Michel Rocard « Allez vous faire foutre ! »
Aussi précises qu’assommantes, les mémoires de Michel Rocard rappellent que c’est le langage qui coupa des Français ce brillant apôtre de la « pensée longue ». Simplifier, c’est tromper ?
« Je me considère en politique comme un arboriculteur. Lorsque l’on plante une graine ou une jeune pousse, il convient d’avoir la patience et le courage de la laisser grandir en paix. Ma méthode, c’est la négociation, une approche technique et détaillée – pour ne pas dire scientifique – des problèmes à résoudre. » L’arboriculteur octogénaire reçoit au septième étage d’un immeuble des Champs-Elysées, dans les bureaux de Terra Nova, think tank progressiste dont il préside le conseil d’orientation. Drôle d’objet que ses mémoires intitulées Si ça vous amuse : moitié récit modeste et lumineux d’un engagement sincère, de l’ENA à sa nomination à Matignon (1988-1991) jusqu’à ses combats en tant que député européen (1994-2009) ; moitié anthologie souvent plombante d’anciens textes et discours sur de grands thèmes (le nucléaire, le chômage, la laïcité, la brevetabilité des logiciels…), à propos desquels il s’entretient avec Alain Juppé dans le plus concis La Politique telle qu’elle meurt de ne pas être (malgré ce titre éminemment rocardien). Un demi-siècle nous sépare d’avec Michel Rocard.
Bonjour. De combien de temps disposons-nous ?
Michel Rocard : [consultant sa montre] Une demi-heure.
Surprise : on nous avait dit une heure.
Ce sera une demi-heure.
… vous vous plaignez souvent que les journalistes refusent la complexité, d’entrer à fond dans les dossiers. Nous avons beaucoup de questions…
J’ai du boulot, il n’y a pas de surprise. Comme si je n’avais que ça à foutre… [Indiquant une pile de dossiers] Tout ça, ce sont des urgences. Allons-y.
Go. Quand vous vous lancez en politique…
Pardon ? Parlez plus fort, je suis devenu un peu dur d’oreille. L’âge !
QUAND VOUS VOUS LANCEZ EN POLITIQUE, votre père, le physicien Yves Rocard, vous dit deux choses : « au lieu de créer par toi-même, tu vas apprendre à bavarder, à coordonner les autres, c’est-à-dire à les paralyser » et « l’humanité progresse essentiellement par la science et la connaissance. En te déclarant inapte à participer à ce mouvement, tu t’installes dans la position de pouvoir seulement le parasiter », et vous concluez : « ça rend humble ».
Je confirme, absolument. Mais mon père oubliait que la nature humaine est ainsi faite qu’il vaut mieux des règles pour policer la société sinon la violence règne, n’importe qui fait n’importe quoi, même dans le champ de la recherche. J’ai choisi le métier de la régulation nationale et mondiale, et je n’en ai pas honte. Mais je n’ai jamais oublié les conseils de mon père.
Ces mémoires, vous en parlez comme d’un « ovni à la forme aussi inhabituelle qu’originale ». A qui s’adressent-elles ?
Ben, à vous.
N’auraient-elles pas gagné à être plus synthétiques, avec moins de jargon technocratique ?
Non. Plus court, ça dépend, on a le temps de lire. Je prétends avoir expliqué, avec un peu d’intelligence, la crise économique, la dérégulation bancaire, le réchauffement climatique, la montée en puissance de la Chine ou la décentralisation à n’importe qui se sentirait en souci des affaires publiques, sans que cela nécessite un appareil technique préalable de connaissances. Bon, on aurait pu faire moitié moins, c’est ma vie, elle est longue : faut que je demande pardon d’avoir vécu si longtemps ? Je n’ai pas visé l’élite. Au contraire, il y a des simplifications parfois un peu frustrantes.
On vous a souvent reproché votre manque de clarté – c’est votre caricature des Guignols. Cela vous a-t-il été préjudiciable, de ne pas aller au plus simple ?
Je viens de sortir un bouquin de 577 pages et vous m’interrogez sur ce que les gens peuvent en penser, c’est ça ?
C’est un angle.
Vous sortez du sujet, c’est votre droit. Je vous signale que j’en ai déjà vendu quelque 50 000 exemplaires, ce qui est totalement surprenant. Le livre politique moyen – la politique lasse en ce moment – tire à 4 000 ou 5 000. Donc à 50 000, il se passe quelque chose, qui est la réponse à votre question. Pourquoi le regretterais-je ?
