Lionel Sabatté : Demande à la poussière
Cheveux, rognures d’ongles, peaux mortes et oxydes de fer : les amas que collecte le plasticien Lionel Sabatté forment de sales bêtes à découvrir au hangar à Bananes de Nantes et à l’Aquarium de Paris.
Lionel Sabatté : « J’ai pensé ces loups comme la plus grande collection au monde de variétés d’ADN. »
Porte en ferraille massive, vitres maculées d’éclaboussures, pots de peintures vidés, tôles ondulées. Le décor est sis dans une cour du Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) qui dessert en long plusieurs ateliers. Au milieu de cette récup’, un trentenaire brun, avenant, ouvre la marche. Il nous guide à travers les toiles et sculptures qui jonchent le sol comme des fossiles. On y croise des poissons d’argent, des chimères ténébreuses, une meute de loups hurlant au silence. Le bestiaire immobile de Lionel Sabatté interroge le temps, sa permanence, la mutation des formes vivantes et pullulantes dans les abysses d’imaginaire profonds.
« J’aime donner une autre vie, un autre souffle à des matériaux délaissés. » Ce collecteur de débris et de déchets humains (peau, ongles, cheveux), naît en 1975 à Toulouse avec une énergie sportive qui le destine à l’enseignement gymnastique. Alors qu’il étudie la meilleure façon de muscler les cuisses plus ou moins mollassonnes de lycéens plus ou moins boutonneux, Lionel Sabatté est séduit par l’art et ses contrées, bien plus vastes qu’un tour de stade, en assistant en 2003 à un cours d’histoire de l’art aux Beaux-Arts de Nancy. Un ami l’avait tiré par la manche. « Même si je pense qu’on peut la faire naître, cette envie est innée. Ce qui s’apprend, c’est la manière d’en faire un métier. » Décidé à vivre de cette profession qu’il ne connaît pas, il intègre les Beaux-Arts de Paris en 1998 et fréquente successivement les ateliers des peintres Vladimir Velickovic et Dominique Gauthier. Il se souvient de sa première vente : « Cinquante-trois dessins à Antoine de Galbert [collectionneur d’art héritier du groupe Carrefour] faisant partie d’une série qui rassemblait dix mille dessins présentés lors de ma première exposition en galerie [en 2003 à la Galerie Anton Weller, Paris 6e]. C’était des petites peintures de personnages dans des représentations assez violentes, sexuelles ou rêvées. Je peignais en réfléchissant le moins possible. Je laissais les vannes ouvertes en essayant de développer une certaine gestuelle et des techniques de support pour l’imaginaire. » De ses milliers d’esquisses envoûtées, il conserve fièrement ses « préférées ».
Le nuisible désirable
Ce qu’apprécient ses premiers amateurs, ce sont les loups de La Meute constitués de poussière balayée dans les couloirs de la station de métro Châtelet entre 2006 et 2011. « Je me suis passionné par la poussière lorsqu’un jour, chez moi, j’ai vu passer un mouton soulevé par l’air. Elle avait quelque chose de vivant à ce moment précis. » L’idée d’en faire des loups vient du jeu de mot, par opposition aux moutons. À la fois fascinante et effrayante, la bête emblématique des contes, symbole de nos pulsions refoulées, de l’obscurité et de la liberté sauvage fait écho aux matériaux « impropres et oubliés » qui intéressent l’artiste : entre répulsion et attraction, ils parlent d’une « interrogation sur ce qu’est le dégoût ». Mais il y a autre chose : « Paris est la ville la plus touristique, 700 000 personnes passent chaque jour en moyenne par Châtelet-Les Halles. J’ai pensé ces loups comme la plus grande collection au monde de variétés d’ADN. »

Chevêche Athéna, 2010
Peaux mortes, ongles, vernis – Courtesy galerie Patricia Dorfmann ©-F-G Grandin
Trait commun avec les collectionneurs d’art, Lionel Sabatté entretient « une faculté à tomber en admiration pour des objets dont personne ne veut » mais pas dans le but de rassembler ; dans celui de créer : « Alors que le collectionneur conserve, le faiseur transforme. » Il y voit un rapport direct à la mort. Plus jeune, il collectionnait les cailloux qui avaient des têtes de visages et avoue : « Je me demande si je ne gardais pas déjà mes ongles. Sans pour autant les ranger dans des boîtes, je crois que je ne les jetais pas. » Conservations honteuses, lubies oubliées et trésors enfouis, une collection doit un avoir un but, un sens supérieurs à la beauté du geste.

