Michael Cimino : « Crucifié »
Peut-on comprendre les obsessions de Michael Cimino en l’écoutant parler de ses livres préférés ? Voyage au bout de la bibliothèque du réalisateur de Voyage au bout de l’enfer.
Salon chinois du Costes, silence glaçant. Apparition spectrale du metteur en scène de L’Année du Dragon, qui n’a pas du tout l’air d’avoir 73 ans. Cintré dans une élégante chemise western et tenant à la main un stetson blanc, il ressemble à un chanteur country, la vingtaine décontractée, très (très) mince dans son blue-jean moulant. Caché de bon matin derrière des Ray-Ban à verres fumés, Michael Cimino, qui ne donne presque jamais d’interview, qui n’a tourné qu’un court-métrage depuis 1996, parle lentement, plaisante souvent, et le seul détail qui trahit son âge c’est sa voix, éraillée en raison d’une corde vocale affaiblie, à l’accent proche de celui d’Al Pacino dans Le Parrain III.
En 1978, à 39 ans, ce passionné de peinture et d’histoire-géo (« ça remplaçait une école de cinéma ») recevait cinq oscars pour Voyage au bout de l’enfer, deuxième long-métrage et fresque sans concession sur la guerre du Vietnam avec Robert De Niro et Christopher Walken. Fort de ce succès, il obtient un budget faramineux pour La Porte du Paradis, sorti sous les huées en 1980. Un western maudit, monumental, ayant causé la faillite du studio United Artists, avec Isabelle Huppert, Kris Kristofferson, Walken à nouveau, mais aussi Jeff Bridges, John Hurt ou Mickey Rourke, tous très hauts dans ce film démentiel montrant comment la nation US est née dans la violence et la cupidité – même si Cimino dit n’avoir « pas conçu La Porte du Paradis comme une déclaration politique ». Sa ressortie au cinéma en février dernier nous valut de rencontrer son auteur pendant près d’une heure… pour une conversation à propos de ses écrivains préférés. Il est très facile de penser, quand ce lecteur insatiable et romancier tardif (Big Jane en 2001, A Hundred Oceans en 2004), évoque le perfectionnisme de Flaubert ou « l’agonie » de Melville suite à l’échec de Moby Dick, que ce génie fragile parle de lui.
Peut-on commencer par Dostoïevski ?
Michael Cimino : Il est tout en bas de la liste… Au-dessus, il y a Pouchkine, Tolstoï, Lermontov. Un peu de Tchekhov. Dès que j’ai un moment, je m’assois devant ma cheminée dans un bon gros fauteuil et je les lis, encore et encore, parce qu’on ne cesse jamais d’apprendre d’eux. Vous pouvez découvrir Eugène Onéguine [Pouchkine, 1832] au lycée, à l’université, mais il vous faudra vingt ans pour sangloter. [S’interrompant] Vous êtes à l’aise, là ? Sûr ? Avec votre micro, on dirait la Statue de la Liberté.
N’avez-vous pas planché sur un biopic de Dostoïevski avec Raymond Carver ?
L’idée vient de Raymond. Un homme merveilleux. On travaillait chez lui ou au Gramercy Park Hotel [New York]… Un scénario sur la vie de Dostoïevski, si turbulente et conflictuelle, c’est autre chose que ses romans. Nabokov disait, je paraphrase : Chez Pouchkine ou Tchekhov, vous connaissez tout : les paysages, la couleur des robes, la température extérieure, la chaleur à l’intérieur, tous les détails. Chez Dostoïevski, vous ne saviez rien. Tout ce dont vous avez besoin, c’est une scène, une table, quelques chaises et vous pouvez jouer Les Frères Karamazov. Ça donnerait une pièce bien meilleure que le roman. Il se fiche de l’heure qu’il est, des costumes ou du reflet du soleil à travers la fenêtre.
