Mad Men : Hard Headed Women
« Filmée à hauteur de secrétaires », la série Mad Men de Matthew Weiner a achevé dimanche la première partie de sa septième et dernière saison. Retour sur le parcours de deux sténos révolutionnaires : Peggy Olsen et Joan Harris (voir Standard n°29). Deux idées du féminisme en talons aiguilles.
Dans les couloirs de l’agence publicitaire Sterling Cooper, des dizaines de secrétaires tapent frénétiquement des mémos sur leurs machines à écrire, clopes au bec et lunettes sur le nez. « Une armée, selon Lucas Armati, journaliste à Télérama. Indistinctes les unes des autres, voire interchangeables. » Parmi ces Amazones du tertiaire certifiées 1963, se distinguent Peggy Olsen, sténo du séduisant Don Draper, propulsée copywriter, et Joan Harris, plantureuse beauté rousse en charge de cette « gynocratie » d’assistantes – selon la formule du tatillon John Hooker, seul secrétaire homme de l’entreprise, qui attend en vain son propre bureau et sa sténo perso en se plaignant : « les gens m’appellent par mon prénom comme toutes les secrétaires, mais je ne suis pas dactylo, je suis le bras droit de M. Pryce, notre directeur financier ! ».
Joan Harris à Peggy Olsen : « Tout ce que je vois, c’est une jolie fille qui se cache derrière trop de déjeuners. »
Jusqu’au 6 décembre, l’élégante saga de Matthew Weiner déploie sur Canal+ sa saison 3, son esthétique sublimement rétro, ses bouteilles de bourbon, ses héros désabusés et son machisme assumé. Aux Etats-Unis, la quatrième saison, supposée comme celle de l’émancipation professionnelle de Draper, est en cours de diffusion. Fin août, le show remportait l’Emmy tout à fait justifié de la meilleure série dramatique. Et tandis que GQ sacrait Jon Hamm « homme de l’année », Les Cahiers du cinéma s’apercevaient que Mad Men était « filmée à hauteur de secrétaires ». Etudions les forces en présence.
Parler le « débile »
Selon Miss Harris, son job se situe entre « la serveuse et la mère ». La chorégraphie matinale est bien huilée : saluer son supérieur, le débarrasser de son chapeau et de son pardessus puis lui proposer un café. Souvent naïve et frivole, surnommée « girl » ou « honey », elle semble une proie de choix pour ses collègues libidineux. « Paradoxalement, poursuit Lucas Armati, elles incarnent la maman mais aussi ce fantasme que le patron peut ramener à l’hôtel. »
Surprise, c’est de la bouche des femmes que sort le sexisme le plus pervers de l’agence : Mona Sterling se gonfle de mépris quand elle apprend que son boss de mari Roger la quitte « pour une secrétaire ! » ; ce qui ne vaut pas cette vacherie en forme de petit conseil lancée par l’expérimentée Joan à Peggy la novice, saison 1 : « Ne sois pas impressionnée par la technologie, l’homme qui l’a inventée a fait en sorte que les femmes comprennent son fonctionnement. » ; et, lorsque saison 2, Peggy est promue rédactrice c’est, d’après elle, parce qu’elle ne parle pas le « débile ». Sympa pour les copines.
Les grand-mères de Samantha
Les sixties, ce sont les wonder years, les riches années de la surconsommation à l’américaine. C’est aussi l’apparition du « mouvement féministe moderne » initiés par les oubliées Casey Hayden ou Mary King. Au bout de la décennie pointent la liberté sexuelle et la révolution hippie. Noirs, femmes, jeunes et beatniks donnent des ridules à la génération Sterling. Mais Joan et Peggy, elles, parviennent, dans ce contexte stimulant, à émerger. Les deux premières saisons les opposent, elles illustrent deux faces d’un même féminisme : affirmation sexuelle pour Joannie, élévation sociale pour Peg’. Pour Lucas Armati, « Peggy envie Joan comme séductrice, Joan lorgne sur l’ascension fulgurante de sa recrue. » Joan à Peggy : « Tout ce que je vois, c’est une jolie fille qui se cache derrière trop de déjeuners. » Peggy à Joan : « Les hommes voient que tu cherches un mari et que tu es amusante. Mais pas forcément dans cet ordre. » Combat de boue en fin de saison ? Non, car au fil des épisodes, elles partagent de moins en moins d’intrigues. En deux ans, chacune parvient à son but et s’en félicite : Peggy obtient son propre bureau et Joan est fiancée. Deux grands-mères potentielles pour, quarante ans plus tard, Samantha de Sex & The City.
