Matt Groening : Rire jaune
Juste pour le plaisir, un des premiers interviews Standard : Matt Groening dans notre numéro 3. A l’époque, on bredouillait encore en anglais sans Skype, sans Facetime, sur la friture des lignes transatlantiques…
Qui aurait imaginé que « cartoonist » était un métier riche et prospère ? De fait, le créateur des Simpson est aujourd’hui milliardaire, dépositaire du visuel pop art le plus décliné de l’histoire du merchandising et heureux géniteur de deux séries d’animation diffusées en prime-time. Mais si Les Simpson approchent de leur 14e année [nous sommes en 2004 !], de quoi bientôt prétendre au titre de doyenne des séries télé, Futurama, sa petite soeur SF, vient de mordre la poussière aux Etats-Unis. Alors Matt, Groening ?
Salut Matt. Que faites-vous là maintenant ?
Matt Groening : Je roule sur La Cienega Boulevard en direction des studios Fox.
Pas trop abattu par l’annonce de l’annulation de Futurama ?
Non, car tout n’est pas tout à fait perdu. Fox n’en veut plus, mais il faut se rappeler qu’elle n’en a jamais voulu. Au cours des cinq ans d’existence de Futurama, la chaîne n’a rien fait d’autre que nous snober, omettant délibérément de faire de la pub autour de la série. Mais elle actuellement rediffusée sur Cartoon Network et connaît un succès inespéré. Il se peut qu’elle renaisse de ses cendres, ici ou là, sous une forme ou sous une autre. On en discute.
Qu’est-ce qui n’a pas marché ?
Rien, vraiment. Tout s’est déroulé comme prévu. On a travaillé comme des chiens, on a porté nos petits cerveaux de scientifiques frustrés en ébullition pour finalement créer la série dont j’ai toujours rêvé, à la fois parodie de science-fiction et contribution émue et sincère au genre. Tout le monde adore Futurama sauf la Fox. C’est aussi simple que ça.
C’est incroyable de penser que vous, qui avez ressuscité la série d’animation en prime-time 25 ans après Les Pierrafeu et avez créé la sitcom la plus populaire de ces 15 dernières années, vous en chiez avec les dirigeants d’une chaîne. De surcroît celle qui abrite Les Simpson…
Vous ne pouvez pas imaginer à quel point les gens, dans ces hautes sphères capitalistes, peuvent se comporter comme des enfants. C’est vraiment comme au lycée. Chaque fois que je me suis montré conciliant avec les gros emmerdeurs de la récrée ça a été pris pour un signe de faiblesse. Et chaque fois que je leur ai gueulé dessus, on m’a traité avec respect. C’est impensable de les voir répéter inlassablement les mêmes conneries ; personne à la Fox n’agit dans l’intérêt de la chaîne. C’est dans leur intérêt que Futurama fonctionne, pourtant ils font tout pour nous mettre des bâtons dans les roues. Les Simpson rencontrent un succès grandissant depuis 14 ans mais Fox n’a rien à voir là-dedans, du moins sur le plan créatif. Du coup, ils n’aiment pas la série. Ecoutez bien ça : Fox n’aime pas Les Simpson !
Comment ça se manifeste ?
Un total manque de soutien pour tous les aspects extérieurs au business de la série. Mais bon, j’ai appris à ignorer l’ignorance. Hollywood enfante des bataillons de costards-cravates en culottes courtes dont le seul boulot est de dire d’un air pénétré : « mmm… non ».
Matt Groening : « Notre futur est à mi-chemin entre un mélange de merveilleux et d’horrible, un peu comme ce qui existe aujourd’hui. »
La satire, en général, prend sa source dans la politique et la société. Elle émane d’une forme d’indignation. Comment s’est construite votre fibre satiriste ?