Christopher Walken dans La Porte du Paradis, 1980
Après La Porte du Paradis, vous avez porté à l’écran deux livres. D’abord, L’Année du Dragon [1985], d’après le récit « complètement toc » d’un ex-flic. Pourquoi ?
Le producteur m’a supplié de l’aider. Il avait demandé à dix écrivains new-yorkais d’adapter ce roman, mais tous avaient échoué. Je lis le livre, affreux, faux, sans une once de vérité : l’auteur, dont j’ai oublié le nom [Robert Daley], ne connaissait rien à Chinatown et à la structure politique des Triades. Je demande au producteur pourquoi il a acheté les droits de ce livre nul ? Réponse : « Je ne lis jamais les livres avant d’en faire des films. » Logique hollywoodienne… J’ai accepté, à trois conditions. 1) Je réécris l’histoire. 2) J’ai besoin d’un assistant pour les repérages en Asie – on m’a suggéré Oliver Stone, avant qu’il soit connu ; j’avais beaucoup aimé le script de Platoon, basé sur son expérience du Vietnam, qu’il voulait désespérément tourner, donc… 3) Le producteur doit l’aider à faire Platoon. En repérages pour L’Année du Dragon, j’ai trouvé des lieux pour Platoon [1986]… Cette collaboration fut fantastique, on s’est beaucoup amusé. Chaque nuit, on allait dans ces night-clubs remplis de jeunes gangsters chinois. C’est comme ça qu’on a recruté une bonne partie du casting. Quand le film est sorti, la presse m’a bizarrement accusé d’avoir « inventé » les Triades. Un système vieux de huit siècles !
Deux ans plus tard, vous tournez Le Sicilien d’après Mario Puzo [1984], l’auteur du Parrain. En aimant un peu plus le texte original ?
Même démence hollywoodienne : quelqu’un en achète les droits, mais on ne peut pas utiliser le personnage de Michael Corleone [qui aide le héros, Salvatore Giuliano, à s’exiler aux Etats-Unis], parce qu’il appartient à Paramount ! On ne me le dit qu’après signature du contrat ! Et la date de tournage est fixée ! L’écrivain Gore Vidal [Un Garçon près de la rivière, 1964], qui vivait et enseignait à Palerme, m’a aidé, bien qu’il ne soit pas crédité. Nous avons écrit le script à Rome, derrière le Panthéon. Il s’occupait des dialogues et moi, du reste, de l’action. Comme La Condition humaine d’André Malraux [1933], c’est l’histoire d’un jeune homme qui refuse d’être détruit, corrompu par la génération précédente. Ce que l’humanité ne cesse de revivre depuis des siècles : la jeunesse trahie par ses aînés. Salvatore Giuliano, c’est un Sicilien des années 20, très beau garçon, on dirait Paul Newman, séduit par une figure de la mafia, qui finit par le tuer. Aujourd’hui, partout dans le monde, les jeunes sont séduits par de vieux corrompus, des législateurs qui déclenchent des guerres, et qui font mourir les jeunes pour ce qu’ils pensent être bien. On leur lave le cerveau. Quel âge avez-vous ? 30 ans ? Souvenez-vous de vos 20 ans : sortir, s’amuser, tomber amoureux, boire, danser. C’est exactement la vie de Giuliano. Et on voudra le voir comme un vieil homme courant partout avec un costume noir et une mitraillette ? Etrange ! Ça suffit !
Michael Cimino : « Je suis venu au cinéma très tard, et je n’y comprends toujours rien. »
Vous avez travaillé avec de nombreux écrivains…
L’un des meilleurs était Gore Vidal. C’est si triste qu’il soit mort [en juillet 2012], je l’aimais beaucoup ; chaque année à Pâques, autour de la piscine d’un hôtel de Beverly Hills, il y avait ses proches, c’était pour moi comme une réunion de famille… J’ai aussi eu le plaisir de travailler avec Robert Bolt, le scénariste de Lawrence d’Arabie et Docteur Jivago [pour une biographie du révolutionnaire irlandais Michael Collins, qui n’a jamais vu le jour]. Et je n’oublie pas Truman Capote, mon voisin de palier à New York, qui m’a donné un exemplaire manuscrit de son recueil Musique pour caméléons [1980], sur la page de garde duquel il écrivit à l’encre verte : « Michael, tu es le seul qui devrait écrire une adaptation de ma nouvelle Cercueils sur mesure. » Mais c’est finalement Bill Blatty, l’auteur de L’Exorciste, qui l’a faite.