Peut-on le voir comme le regret des Français de ne pas avoir eu Michel Rocard comme président de la République ?
Oui, mais ce qu’il faut bien leur expliquer, ce sont les enjeux des réformes profondes que j’ai portées dans ma vie, celles pour lesquelles, en tant que militant, je me suis battu. En ce qui concerne la réintégration des catholiques dans la gauche française, c’est gagné, mais quand je suis arrivé en politique, il était interdit à un jeune scout d’adhérer aux forces social-démocrates. La décentralisation, c’est gagné aussi. Autrement dit, j’ai réussi des passions, des impulsions, des orientations sur le système politique avant d’être président [lapsus ?].
L’Histoire retiendra votre maîtrise des dossiers, votre honnêteté, votre rigueur…
J’essaie, n’en rajoutez pas… Vous allez me faire rougir.
… mais n’avez-vous pas eu peur, à deux doigts de la fonction suprême, de ce pouvoir corrupteur qui aurait pu bousculer votre intégrité ?
Eh non. A la fin, j’ai simplement été battu en course. Vous êtes drôles quand même tous les deux : vous me posez des tas de questions étrangères au bouquin. Dedans, j’explique en avoir assez fait pour pouvoir me coucher content. Est-ce que vous pensez sérieusement qu’être Premier ministre, c’est être dépourvu de tout pouvoir ? J’ai occupé le deuxième poste le plus considérable de la République française, vous pouvez concevoir que ça me suffise, non ? Et ça ne m’amuse plus de reparler de ces trucs.
Si vous aviez été président, à quoi ressemblerait la France aujourd’hui ?
Je ne sais pas répondre à ça… pourquoi je n’ai pas été élu…
Ce n’est pas la question.
Oui, mais c’est ma réponse. En 1981, la France était dans sa vie sociale demandeuse de modernité et de croissance, et j’étais le meilleur porteur de réponses. Mais dans sa façon de penser, elle était demandeuse d’archaïsme, d’une monarchie élective à laquelle Mitterrand répondait mieux. On a fait ce qu’on a pu, et puis… tous ces jeux sont étrangers à ma démarche. Quand vous me coincez à parler de ça, c’est votre préoccupation de journaliste… J’ai eu plaisir à remplir mes fonctions. Ah !
Vous consacrez la fin du livre à « l’art de gouverner » qui traverserait « une crise profonde ». Qu’est-ce qui a changé ?
Le système médiatique, profondément. Il a déserté le terrain de l’information pour celui du spectacle. Politiques et journalistes ont en commun de monter des coups qui fassent jouir le peuple, qui aient la force de la dramaturgie. On ne gagne plus sans ça. C’est sous l’aspect du charisme, de la possibilité d’émouvoir que se jouent les candidatures à la présidentielle de 2012. Et tout ça n’a plus aucune espèce de rapport avec la substance même de la politique au sens « gestion de la cité », au fait que les trains doivent arriver à l’heure, qu’il faut ramasser les ordures, veiller à ce que les écoles marchent, etc. – tout ça n’est pas facile, c’est à inventer, en s’adaptant aux nouvelles techniques informatiques. Ça oblige les élus à gérer leur mairie, leur département ou leur région en sachant que le spectacle quotidien du JT de 20 heures sera voué à des cognes, à des petites phrases, mais qu’on ne parlera plus jamais de la marche de la société. C’est frustrant, mais certains s’y adaptent. Je pense avoir un peu su faire. Mais je déconseillerais à qui n’aime que les bons résultats techniques ou démocratiques d’entrer en politique s’il n’a pas, en même temps, des talents d’acteur.
Si vous aviez 25 ans aujourd’hui, vous ne feriez pas de politique parce que le système est trop artificiel ?
Non. Les vraies décisions se prennent dans un consortium de grands financiers et de dirigeants des magazines de télé qui admettent que tel problème se pose ou pas. Le pouvoir a échappé au politique. C’est tragique.
Dans votre préface à l’essai de Neil Postman, Se distraire à en mourir [1985, réédité en 2010], vous observez « un processus de dégénérescence intellectuelle collective » où « la télévision a pris une place majeure ».
Ce n’est pas tant la télévision que l’acceptation générale d’un système. Ça commence avec le télégraphe, ça continue avec Internet. La langue est massacrée. La disparition de notre langue comme institution, moyen subtil de rendre compte d’une réalité compliquée, nous voue aux affrontements, aux coups durs, aux assauts – à la haine, un peu.