J’ai grandi avec la télé. Immergé dedans 24/24. Je fais de la télé aujourd’hui en partie pour m’amender de toutes ces heures gâchées devant le poste. Je peux maintenant regarder derrière moi et affirmer que tout ce temps perdu était de la recherche. Pour moi, ce n’est pas suffisant de savoir que ce qui passe à la télé est nul, stupide ou pernicieux. J’ai besoin de comprendre ce que je peux faire pour y remédier. Est-ce la nature même du médium ? La manière dont fonctionnent les grands networks aujourd’hui ? Ou un échec des créateurs de programmes ? Je me sens un peu comme un poisson qui analyserait l’eau de son aquarium, mais j’aspire surtout à montrer de quelle manière la télé est inconsciemment structurée pour nous garder.
Du mouvement steampunk des années 30 aux visions cyberpunk des années 80-90, les images du futur dans la SF disent traditionnellement plus de choses sur l’époque à laquelle elles ont été crées que sur l’époque qu’elles sont censées représenter. Que dit Futurama sur maintenant ?
En SF, c’est très simple, vous avez d’un côté la vision optimiste très chambre de commerce avec cités prospères et couleurs éclatantes et de l’autre un futur sombre, terrifiant et glauque à la Blade Runner. Notre futur est à mi-chemin, un mélange de merveilleux et d’horrible, un peu comme ce qui existe aujourd’hui.
Quel rôle ont joué Les Simpson ces quinze dernières années dans l’évolution de la société américaine ?
J’aimerais dire qu’il y a un peu plus de scepticisme envers le gouvernement et toutes les formes d’autorité. Malheureusement, je ne trouve la preuve de ça nulle part. Le monde du divertissement s’est engagé au contraire dans une frénésie consumériste qui exclut tout discernement. Pour le pire ou pour le meilleur, Les Simpson ont participé sur la durée à l’accélération de la culture.
Pensez-vous être encore crédible en tant que franc-tireur satiriste maintenant que Les Simpson sont devenus un tel monolithe culturel ?
Ce que la série ne cesse de dire, encore et encore, c’est que l’autorité morale n’agit pas forcément dans le meilleur intérêt des individus. Profs, proviseurs, hommes d’Eglise, politiciens… Pour la famille Simpson, ce sont tous des rigolos, et je pense que c’est un super message pour les gosses (rires). Le grand paradoxe est là : on tape sur les institutions tout en acceptant le fait que les gens s’y réfugient à la première occasion. Il y a certaines règles tacites à la télévision : les personnages ne peuvent pas fumer, doivent mettre leur ceinture de sécurité au volant, et l’alcool est bien sûr prohibé. Dans Les Simpson, tous les personnages boivent, fument et ne mettent pas la ceinture. D’un autre côté, Homer et les siens aspirent à un idéal protestant. Ils vont à l’église tous les dimanches. Ils parlent même. Dieu de temps en temps. Notre Dieu a cinq doigts. Pas comme les Simpson, qui en ont quatre.
Et finalement vous vous en tirez à bon compte parce que ce ne sont que des dessins…
Oui, bien sûr. On se cache toujours derrière l’argument : « hé, ce n’est qu’un dessin animé ! ». On a un épisode cette saison o. les membres de la famille Simpson s’endorment les uns après les autres à l’église et font chacun un rêve en rapport avec la Bible. Homer et Marge sont Adam et Eve, Bart est David dans David et Goliath. Il y a aussi Moïse caché quelque part.
Etre original, c’est encore possible ?
Après 300 épisodes, il est presque impossible de ne pas se répéter. On s’est fait une raison. La première règle chez nous : si ça date d’avant la saison 4, alors on peut le refaire. Les mecs de South Park ont réalisé récemment un épisode appelé The Simpson did that ! dans lequel Cartman et ses potes essayent d’inventer de nouveaux gags pour s’occuper, mais s’aperçoivent un peu désespérés que Les Simpson l’ont déjà fait. Sympa.
Homer est-il stupide ?
C’est un vrai problème parce que si Homer devient trop primitif, trop animal, la série n’existe plus. Il doit conserver des émotions et des motivations authentiquement humaines.
Propos recueillis par Benjamin Rozovas