Parmi vos livres de chevet, figure Pierre et les Ambiguïtés d’Herman Melville [1852] ?
Un petit roman extrêmement bizarre, écrit suite à l’échec de Moby Dick, dont la publication fut une catastrophe critique et financière – même son meilleur ami, Nathaniel Hawthorne, répudia l’ouvrage. Le moral de Melville était donc au plus bas. Ecrire Pierre et les Ambiguïtés fut une tentative de récupérer sa santé mentale. Le livre est extrêmement difficile, pour l’essentiel impossible à suivre, excentrique et étrange. Mais ici et là, il y a de petits passages dans lesquels, à travers l’agonie de Pierre et sa carrière littéraire, Melville parle de lui-même, et cette souffrance en devient une pour le lecteur : on partage ses tourments physiques, émotionnels, cette impression d’avoir été crucifié, un peu comme dans La Dernière tentation du Christ [Martin Scorsese, 1988]…
Restons en Amérique. Cormac McCarthy ?
Il possède une authentique voix du Sud-Ouest. Son écriture n’est pas intellectuelle – ce qui ne signifie pas que lui n’est pas un intellectuel, mais son art n’est pas coincé, trop cérébral. Il écrit à l’économie, de façon très dépouillée, c’est très beau. Il peut rappeler l’Hemingway des débuts, celui des Aventures de Nick Adams. J’aime particulièrement son roman De si jolis chevaux [1992]. Il capture la sensation, l’odeur de la frontière mexicaine, si volatiles, et pourtant si sereines. Personne n’a réussi à rendre ça aussi bien. Une saga à succès comme Lonesome Dove [de Larry McMurtry, Pulitzer 1986, par ailleurs coscénariste du Secret de Brokeback Mountain] est trop sentimentale, comme Dostoïevski. McCarthy est réaliste. Il écrit comme Courbet peignait.
Michael Cimino : « Vous pouvez découvrir Pouchkine au lycée, mais il vous faudra vingt ans pour sangloter. »
Quels romanciers vous enchantent, parmi les Français ?
Flaubert, bien sûr. Toute sa correspondance est remarquable. Dans ses lettres à Louise Colet, il décrit son agonie à écrire Madame Bovary [1857], pareil pour Salammbô [1862] avec George Sand ; il lui parle de coupes à opérer, qui lui prennent des mois [il rit], c’est un plaisir exquis de le voir s’adresser à un autre auteur – plutôt bon, dans ce cas-là – à propos de l’acte d’écrire au quotidien : « Ah !, pourrait-il dire, j’ai travaillé toute la semaine et je n’ai écrit qu’une seule phrase ! »
De votre côté, cela fait vingt ans que vous essayez d’adapter La Condition humaine…
J’ai fini relativement récemment une adaptation, et ce scénario est le résultat d’une lutte extrême, j’ai vraiment souffert pour l’écrire. De très nombreux cinéastes et écrivains, souvent excellents, ont essayé de l’adapter. Ils ont tous échoué. Je vous parie des millions de dollars, ou des centaines, ou dix dollars, ou un dîner, enfin ce que vous voulez, que toutes démarrent par la scène d’ouverture du livre, ce meurtre au poignard à travers la moustiquaire, en pleine nuit. C’est pour ça qu’elles sont ratées. C’est un gros livre, rempli d’énormément de personnages, de nationalités, d’idées. Il n’y a aucune progression dramatique. Je ne dis pas que c’est nécessaire à 100 % pour faire un film, mais dans la plupart des cas, pour que le public puisse suivre ce qui arrive aux personnages, vous avez besoin d’une progression. [Soudain, en français] La Condition humaine – le titre américain, Man’s Fate, est horrible, inutile, lourd – n’est pas écrite comme ça. Vous devez restructurer. C’est le livre d’un jeune homme, Malraux, qui étudie la philosophie. Essayez de faire un film à partir d’un texte de Cicéron ! La Condition humaine parle des gens. Je m’intéresse d’abord, absolument, aux personnes. C’est ce qui prime dans ma relation aux livres, puis aux films. Je n’ai fait d’école de cinéma, j’y suis venu très tard – et je n’y comprends toujours rien, j’apprends encore ; c’est un cliché, mais c’est vrai : il faut apprendre, on ne sait jamais assez.