Peggy Olsen, intuitive et culottée
Pour son interprète Elisabeth Moss (en conférence de presse), Peggy serait même « la quintessence féministe sans le réaliser ». Car, bien que victime du machisme ambiant, « elle est considérée en tant qu’individu et plus comme une femme parmi les autres », ajoute Elisabeth. Et l’ambition paie : intuitive et culottée, Peggy se distingue par ses idées jusqu’à s’imposer sur les dossiers chauds, comme celui de l’hôtelier Conrad Hilton, l’arrière-grand-père de Paris. Saison 3, elle dispose même de sa propre assistante. Cette promotion s’accompagne d’une subtile évolution de sa garde-robe et de sa confiance en elle, la confortant jusqu’à la pousser à aller demander une augmentation à son patron au nom de la parité hommes-femmes, voire lui apprendre son job. Une impertinence qui atteint des sommets saison 4, jusqu’à ce qu’une dispute délicieusement violente à coups de quatre vérités renforce leur complicité. Draper lui avouera dans un inhabituel excès de confidence : « Je te considère comme un prolongement de moi-même. »
Joan Harris, bombe et romantique
A l’inverse, Joan, « inspiratrice de Marilyn » aux dires des mâles de l’agence, use de son charme pour plier la terre à ses pieds – toute adversaire qui ne disposerait pas d’atouts similaires s’aventure dans un combat voué à l’échec. Sa relation secrète avec Roger Sterling lui donne accès au pouvoir – qu’elle exerce aussi sur son régiment en jupons. Face à John Hooker, dans un ensemble rouge vif épousant ses formes prononcées orné de boutons dorés, la lingerie accentuant la silhouette et cheveux montés en chignon strict, elle affirme cyniquement « malgré votre titre, vous êtes un secrétaire » et s’en va balançant ses hanches de droite à gauche. Un client japonais s’étonnera de sa faculté à ne pas se renverser en avant, emportée par le poids de sa poitrine. Le journaliste de Télérama se demande plutôt si malgré les apparences « elle incarne vraiment l’émancipation féminine. Son rêve est de devenir Betty Draper. » Soit une épouse cloîtrée en banlieue chic. Mais la saison 3, lourde en désillusions, la montre mariée mais « engagée dans une impasse, une vie de desperate housewife. Elle s’est trompée dans son désir marital. » Fausse route pour celle qui connaît mieux que quiconque le fonctionnement du bureau, conduisant souvent les réunions des têtes pensantes de la Sterling Cooper. Ses devoirs de secrétaire en chef la rappelleront saison 4… Joan illustre ainsi le début de la fin de l’image idyllique de la femme au foyer.
La révolution féministe revisitée dans Mad Men passe aussi par… le jardinage. Lors d’une soirée arrosée, des employés éméchés baladent une puissante tondeuse à gazon dans les allées de l’agence, jusqu’à ce qu’une secrétaire grimpe sur l’engin et fauche accidentellement le pied d’un playboy au sommet de l’échiquier hiérarchique, éclaboussant de son sang le personnel. De quoi inspirer à Miss Harris cette morale tranchante, solennelle conclusion : « Un jour vous êtes le roi du monde et une minute plus tard, une secrétaire vous estropie avec une tondeuse à gazon. »
Mad Men
Proposée aux Etats-Unis sur AMC, Mad Men est diffusée en France sur Canal+ et Série Club
Par Nadia Ahmane & Richard Gaitet
Griffé Bryant
En quatre saisons, Katherine Jane Bryant, créatrice des costumes de Mad Men, a déclenché un tourbillon sixties dans la mode, époque « flatteuse pour les corps de femmes » selon elle. Nommée pour l’Emmy Award 2010, elle remporte en 2005 la convoitée statuette pour Deadwood, le western dramatique de HBO. Considérée comme la nouvelle Pat Fields (styliste de Sex & The City), Katherine Jane Bryant influence des figures de la haute-couture : le créateur new-yorkais Michael Kors est le premier à s’inspirer de Mad Men pour sa collection automne 2008 ; Tom Ford et Prada adoptent aussi le « trading up » au summum de l’élégance. En 2009, quand Banana Republic lance sa collection Sterling Cooper, Brooks Brothers, qui habille les présidents américains et crée les costumes dessinés par Bryant pour le show, fait plus fort en mettant en vente 250 tuxedos so Draper. Et comment s’appelle la dernière collection de Rochas ? Mad Men. En juin dernier, le prestigieux Los Angeles County Museum of Art rendait hommage à Katherine. Au milieu de l’exposition, les poupées Barbie de Betty, Joan, Roger et Don. Son stylisme de télé envahit les musées et les cours de récré.
N. A.