MEG WOLITZER : la découverte de l’âge adulte
L’enseignement des lignes brisées
Voici un roman comme on en a lu deux cents. Enfin, « lu » : pas tout à fait, puisque les cent quatre-vingt dix-neuf précédents, on les a ouverts – puis fermés : trop prévisibles ou superposables, personnages indigents, narration grise. Ici, on a poursuivi, on a fini, on a relu. Et on a été épaté, envoûté, ému. Edifié par l’intelligence de la narration de Meg Wolitzer, son aptitude à donner une épaisseur à chacun des personnages de son ambitieux roman, à les rendre vivants. Ils sont six. Ils sont jeunes, ils se sont rencontrés, adolescents, l’été 1974, dans un camp de vacances pour happy few, ont inventé un nom pour qualifier leur groupe : « Les Intéressants ». « Les Captivants » eût été plus proche de l’impression de lecture. Qui sont-ils ? Ethan, garçon brillant et un peu disgracieux qui fera des merveilles dans les films d’animation ; Goodman et sa sœur Ash, drôles de zèbres, New-Yorkais bien nés et magnifiques ; Jonah, fils d’une chanteuse de folk devenue icône ; Cathy, qui rêve de devenir danseuse mais dont la forte poitrine contrariera la prometteuse carrière. Et il y a Julie, rebaptisée Jules, personnage nodal, bientôt psychothérapeute et mariée. Une bande de jeunes remarquablement campés, caractérisés, que l’on suit pendant quarante ans. Pas nécessairement – et c’est une des ressources du livre – de façon linéaire, l’auteure américaine enseigne cela au moins : il n’y a pas de ligne qui ne soit brisée. C’est un roman d’amour et d’amitié, que l’on quitte sans son consentement et qui nous le fait sentir, puisqu’il se rappelle régulièrement à notre souvenir une fois qu’on l’a posé. Un roman sur la fin d’une époque (l’Amérique de Nixon), la fin d’une période de la vie (l’adolescence), la découverte de l’âge adulte, de ses dangers, de ses beautés, de ses promesses, de ses tourments. C’est tenu, sensible, tellement fin. C’est aussi, souvent, sourdement mélancolique. Tout cela passera. Puisque tout passe. Mais on reparlera longtemps des Intéressants, conscient alors de se faire pourvoyeur d’une promesse de bonheur : la découverte d’un écrivain – et d’un grand livre. A quoi reconnaît-on un grand livre ? Peut-être à ce qu’il valide tous les clichés : la vie est belle, trop courte, elle ne tient pas ses promesses, elle gâche les scénarios, aussi : la femme de ses rêves, l’homme de sa vie, ETC.
Par François Kasbi
Meg Wolitzer
Les Intéressants
Traduit de l’anglais (américain) par Jean Esch
Ed. Rue Fromentin, 570 pages, 23 euros