Pourquoi était-ce si difficile à adapter ?
Tout ce que vous enlevez au livre doit être remplacé. Vous devez donner autant que vous prenez, et ce doit être du niveau de Malraux. Cela demande un dur labeur. Je ne quittais plus ma bibliothèque pendant des jours et des jours – une fois, je ne suis pas sorti pendant un mois, les feuilles volaient, à la fin de la première version mes meubles étaient recouverts de papier. C’était une agonie. Mais c’était excitant, parce que c’était une nouvelle façon d’envisager le livre, c’est grisant. Gore Vidal me disait : « Michael, ne lutte pas. Ne te retrouve pas coincé dans ton histoire. Va directement à la fin. Si tu as un problème, ignore-le. Ecris la fin. Pendant ce temps, le problème aura disparu. » Il avait raison. C’est valable pour les romans, mais surtout pour les scénarios. Je connais tant d’écrivains talentueux qui n’arrivaient plus à avancer dans leur récit et au bout d’un moment, ils abandonnent. C’est la raison pour laquelle je n’utilise pas d’ordinateur.
Vous tapez à la machine ?
Non ! J’écris. Au crayon à papier, sur des blocs-notes jaunes. Vous pouvez les emporter où vous voulez, dans votre bain, dans l’avion, au pied de votre lit. Vous noircissez le papier de flèches reliant une idée à l’autre. Vous ne pouvez pas faire ça sous Word.
Ah ? Pourquoi ?
Ça donne l’air d’être terminé trop tôt. Les gens sont comme hypnotisés. Ils veulent que tout soit parfait. Alors que si vous travaillez au crayon à papier (de modèle n°2, mou, avec une gomme pour effacer) sur des blocs de papiers, vous n’avez pas cette impression de perfection. Le résultat final est un vrai chantier, vous avez besoin de quelqu’un pour traduire tous vos petits tickets de blanchisseur chinois… Une femme le faisait pour moi. Le simple fait de toucher ce crayon et ces feuilles jaunes, c’était très satisfaisant.
Que lisez-vous en ce moment ?
Nabokov, pour la centième fois. Je prends un de ces livres au hasard et j’y picore des paragraphes… la description de sa mère et de son père sont inoubliables. Il disait que sa mère était perpétuellement malheureuse des absences de son père. Et Nabokov écrit : « Il réalisa finalement que le malheur n’est que l’une des couleurs du bonheur. »
Paradis (avant liquidation)
« Ce que l’on aime dans la vie, ce sont les choses vouées à disparaître. » Si vous ne l’avez pas vu, vous n’avez rien vu. Et si vous l’avez déjà vu, vous n’avez peut-être jamais vu Heaven’s Gate dans sa version restaurée intégrale de 3h37 à paraître le 20 novembre en DVD/Blu-ray dans un coffret collector avec scénario annoté par le maître, conversation filmée, interviews avec les acteurs, bande-originale, photos et essai de Jean-Baptiste Thoret. Une bonne raison de sauter sur son cheval.
La Porte du Paradis
Carlotta
Photographie Elina Kechicheva, Raisin Mège
Remerciements Joann Carelli et Emmanuel-Alain Raynal