Sur LCI, vous ajoutiez : « La vitesse de transmission de l’info a pour conséquence la décadence culturelle de tout un peuple : personne ne réfléchit. » Inquiet pour le monde que vous laissez à vos quinze petits-enfants ?
Particulièrement inquiet. Une transformation interne du capitalisme dégénère vers la cupidité ; je choisis ce mot en référence au Triomphe de la cupidité [2010], le dernier livre de l’Américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001. Cette destruction de l’art de vivre ensemble frappe le monde entier. Et d’abord les pays développés.
Dans votre livre d’entretiens avec Alain Juppé, vous avez des mots très durs sur les banquiers : « Lorsque le monde bancaire continue à demander les mêmes privilèges qu’avant [la crise], j’ai une petite tendance à sortir mon flingue ou à trouver, au moins, qu’on est aux limites du crime contre l’humanité et que tout cela devrait normalement finir devant des tribunaux. »
Produire une crise qui fait soixante millions de chômeurs, c’est un peu dangereux, non ? Vous trouvez mon vocabulaire excessif ?
La formule est étonnante de votre part, « sortir son flingue » !
Le problème n’est pas la dureté des mots : j’ai été bien élevé, ma mère détestait que je fasse des affronts à des gens et je crois être à peu près poli. Mais en termes de droit, les dégâts se paient. Quiconque fait à autrui un dommage se doit de le réparer. La question est : y a crime ou pas ? On n’a pas tué, mais on a mis au chômage soixante millions de personnes.
Que signifie l’adjectif rocardien ?
J’en ai marre de ce mot… parce que la France est un pays mal foutu, incapable de reconnaître que, dans les faiblesses de son Histoire, nous n’avons pas pu avoir une vraie social-démocratie à la manière scandinave, allemande ou autrichienne. Chaque fois que des hommes – Jaurès, Mendès-France, Delors, ma pomme et pas mal d’autres –, en minorité dans une gauche très marxisée, ont essayé de mettre en place une social-démocratie, vous vous amusez tous à isoler nos noms pour faire du cinéma autour du « mendésisme », du « jauressisme », du « rocardisme ». Vous pouvez abandonner mon nom et éviter d’en faire une idéologie ? Je suis un social-démocrate suédois, culturellement. Ça vous va ?
Ja. Mais qui sont vos héritiers ?
Ça dépend de quelle génération vous parlez. Je n’ai pas envie de vous citer la demi-douzaine connus de tous, mais je pourrais évoquer une cinquantaine de noms, de jeunes maires, des secrétaires fédéraux, de Manuel Valls [maire d’Evry et député de l’Essonne] à Olivier Ferrand [maire de Thuir et fondateur de Terra Nova]. Je ne suis pas orphelin. Au contraire, on peut même dire que l’évolution interne du PS, c’est un ralliement progressif à ces thèses qui lui font mal, mais qu’il avale.
En 2004, vous déclariez au Nouvel Economiste : « Dominique Strauss-Kahn peut être le candidat du PS aux présidentielles. Il est l’un des meilleurs, sinon le meilleur. » Ce magazine vous décrivait comme son « père adoptif ».
Monsieur Dominique Strauss-Kahn est un social-démocrate que le monde capitaliste a accepté de voir directeur général du Fonds monétaire international. Il a une mission de première importance, qu’il vaudrait mieux qu’il finisse par le haut, qui implique pour lui le devoir de se taire aussi longtemps qu’il n’a pas choisi de revenir dans la politique française. Quiconque pose des questions comme celle-là viole une règle de droit à laquelle, lui, est soumis. Mais dans ce système idiot, tout le monde se fout que les journalistes violent les règles. Je ne répondrai pas : je suis le seul en France à respecter son mandat international et je ne voudrais pas que son image soit flétrie du fait que je devienne votre complice, en considérant qu’il est toujours un militant disponible pour d’autres causes.
OK. Mais c’est votre héritier, non ?
Un des. De loin. Pas le seul.
Il y en a une autre, avec laquelle vous avez des relations compliquées, c’est Ségolène Royal. La gauche chrétienne aujourd’hui, c’est elle ?
Le socialisme a pour principale force de donner une lecture radiographique de l’économie, de nous dire pourquoi il y a des chômeurs et des pauvres. Je retiens comme socialiste quiconque capable de faire ce diagnostic et d’en parler.
Donc ?
