Moebius : une poignée de myrtilles
Jean Giraud, dit Moebius, dessinateur et scénariste des aventures de Blueberry, est mort aujourd’hui à l’âge de 73 ans. Nous l’avions rencontré en 2009, il nous parlait de fleurs, de cannabis et riait de ses « idées toutes faites qui remontent à l’enfance ».
Sachem planant et visionnaire de la bande dessinée, Moebius continue la récolte des faits de sa vie dansInside Moebius, splendide autobiographie new age. Pour la sortie du cinquième tome, il nous accueille dans son atelier.
D’où est venu ce désir d’autobiographie en 2004 ?
Moebius : C’était une époque où je voyageais beaucoup. J’ai commencé à remplir des carnets de voyages à l’hôtel, au lieu de regarder la télé. Je dessinais au crayon, à l’aquarelle. Dehors, je m’appliquais à ne pas représenter ce que je voyais, mais plutôt Mickey en train de sauter au-dessus d’une bergère ! Puis surtout, avec ma femme, j’ai pris la décision d’arrêter de fumer des joints.
Ça vous entravait ?
Il ne suffit pas de rêver, il faut travailler. Etre audacieux se cultive, comme un muscle ou une fleur. Beaucoup de mes productions comme Arzach [1976] ou Le Major Fatal et le Garage hermétique [1979] on été des tâches professionnelles, même si elle gardent un aspect transgressif. A côté, il y a des choses plus décalées : des compilations d’illustrations, de publicités et de dessins personnels telles que Made in L.A. [1988], Fusion [1995] ou La Mémoire du Futur [1983]. On existe à travers les étapes traversées qu’il est difficile de synthétiser en une forme. Mais on peut essayer. C’est ça l’œuvre au fond, cette résultante de tous les moments : les rêves, les fautes, les échecs et les réussites. En même temps ce n’est pas seulement le résultat d’une nature profonde, c’est aussi une construction intérieure. Le territoire est infini. Et le style se travaille au fil des ans.
Vous fumiez beaucoup ?
Non, peu, une fois par semaine ou avec des copains. Ça laisse pas mal de goudron alors que j’avais arrêté les cigarettes depuis longtemps, et comme j’approchais la soixantaine, le cannabis tirait sur mes réserves de calcium, de vitamine C. Ça m’a donné un thème, l’occasion de dessiner de manière détendue, non préméditée, sans montage, sans perspective.
Et donc, l’idée de faire de vous un personnage.
Oui, avec un langage spontané, ça m’amusait beaucoup. C’est parti d’un coup dans le rêve – je ne pouvais pas me montrer assis sur une chaise, le discours devait devenir irrémédiablement métaphorique.J’ai rempli le premier cahier à toute vitesse ; le deuxième resté en rade deux, trois mois, j’ai entamé le troisième puis j’ai fait les trois d’une traite.J’ai six albums terminés et le septième, fini aux deux tiers, va clore la série. Je ne veux pas devenir un fonctionnaire de la confidence, mais il y en aura un huitième, déjà entamé, sans dialogues, sur le thème de la « mutation onirique de l’image » qui se difracte, se casse, protéiforme. Dans le tome 5 déjà, je subis des mutations. Ça me plait beaucoup, pour le plaisir chorégraphique de l’amusement.
Ce bilan, est-ce votre façon de vous pousser à continuer ?
De rester vivant, oui. Je suis quelqu’un d’assez instable au niveau psychique, émotionnel et mental, générateur d’angoisses. J’ai un côté dépressif aussi, où je pense que je ne suis qu’une sous-crotte, et mes moments maniaques où je suis le génie, où tout ce que je fais est marqué par les dieux [il se marre] ! J’essaie de positiver ce défaut. J’ai du mal à me dessiner deux fois la même tête, ce qui est très grave en BD. Blueberry n’a jamais deux fois le même visage, mais on le reconnaît tout le temps. J’essaie de maintenir une cohérence, un épiderme sous lequel ça bouge, ça migre.
Avez-vous peur de tomber dans la routine ?
