Au critérium sur papier sans grain, « sinon ça gomme mal », Pauline Martinet et Zoé Texereau répètent selon un protocole rigoureux des traits qui prolongent le regard dans le présent suranné d’un souvenir pas trop vieux.
Pauline Martinet & Zoé Texereau Résidence 2, mine graphite sur papier, 2013

Résidence 2, mine graphite sur papier, 40x-30 cm, 2013 – « La Grande Motte était une série de photos développée en 6×6.
Sinon, on se sert de cartes postales d’Emmaüs, de prospectus. »

Nous sommes en mars, au salon Drawing Now, à l’espace du Carreau du Temple qui, après un arrêt pour travaux de rénovation et fouilles archéologiques, vient de rouvrir. Au détour des parois blanches, la galerie parisienne Bertrand Baraudou présente des bristols aux lignes grises comme reflétés d’un passé proche, celui de la photographie, de la disparition déclenchée par un clic, de l’instant qui s’éloigne sans qu’on s’en aperçoive. Ces archéologues du présent sont des jeunes filles, Martinet & Texereau, qui dessinent à quatre mains depuis 2010, année de leur diplôme à l’ENSAD (l’École nationale supérieure des arts décoratifs), où elles rendaient leurs travaux ensemble.
« On a commencé en deuxième année avec un sujet sur la piscine municipale. Notre première contrainte était de dessiner à deux sans que ça se sente », commence Pauline. Comme elles n’ont pas le même trait, elles s’imposent un cadre mis en place « instinctivement, avec des outils très simples : un papier, un critérium, une règle. On a débuté par des paysages géométriques qui ne permettent pas trop d’erreurs. On a dû zapper notre liberté et prévoir des croquis, la composition, pour qu’il n’y ait pas de surprise dans la réalisation de l’une et de l’autre. » Après avoir tablé sur le sujet et le cadre, le dessin n’est plus qu’une tâche à accomplir. Elles grattent leur feuille chacune de leur côté « avec le même détachement qu’un employé quand il tape un rapport ».

Pauline Martinet & Zoé Texereau Plante 1, mine graphite sur papier, 2014

Plante 1, 50x40cm, mine graphite sur papier, 2014 – « L’Héliotropisme, c’est l’attraction par le soleil : les tournesols ou
les populations qui partent en Floride… »

Pauline Martinet : « Comment représenter quelque chose qu’on ne regarde pas ? »

« On s’est trahies »
Après leur rendu scolaire, Le Fond de la piscine, elles augmentent la difficulté en choisissant des sujets moins architecturaux. Zoé la jolie brune justifie cette entente : « On avait la même idée à développer : l’ennui pendant l’enfance. » Pauline la jolie blonde continue : « J’ai fait mon mémoire sur la représentation du quotidien dans l’art. La banalité m’a toujours intéressée : la peinture flamande, les scènes du quotidien, la nourriture… Quelle est la manière de représenter quelque chose qu’on ne regarde pas ? Les lieux qu’on fréquente sans les voir ?» En devenant amies, Pauline et Zoé s’aperçoivent que leur attirance pour les mêmes sujets n’est pas un hasard : « On a des souvenirs en commun, comme le bruit de la Formule 1 à la télé le dimanche après-midi. » Un thème qu’on retrouve dans la série Pauses (2010), zapping de 47 peintures scrutant à la mine les interminables programmes des dimanches désœuvrés. « La télévision est la chose la plus simple à regarder. C’est un élément central de l’enfance en province. Ça n’est pas négatif, tout notre intérêt pour le quotidien et la banalité vient de là. » Pauline a grandi à Cournon-d’Auvergne, à côté de Clermont-Ferrand, ses parents sont instits. Zoé à Mont-de-Marsan, dans les Landes, de parents médecins. Loin du milieu artistique. « Des petites villes-dortoirs, pas spécialement jolies, pas spécialement moches non plus. On a choisi l’art appliqué assez tôt, dès le lycée, pour créer des objets esthétiques en rapport avec la réalité. Avec nos dessins, on s’est trahies, mais peut-être que ça va nous rattraper. »

Pauline Martinet & Zoé Texereau Sans Titre (jardin) mine graphite sur papier, 2014