Je peux m’arrêter là, non, ça suffit ? Je ne suis pas de la même famille.
Fin janvier, vous avez déclaré que, pour la présidentielle, « la prime électorale ne peut pas aller au meilleur programme, personne ne croit plus aux programmes. » L’avantage ira à celui qui « expliquera le mieux la situation ».
La lecture analytique de la crise, nous ne l’avons pas encore d’un commun accord, donc aucun politique ne peut vous la recracher ni encore moins l’inventer. Mais on y arrivera, dans trois, quatre ans. Qu’un leader émerge pour en faire l’argument d’un programme enfin judicieux, c’est une affaire de talent qui ne peut venir qu’après la production d’un consensus. Je crains donc que nous soyons voués pour 2012 à une élection bavarde et pas claire.
Depuis mars 2009, vous êtes ambassadeur de France pour les régions Arctique et Antarctique. Vous faites quoi là-bas ?
[Il indique une photo accrochée au mur] Ça, c’est moi sur un petit iceberg antarctique… Concrètement, je participe à des négociations internationales pour éviter que dans ces deux pôles – autrefois interdits de toute activité humaine par excès de froid et aujourd’hui soumis à un réchauffement très fort –, il ne se passe pas n’importe quoi [hic !] excusez-moi, j’ai le hoquet, si on se met à pêcher ou à transporter des marchandises, car qui dit navire dit risque de marée noire, d’accident, de viol des règles environnementales. Je négocie avec Stockholm, Copenhague, Nuuk au Groenland – j’y vais en mai –, mais aussi Moscou (ou Saint-Pétersbourg) et Washington. Pour mieux connaître le sujet, je participe à des expéditions scientifiques, avec notamment Claude Lorius, le grand glaciologue français.
Le dernier voyage, c’était quand ?
Le 3 janvier, le pôle Sud, mais nous avons été contrés par la météo, impossible d’atterrir. J’étais en Géorgie du Sud en décembre.
Il en ressortira quoi de ces missions ?
Des traités. Comme celui de l’Antarctique qui, par décision de quarante-cinq nations s’il vous plaît, déclare cette région terre de sciences, réserve naturelle, interdite à toute activité économique autre que le tourisme et la recherche – interdite à tout ce qui peut changer l’équilibre thermique de ce continent fragile.
L’adjectif « fier » revient souvent dans le livre. Vous avez « la conscience en paix ». Au terme d’une carrière aussi « secouée », c’est rare, non ?
Je n’aime pas votre question. Parce que le métier de commentateur, c’est le vôtre, pas le mien. Vous établissez une gradation, vous êtes libres, indépendants, neutres, mais si moi je réponds à ça, je m’affiche comme arrogant, comme prétentieux. Allez vous faire foutre !
Quoi ? [Eclat de rire]
Je ne veux pas être impoli, mais je veux au moins être clair. Est-ce que je suis méthodologiquement clair ? Je suis fondé à vous répondre ainsi. Vous dire « les autres oui, sauf moi, regardez les gars » ? Pas de ça, Lisette.
Vous avez des regrets ?
Moi ? Non. Mais il y a des trucs ratés que j’aurais aimé réussir.
Comme le jeu de mots qui sous-titre vos mémoires, « chroniques de mes faits et méfaits » ?
Je me suis amusé à produire une assonance qui n’est pas très fondée. J’espère avoir fait mon métier décemment, mais il y a des rappels d’échecs. Je n’ai pas pu réformer le mode de scrutin régional et c’était une clé de l’équilibre français – Mitterrand me l’a interdit. Il m’a également chassé avant d’avoir fini la réforme de l’assurance maladie.
Puisque vous évoquez François Mitterrand, exercice difficile : si vous deviez le définir en un seul mot ? Un seul.
Je ne le ferai pas, car la complexité ne se résume pas [il rit].
En janvier, vous avez suggéré d’abaisser le temps de travail hebdomadaire à moins de 35 heures par semaine, soit travailler moins mais plus longtemps. Cette proposition…
[Il coupe] Ecoutez, j’ai du boulot : c’est un sujet clé pour l’avenir de la France, mais il est devenu tabou car lié au symbolique, aux outrances politiques, et tout le monde se met à dire n’importe quoi en oubliant les vérités comptables. En une heure et demie, je vous prends volontiers sur le détail, parce que moi, je le connais. Mais en trois minutes et en bout de table, je ne sais pas faire.
Nous, on a du temps.
