Au festival de Cannes, on ne pouvait pas les louper. Rebecca Zlotowski en tant que présidente du jury de La Semaine de la critique et Léa Seydouxpour le Saint Laurent de Bertrand Bonello* (en salles le 1er octobre). En 2010, la réalisatrice et la comédienne formaient le duo piquant de Belle Epine, miraculeux récit d’une course aux sensations chez une ado remuée par la mort et les motos (voir Standard n°29). Un film qui leur a permis de tracer leur route. 
Léa Seydoux & Rebecca Zlotowski interview

© Caroline de Greef

Terrasse des Archives, le Marais, lundi 19h. Léa traverse la rue, perfecto-chemise à carreaux, lunettes teintées, commande un Coca Light. Du rosé pour Rebecca qui, en avance, bossait sur son Mac.

Au début de Belle épine, Léa marche dans l’appartement familial et des draps recouvrent certains murs. Il y a quoi, dessous ?
Léa Seydoux : Good question !
Rebecca Zlotowski : Des miroirs. Dans la tradition juive ashkénaze, quand on perd quelqu’un, on les recouvre d’un drap car on suppose, c’est inquiétant, que les reflets des morts y sont toujours. Je trouve ça gracieux, même si c’est volontairement obscur à l’écran.

Le film, situé à la fin des années 70, joue du contraste entre une famille où la religion est très présente et le milieu des motards de Rungis. Deux expériences personnelles ?
Rebecca : Je viens d’une famille juive traditionnelle, mais le circuit de Rungis [1974-1978] n’existait plus quand je suis née ; je l’ai fantasmé. En revanche j’ai connu les « concent’ », les concentrations de motards, au Parc Floral ou à la Bastille, parce que mon père fait de la moto – un homme très petit perché sur d’immenses cylindrées, genre BMW 750. L’odeur de son cuir, le bruit de son pas dans l’escalier… ça fait partie de mon érotique. Réinstaller le circuit me permettait d’enregistrer un rapport à la vitesse, au danger, à la fugue et à la mort. C’est un vrai sujet de cinéma.

Vous savez conduire une moto ?
Rebecca : Parfaitement pas – j’ai eu plusieurs accidents de scooters, je n’ai même pas le permis voiture et je sais à peine conduire un vélo. C’est pour ça qu’on fait des films.

L’héroïne culpabilise de ne rien ressentir à la mort de sa mère. Comment se placer dans cette émotion ?
Léa : Elle ne culpabilise pas, elle est hors de la conscience d’elle-même. Et pour être actrice, justement, il ne faut pas se regarder, tout en contrôlant le jeu.
Rebecca : Je traite le deuil de manière très secrète. Le sujet, c’est une fille qui expérimente des sons, des perceptions, qui a envie d’émotions transgressives. C’est un soldat, très volontaire.
Léa : Ça fait partie de moi, ça. Je suis comme ça sur un tournage et mes personnages le sont souvent. Acharnés. [Se saisissant du dictaphone comme d’un micro] Rebecca, j’ai une question : la première version du scénario était très différente de celle utilisée sur le tournage. Au tout début, comment tu l’imaginais, cette nana ?

Rebecca Zlotowski : « Léa, je la vois sans innocence, froide comme la beauté et dure comme la mort. »

Rebecca : Je pensais à Jodie Foster, celle de Taxi Driver [Martin Scorsese, 1976], Foxes [Adrian Lyne, 1980], Hôtel Hew Hampshire [Tony Richardson, 1984]. Une ado presque adulte avec un corps à saisir, une sexualité qui existe sans qu’on en parle et le sens des responsabilités – pas naïve. Il a même été question de lui proposer de jouer le fantôme de la mère… Le scénario de Belle épine a moins d’intérêt que sa mise en scène, son application. Et Prudence Friedmann, le personnage, naît aussi de Léa, que je vois sans innocence, froide comme la beauté et dure comme la mort.
Léa : Rebecca m’a fait lire Les Souffrances du Jeune Werther [1774] ou le Journal de Deuil de Roland Barthes [1979] et montré A Swedish Love Story de Roy Andersson [1970], tragique et sombre mais traversé par la vitesse et le désir. C’est un peu cliché de dire ça, mais j’ai l’impression que Prudence a réellement vécue.
Rebecca : Mais elle a vraiment existé, on oublie toujours de le préciser ! Un soir un peu tard, en faisant les poubelles dans mon quartier avec un copain, un peu par alcoolisme et peut-être par licence poétique, j’ai trouvé, parmi des dossiers et des posters, un cahier Clairefontaine pourri, le journal intime d’une fille sur toute une année d’école, 1983-84. Ça a déterminé l’époque et le lieu (elle habitait près du centre commercial Belle épine, dans le Val-de-Marne) et même l’ambiance du film, car il y avait des photos de mecs qu’elle avait aimés, en train de bidouiller des mobylettes.

Léa Seydoux & Rebecca Zlotowski interview

© Caroline de Greef

Ça change quoi de jouer une ado de 1978 ?
Léa : