Lloyd Kaufman : des mauvais films exprès.
Depuis 30 ans, Lloyd Kaufman dirige d’une main de fer le studio new-yorkais Troma. Comparse des francs-tireurs du cinéma américain des années 70 (Dennis hopper, Roger Corman, Bert Schneider, Jack Nicholson…), il s’est spécialisé dans le nanar gore à deux francs. Des daubes trash mais drôles aux titres évocateurs (Blondes have more guns, 1994, Tromeo and Juliet, 1996) qu’il écrit, produit, réalise, interprète, et vend lui-même. Nous l’avons rencontré (en français) au festival de Cannes, dans les entrailles du Marché du Film.
Propos recueillis par Benjamin Rozovas dans Standard n°3
Après s’être débarrassé d’un acheteur pot de colle, Lloyd nous entraîne dans le coin le plus à droite du stand Troma, entre les affiches périmées des films que le studio annonçait en fanfare il y a 2 ans (qui ne se sont jamais tournés) et les costumes en latex du Toxic Avenger (1985) et de Kabukiman (1991). Lloyd est attentif à tout ce qui se passe autour de nous.
Rappelle-nous dans quel contexte et de quelle manière Troma a été créé…
Lloyd Kaufman : Troma incarne depuis 30 ans l’anti studio, l’anti Hollywood, l’anti élus, l’anti Forrest Gump. Michael Hertz [co-créateur du studio] et moi voulions que ce soit le studio alternatif par excellence, celui qui amuse. En fait, nous espérons toujours devenir LE studio anti…
Quels sont les films qui t’ont donné la vocation ?
Le déclencheur a été Ernst Lubitsch. J’ai vu un de ses films quand j’étais à l’université de Yale. Je me suis dit : Wow, je dois faire du cinéma. Il y a aussi Chaplin, Keaton, Mizoguchi, John ford, Howard Hawks, Renoir, Bresson… Manchette également parce que j’ai voulu me tuer après avoir vu un de ses films. J’aime les films sombres. Et bien sûr Andy Warhol avec qui j’ai passé beaucoup de temps. Il y a d’ailleurs des stars de la Factory dans mes premiers 8 millimètres.
Ok. Rien à voir avec les capotes tueuses (Killer Condom) et les monstres radioactifs qui font ta réputation. Bresson ?
Mais Van Gogh a appris des peintures des classiques flamands. Dali, à qui on me compare, se réfère aux classiques tout en étant révolutionnaire. Un jour, de nouveaux artistes seront inspirés par Troma et on trouvera cela étonnant aussi. Oh oh regardez (il désigne du doigt l’autre extrémité du stand), c’est Trish, notre nouvelle tromette. N’est-elle pas gay ?
Gay ?
Oui, formidable, fabuleuse. [Trish nous rejoint]
Trish : Lloyd est le nouveau Steven Soderbergh. On montrera à Cannes Tales From The Crapper en ouverture [dernière production en date du studio, une pochade tournée en DV selon les règles du dogme 95… rebaptisé pour l’occasion dogpile 95, ndr].
Vous jouez dedans ?
Trish : Non, moi je suis le Killer Condom. Regardez [elle désigne un éphèbe souriant sur l’affiche de KC]. Du moins j’étais le Killer Condom avant mon opération.
Heu… Lloyd, toi et ta troupe vous étiez logés au Carlton l’an dernier ?
Apparemment ces grands messieurs du Carlton sont trop respectables pour nous, il nous ont jetés à la rue en plein milieu du festival. Tant mieux : nos affaires en ont profité. Le seul inconvénient ici, au marché, c’est qu’on est entourés de fascistes. Les gens de la sécurité prennent leur boulot bien trop au sérieux. Ils nous causent toutes sortes de problèmes pour aller et venir. Du coup, j’ai toute une collection de badges et d’accréditations autour du cou. J’ai celui-là [il nous tend un badge barré de la mention “press”, avec son nom et sa photo]. Et si ça devient compliqué, je sors celui-ci [le même, mais avec la photo et le nom de Gérard Depardieu].
Hormis quelques sorties DVD genre Toxic Avenger et Kabukiman, nous n’avons pas accès en France à l’intégralité du catalogue Troma. Comment faire ?