En vieillissant peut-être, j’ai un peu peur. J’ai vu trop de dessinateurs de qualité donner le spectacle pathétique de l’imitation d’eux-mêmes, de la résistance désespérée au changement qui s’opère en eux. Dans la calligraphie du graphisme, on lit aussi la vieillesse, la lassitude, le durcissement des artères et des pensées, et les idées toutes faites qui remontent de l’enfance, de l’expression parentale [il rit], très difficiles à combattre. Ce qui est valable dans le sens de la chute l’est aussi dans celui de l’ascension : à certaines périodes, j’ai été très haut par rapport à moi-même et je ne m’en souviens pas comme des périodes de bonheur. Mon exigence augmentait au fil de mon ascension, parallèlement à mon insatisfaction, ma sévérité vis-à-vis de moi-même.
Chercher, pour éviter de se dessécher ?
Oui. Le principe de liberté me guide et me fait très peur. Se conformer à des mots d’ordre, même très beaux, m’a toujours paru dangereux. Je ne programme rien, sauf un maximum de spontanéité en utilisant mes penchants les plus coupables. J’ai un goût pour le perfectionnement d’une niche graphique. Quand je trouve un thème, j’aime rentrer dedans et j’ai du mal à rester stable, horizontal. Puis, à force de pétrir un concept, il faut l’abandonner.
Pareil pour la technique ?
Il ne faut pas tomber dans l’obsessionnel. Les cinq premières pages d’Inside Moebius sont dans l’aléatoire et le bizarre puis, d’un seul coup, ça prend forme vers une croissance de complexité et de perfectionnement. Les deux premiers tomes sont des éditions in-extenso de la version originale. Pour le troisième, il y a quelques retouches à la palette graphique. Le quatrième a un tiers des dessins refaits, des pages et des images ont été bouleversés. Le cinquième part d’une optique classique, de crayonnés numérisés en gris clair et redessinés à la palette graphique, ils sont aussi travaillés que Blueberry ou le Garage hermétique. On est loin de la petite BD sur un coin de nappe de restaurant.
Le futur ?
Le tome 6 devrait être prêt en février. Ensuite je réfléchirais à la suite du Chasseur déprime, sorti en juin, puis celle d’Arzach, ce diamant enkysté dans la couche géologique. Ce ne sera pas muet et énigmatique comme à l’époque, il y aura des dialogues et une aventure.
Et celui de votre maison d’édition ?
Pour l’instant elle n’a qu’un seul artiste à son catalogue, Moebius. Peut être qu’un jour il y aura Gir [autre pseudonyme de lui-même], ça fera deux. Nous travaillons à trois avec Isabelle [sa compagne] et sa sœur Claire, en tirant chaque album autour de trois ou quatre mille exemplaires. Nous avons réédité récemment 40 days dans le désert B [1999], qui en est à son quatrième tirage – c’est un peu notre best-seller et j’en suis très fier. Nous avons aussi ressorti Le Chasseur déprime. C’est un investissement de temps, d’argent, d’énergie, d’émotions, de peur. On a très, très peu de surface de promotion, nous sommes aidés par les amateurs et des stricts professionnels de la bande dessinée.
Etes-vous retourné au Mexique, cadre de plusieurs épisodes de Blueberry ?
J’ai passé une quinzaine de jours à Guadalajara avec ma famille, il y a deux ans. Il ne s’est rien passé d’extraordinaire, simplement le plaisir de retrouver la langue, l’atmosphère, l’architecture, les gens, les Indiens et de le faire vivre à ma femme et mon fils comme une initiation.
entretien Jean-Emmanuel Deluxe, photographie Christophe Delory dans Standard n°22, janvier 2009.
remerciements Isabelle Giraud et Claire Champeval
Inside Moebius tome 5 & 6
40 days dans le désert B
Le Chasseur déprime
(Stardom) Galerie Stardom
Ma vie comme un western
1938 – Jean Giraud/Moebus naît à Nogent-sur-Marne.
1950 – Séjours au Mexique et aux Etats-Unis.
1965 – Premier Blueberry avec Jean-Marie Charlier, Fort Navajo.
1974 – Création du magazine SF Métal Hurlant avec, entre autres, Jean-Pierre Dionnet.
1975 – Rencontre avec Alejandro Jodorowsky. Ils conçoivent L’Incal (1981-1988).
1977 – Cauchemar blanc, adapté par Mathieu Kassovitz en court-métrage en 1991.
1988 – Son Surfeur d’Argent fait une grosse impression sur Mike Mignola (Hellboy).
2004-2009 – Inside Moebius, tome 1 à 6.