siècle.
Comment alors faire évoluer l’esthétique ?
En se donnant la possibilité de faire ce que l’on veut, à contre-courant des restrictions budgétaires ; ma performance avec Tilda Swinton était quelque peu coûteuse. Ceci dit, cela représente un centième de ce que coûte un défilé. La mode peut réinvestir le territoire du rêve, si elle parvient à se mettre en cause pour réinventer son système – je ne parle pas du style, mais de sa manière d’expression. Les défilés des années 80, ceux de Montana ou de Mugler (notamment au Zénith) [en 1984], étaient encore l’expression éveillée d’un rêve. Ça me donnait des frissons.
Votre friction entre histoire du costume et défilé performatif nous en a aussi donné au Palais de Tokyo…
Le challenge était de faire défiler le vêtement de manière expressive sans entrer dans un cliché de déguisement, qui peut être faussement suggéré par les costumes historiques. J’ai voulu présenter ces robes du musée comme des belles endormies dans les bras de quelqu’un. Il fallait donc une gestuelle minimale et subtile pour transmettre une émotion sans entrer dans du mauvais théâtre. La performance s’est faite quatre soirs et on en est resté là. Ce qu’elle a conservé du fashion show est son condensé d’énergie. J’apprécie ce côté inédit du défilé. C’est comme pour le songe : celui dont on ne se souvient qu’avec difficulté, qui reste mystérieux, fascine. La répétition laisse une trace et je n’aime pas les traces. C’est contraire à mon travail au musée Galliera, où l’archivage est très important…
Est-il facile de retourner à l’exposition muséale, plus aseptisée, après une création si émouvante ?
Ces deux dimensions se nourrissent l’une l’autre. Mais le seul retour immédiat et non journalistique pour un musée est son livre d’or – et ça, je peux vous dire, c’est un massacre. Si vous lisiez celui de l’exposition Madame Grès [au musée Bourdelle à Paris en 2011], sans l’avoir vue, vous croiriez à un fiasco ! Quand le public acclame, ça fait du bien. Le lien est intense, un peu comme une drogue. On a tellement l’habitude d’un public professionnel, réservé, select, qu’on est presque surpris d’avoir un retour chaleureux et affectif.
Olivier Saillard « Il faut se donner la possibilité de faire ce que l’on veut, à contre-courant des restrictions budgétaires. »
Qu’est-ce qu’il manque à la mode pour se réapproprier cet idéal ?
Qu’elle sorte de la frénésie de l’industrie qui tourne de plus en plus vite, afin de s’accorder un peu de sommeil. Les créateurs sont passés de la schizophrénie à la fuite : ils ont peur du passé, mais ne font que s’en inspirer, ils pensent s’approprier le futur, qui est une notion lointaine et abstraite, tandis que le présent, eh bien, il n’existe pas : ce qui est en boutique n’est déjà plus. Face à cette hystérie, la nostalgie reste une source d’inspiration première : feuilleter des bouquins et des magazines anciens, dénicher des pièces vintage et courir les marchés aux puces. C’est quand même bizarre d’avoir des téléphones portables dernier cri qui prennent des photos avec un aspect vieilli ! Et si on se remettait à la crinoline ?
Votre projet SOS (Saillard, Olivier Saillard), débuté en 2003, est « une maison de mode qui se dédie à l’écriture des vêtements ». Les mots vous intéressent ?
Oui, leur puissance évocatrice. Révéler la partie poétique de l’écriture, sans que cela ressemble pour autant au Système de la mode de Roland Barthes [1967], qui est fondé sur le métalangage. J’essaie de fouiller ce territoire que Mademoiselle Chanel décriait comme étant de « la poésie couturière » – elle ne supportait pas quand Dior ou Balmain donnaient des noms saugrenus à leurs robes du soir. Une de mes premières performances dans le cadre de SOS, en 2005 avec [l’actrice espagnole] Violeta Sanchez, était une suite de descriptions de vêtements, sans vêtement – dans les années 50, un aboyeur décrivait les tenues quand elles passaient. Quand on écoute sans voir, on se met forcément à imaginer, le mot a un impact onirique. Je visais également une mise en abyme de la littérature grise, celle qui n’est pas signée, très technique, les dossiers de presse par exemple. Dans une approche plus générale, c’est une manière de montrer que la surproduction d’aujourd’hui doit être soumise à un travail de débroussaillage, tout en suscitant l’imagination du public. Je me souviens de Madeleine Delpierre, grande conservatrice à Galliera, pour qui les rouges n’étaient jamais rouges mais « framboise écrasée », elle avait un vocabulaire très fleuri ! Ces subtilités non signées m’intéressent.
A quoi peut-on s’attendre au musée Galliera, quand cette Belle au bois dormant se réveillera ?
Le musée a sommeillé longtemps, car les travaux de rénovation ont été laborieux. Nous concevons avec le scénographe Martin Szekely une exposition dédiée à Azzedine Alaïa, qui marquera sa réouverture en septembre. Une monographie, ce sera une manière de redécouvrir à la fois son parcours de façon très sacralisée, et la bâtisse xixe siècle rénovée à l’identique. Ce musée est un bel outil pour que les rêves deviennent réalité.
Histoire idéale de la mode contemporaine
Textuel
448 pages, 45 euros
Poésie démo
Extrait d’un poème adressé à Véronique Nichanian, directrice de la mode masculine chez Hermès, dans le cadre d’Essayage, une performance donnée au Palais de Tokyo en 2007.Tu te rêves en pourpoint lamé argent
qui fait éclore la tête sous un chou de dentelle point
d’esprit
Tes mains entre elles gardent le souvenir des perles
de peintre
La nuit t’emmaillote
Les jours de pluies te vont bien
Les bijoux ornent ta robe mais ne t’accompagnent pas
Détachée de tout
Tu vis autrement à l’intérieur des vêtements.Olivier Saillard