Bon. Je me bornerai à trois chiffres : prenez la durée hebdomadaire de travail des seuls salariés ayant un emploi (même à temps partiel). La France est au sommet avec à peu près 36 heures, l’Allemagne juste derrière avec 35 heures, les Etats-Unis avec 33 heures et demie. Le problème reste posé et il est faux de dire que nous sommes en situation fragile comparé aux autres pays développés. Ensuite, je vous cite cette phrase de Keynes qui écrit en septembre 1930 [hic !] zut, mon hoquet reprend, qui écrit ceci, en substance : « Cette crise est dramatique, mais on en sortira aussi vite qu’on y est rentré. Il convient maintenant de s’interroger sur l’avenir. Je vous annonce qu’avant la fin de ce siècle, il suffira de trois heures par jour ou de quinze heures par semaine de travail salarié productif pour que l’humanité réponde à ses besoins. » Cette anticipation n’a jamais été démentie. Le principal élément du n’importe quoi français sur ce sujet, c’est le « travailler plus pour gagner plus ».
Pourquoi ?
Parce qu’on ne sait pas de qui il s’agit. La France produit environ 38 milliards d’heures de travail salarié par an. Avec trois ou quatre millions de chômeurs, il y aurait urgence – en termes de pouvoir d’achat, de consommation et de nourriture pour les petites gens – à passer à 42 milliards. Il faut donc travailler plus pour gagner plus, mais tous ensemble. En faisant de la place à ceux qui n’en ont pas, du boulot. En équilibre total, pour chaque individu, ça pourrait bien faire un peu moins par semaine. On gagne une année de vie tous les quatre ans – un trimestre de plus chaque année, formidable ! –, on ne peut pas n’en faire que des vacances. Et tout travail nouveau devrait être affecté à ceux qui en ont déjà, pas aux autres ?! Crime social. En France, c’est le foutoir absolu, par l’accumulation de politiciens qui s’emballent sans être sérieux sur les dossiers – et j’y mets pas mal de vos collègues, dont le taux d’interrogation n’est pas assez sourcilleux, pointu et informé. Pardon.
En parlant de travailler moins, la retraite, vous y songez ?
Sur le plan comptable, je suis en retraite depuis au moins douze ans. Mais je travaille soixante-dix heures pas semaine parce que j’aime ça.
A 80 ans, vous avez une vivacité d’esprit épatante. Ça s’entretient ?
Ah ben oui. Pour bien vieillir, faut s’agiter les neurones. C’est de la lecture – beaucoup Camus, Sisyphe, Dostoïevski, Tolstoï, Stendhal, Molière – et des voyages. Et des conversations multiples ; même avec vous, j’ai appris des choses.
Justement, pour conclure, vous avez une question à nous poser ?
J’en ai une avec laquelle j’aimerais charger vos consciences : comment définissez-vous votre contribution à l’amélioration générale des rapports entre la France et ses journalistes, pour qu’elle comprenne mieux son destin ?
Eh bien… par exemple, dans chaque numéro, un journaliste est longuement interviewé sur le fonctionnement de nos médias, ses règles, son rapport au pouvoir et à la vérité.
C’est un début. Les règles du jeu social nous coincent, vous et nous, journalistes et politiques, dans une incompréhension générale du système. Il y a peu de métiers où je compte autant de copains que parmi les journalistes, mais je demeure à la recherche du pacte civique derrière lequel on traiterait correctement la complexité et le très long terme. A ne s’occuper que de l’événement, on fout en l’air la pensée longue ! L’information d’un public exigeant passe surtout par l’écriture. La Grande-Bretagne aurait, sur ce domaine, le pire comme le meilleur : les journaux caniveau et le New Economist. Mais la cohésion d’un peuple passe par les images collectives et elles se font à la télé. Là, c’est plutôt en Scandinavie que les télévisions respectent le mieux des valeurs de compréhension mutuelle. Il faudrait néanmoins avoir vécu dans ces pays pour comprendre. Je réponds parce que je vous aime bien, mais ça vaut rien. Salut citoyens !
Si ça vous amuse – chronique de mes faits et méfaits (Flammarion)
Conversation avec Alain Juppé, La Politique telle qu’elle meurt de ne pas être (JC Lattès)
Préface de Se distraire à en mourir, Neil Postman (Nova Editions)
Entretien Julien Blanc-Gras & Richard Gaitet, photographie Blaise Arnold – Standard n°31 – avril 2011