[S’adressant derrière lui à un type dans un costume] peut-être peux-tu nous suggérer une solution, Killer Condom ?
Killer Condom : C’est ridicule que Terror Firmer n’ait pas été distribué ici. Connaissant le bon goût des Français, ayant mangé leur nourriture, ils adoreraient Tromeo and Juliet ou le futur Schlock and Schlockability, notre adaptation de Jane Austen. Ils seraient très en joie, très excités, surexcités voire.
L. K. : Très bien. C’était très profond et très sage.
Combien de titres dans le catalogue ?
L. K. : Plus de 200 , en comptant les dessins animés Toxic Avenger et Kabukiman. Peut-être pourrions-nous parler de l’influence de Troma sur les metteurs en scène d’aujourd’hui. [A Kabukiman et Killer Condom, derrière lui] Qui a été influencé récemment ? Vous le savez mieux que moi les gars. Parlez-nous des metteurs en scène.
Killer Condom : Nous savons qu’en Amérique Quentin Tarantino est très influencé par ce director style. Cela se voit à la façon dont il a piqué des scènes à Toxic Avenger pour Reservoir Dogs.
L. K. : Disons qu’il s’en est inspiré. Beaucoup de grandes stars et de réalisateurs renommés ont commencé chez nous. Kevin Costner, par exemple, tenait la vedette de Sizzle Beach, USA. Oliver Stone a travaillé pour nous [il se contente d’un passage éclair dans l’un des premiers films de la boîte]. Todd Solondz, Roman Polanski, John Waters adorent Troma. Dans son autobiographie, ce dernier raconte que Troma est la seule société qui a osé donner de l’argent pour produire Pink Flamingos 2, le «sequel». Malheureusement, divine est mort prématurément et le film ne s’est pas fait. Maintenant, John tourne des films à gros budgets. Ce n’est plus possible pour nous de lui donner de l’argent. Attendez… qui d’autre ? Laissez-moi réfléchir [il réfléchit]. Takashi Miike [réalisateur japonais, notamment du déglingué Audition en 1999] est un grand défenseur. Il donne des interviews nous concernant et déplace des montagnes pour que Citizen Toxie, le quatrième épisode des aventures du Toxic Avenger, soit diffusé en salles au Japon. Gaspar Noé est aussi un inconditionnel…
Tu aimerais distribuer un film de Noé ?
Oui, j’aurais adoré obtenir les droits d’Irréversible [2002]. En fait, j’aimerais tourner dans un film de Noé. Ou même, j’apporterais les cafés, nettoierais les toilettes. Je mangerais la «shit» de Gaspar… non, peut-être pas. Mais presque.
A quoi ressemble le fan type de Troma ?
Trish (de retour) : Il y a de tout. Des teenagers, des couples mariés, des bébés phoques. Cela va de 13 ans jusqu’à très vieux. Comme Lloyd Kaufman.
L. K. : Je suis un grand fan et aussi un climatiseur.
Un peu de sérieux maintenant. Troma a 30 ans et continue de rester fidèle à une politique d’exploitation qu’on ne voit plus depuis les années 70. Aujourd’hui, les grands studios se sont mis eux aussi au gore et à l’exubérance trash. Que vous reste-t-il ?
L’indépendance absolue. le monde est régi par une conspiration des élus. L’élu des syndicats, l’élu des hommes d’affaires, l’élu des bureaucrates. Ce sont eux les vilains, les diables. ils contrôlent le cinéma, la TV, la radio, tout. Cinq sociétés se partagent le gâteau tout entier. C’est dégueulasse. Quand je suis venu à Cannes en 71, Godard disait : « La vérité 24 fois par seconde, c’est le film ». Maintenant c’est fini. On a le bullshit 24 fois par seconde. Les grandes compagnies d’Hollywood en sont responsables. Il y avait autrefois beaucoup de petits studios comme Troma. Ils sont tous morts aujourd’hui.
T’es vraiment remonté contre Hollywood ?
Oui. L’esprit de là-bas fabrique les black lists, les contrats n’ont aucune utilité. On les signe et pouf… Ça vaut rien. Il ne reste plus que Troma. C’est le seul studio dans toute l’histoire du cinéma qui existe depuis trente ans… sans succès ! Et avec moi comme président, je peux vous garantir que ça va continuer comme ça !