Réparation de papillon 2, 2012
Papillon abimé, ongles, peaux mortes, épingle et boîte à spécimen (Collection privée)
Abdomens de kératine et peaux pétrifiées
Tout en tissant des liens dans le milieu de l’art, Lionel Sabatté se félicite de ne pas être encore assez coté (La Meute est vendue en totalité 60 000 euros à la galerie Patricia Dorfman) pour rencontrer des collectionneurs qui fonctionnent encore au coup de cœur. « Ils n’ont rien à gagner car ils n’achètent pas pour revendre. Ils dégagent une pureté par et dans leur passion. Quand Dominique Agostini, qui a été l’un des premiers à acheter mes travaux, m’a fait visiter sa maison, il était émerveillé devant ses œuvres comme un gamin devant ses jouets. Nous avons en commun avec les collectionneurs quelque chose qui relève de l’auto-psychanalyse, une pulsion face à un tableau, une sculpture, qu’ils doivent posséder sans expliquer pourquoi. Ça éclaire leur vie, ils n’ont aucun besoin d’être artiste. » Lionel, lui de la pointe des cheveux qu’il ramasse jusqu’aux bout des ongles qu’il colle, en est un. Il transforme des morceaux morts d’humain en papillons, bustes, abdomens de kératine et de peaux qui trônent, comme pétrifiées par un chasseur mortifère, dans leur cadre de verre. Les petits êtres envoûtants de Réparations de papillons (2012 – 2013) illustrent le délaissement, l’oubli, mais aussi la renaissance : « Ces spécimens sont abîmés, il leur manque des pattes, une antenne ou un morceau d’aile. Je les récupère et les rafistole avec des ongles pour réhabiliter l’impropre à la collection, à la vente ou à l’exposition. » Les papillons pour la beauté et les ongles pour le rejet (d’attribut séduisant à déchet repoussant dès qu’il n’est plus sur le corps !) « C’est cette séparation du corps qui m’a attiré. » Le dégoût que déclenche un ongle coupé, une touffe de cheveux, un amas de peaux mortes individualise la valeur émotionnelle comme autant de vanités contemporaines surgissant des profondeurs de l’inconscient.
Dompter l’impondérable
À travers ces postures personnifiées et ces matières organiques, on devine la vie. S’entremêlent alors les sensations. Lionel Sabatté use du temps qui use pour se jouer de la contrainte des formes et des matières. Ses Poissons d’argent (2012 – 2013), dont les écailles scintillent de pièces d’un centime, surgis d’un monde millénaire, nous ramène à terre : détachez cette pièce de sa valeur monétaire et considérez-là comme la plus spéciale de toute, car c’est celle que l’on ne ramasse pas lorsqu’elle tombe. Matériellement, c’est la plus proche de sa valeur. Écumant les bars en fin de service, Lionel en a récolté des milliers. « Je les retire de la circulation. Elle devient un matériau à part entière, incarne une possibilité d’achat d’autres matériaux. »
Sérielles et uniques à la fois — « Une pièce rebondit immédiatement sur une autre. J’aime le dialogue entre matériaux qui ne peut se résumer à une seule œuvre. » —, semblables et non reproductibles — « Si elle peut être reproduite, c’est que j’ai échoué. » — et intégrant l’aléatoire, les coulures et tâches des Animaux Oxydés (2012 et 2013), par exemple, deviennent les créatures inertes d’un « événement unique ». Ses huiles sur toile boivent et absorbent les teintes, recrachant la magie d’un hasard qu’on aurait pu oublier. Elles sont des successions magistrales d’impondérables domptés au gré des figures qui s’en dégagent. « Les principaux composants de la peinture sont des dérivés du pétrole. Lui-même constitué de matières organiques et d’animaux morts il y a des millions d’années, tombés dans le fond des océans ou passés à travers les épaisseurs de sols. J’ai laissé la peinture s’étaler d’elle-même pour faire ré-émerger du noir et des abysses ces créatures, dont nous sommes plus ou moins directement les descendants. » Ces tâches fuyantes d’un maniérisme impressionnant, tout comme les loups, les papillons et autres monstres inconnus, apparaissent en demi-teinte pour qui veut les voir. Par-delà la décomposition, Lionel Sabatté insuffle à la mort une lueur qui prolifère. Pinçons-nous le nez et plongeons.
Par Victor Branquart, photographies de Lionel Sabbaté dans son atelier Chloé Gassian
La Fabrique de profondeurs
Aquarium de Paris, Paris 16e
Du 11 février au 18 mai
Du temps au temps
Expo collective proposée par Coal
Au Salon 1,618
Carreau du Temple, Paris 3e
Du 4 au 6 avril