Sans Titre (jardin) 100×70 cm, mine graphite sur papier, 2014

Se faire rêver avec peu
Elles ne cherchent pas à confronter ni à faire dialoguer leurs écritures, mais à en créer une nouvelle. « On ne commence rien tant qu’on n’est pas d’accord. Ce qui est rare. C’est tellement long, ça ne nous intéresse pas de faire chemin seules pendant un mois. On a toujours deux planches en cours pour ne pas se retrouver ensemble sur la même feuille. De nos différences, on a développé des spécifications. Par exemple, moi, poursuit Zoé devant un thé, je suis sur tout ce qui est végétation. Au-delà de mettre en commun des idées et des envies, travailler à deux est un moyen de sortir l’acte de son côté solitaire, de désacraliser le lien entre le dessin et son dessinateur. » Chez elles, une planche n’est jamais seule : « On imagine l’ensemble comme un répertoire sociologique. Quand une piste nous intéresse, on peut mettre un an pour trouver la manière de l’évoquer. Notre petit livre de collection de photos de piscine nous a pris trois ans. On les a découpées dans des magazines et des brochures. On a commandé tellement de docs sur internet que Costa Croisières ne nous lâche plus ! »
La piscine revient souvent, étudiée sur Google Images : « Quand on voit qu’il y en a pratiquement dans chaque série, on cherche des explications. Comme la végétation ou les lieux vides. En ce moment, on est attirées par les treillages. Hyper figuratifs, ils sont souvent abandonnés dans les cours, un peu ridicules. On aime les vitrines abandonnées, où les plantes ont pris le dessus », analysent-elles ensemble. Comment se faire rêver chez soi avec peu. « Les Américains sont très forts pour ça avec leurs palmiers en bois et barbecues peints dans des abris anti-atomiques. » Elles se revendiquent pourtant plus d’Ed Ruscha que de David Hockney.

Pauline Martinet & Zoé Texereau Glissière 5-6 polyptyque mine graphite sur papier 2010

Glissière 5-6 polyptyque, 100×70 cm, mine graphite sur papier 2010 – « On a pris des photos pour voir comment le paysage se floutait. »

Zoé Texereau : « Désacraliser le lien entre le dessin et son dessinateur. »

Faire péter le lambris
Pourquoi Paris ? « Je me suis dit qu’il fallait que j’habite là, avec toutes ces moulures, répond Zoé. Cette ville était différente de tout ce que j’avais connu : “Maman, dans ma chambre, est-ce qu’on peut faire péter le lambris ?” Et on avait conscience que cela se passerait plus ici. » Dans leur atelier à la Bastille, elles se retrouvent tous les jours à partir de 10h, jusqu’à 19h, 20h, 21h. « L’avantage à deux, c’est d’avoir une discipline. Ça n’est jamais arrivé qu’une ne vienne pas », assure Pauline, qui travaille un jour par semaine dans la galerie d’art cinétique et géométrique Nery Marino, tandis que Zoé bosse au café du musée du jeu de Paume. « Nos œuvres ne paient pas le loyer ; on sait qu’il faut être patientes, pragmatise Pauline. On s’était tellement préparées à ce que ce soit dur que, finalement, on trouve que ça s’enchaîne : toujours une expo, un projet en cours… On aimerait que ça aille plus vite et on ne peut éviter les moments d’angoisse, mais se donner une deadline pour réussir, c’est le meilleur moyen de stresser et d’être déçues. »

Pauline Martinet & Zoé Texereau Perroquets 2 mine grahite sur papier 2012

Perroquets 2, 4×36 cm, mine grahite sur papier 2012 – « Pas d’ordinateur, sauf pour composer certains motifs. »

Avec pour motivation de gagner ce pari ensemble, Pauline Martinet et Zoé Texereau – déjà plusieurs expos à Paris (Héliotropisme à la Galerie Bertrand Baraudou en 2014, Tropiques au Garage en 2012) – restent prudentes : « À 23 ans, c’est prétentieux de se dire que ce qu’on va faire va plaire. On partage les bonnes nouvelles et on encaisse les moins bonnes à deux, c’est plus rassurant. » Elles passent juillet et août en résidence à Trondheim pour crayonner les plantes et des architectures du nord de la Norvège. Vont-elles y trouver du treillage abandonné ? Réponse au centre d’art Midnattsol, qui exposera les feuilles qu’elles auront noircies pendant leurs longues journées sans nuit.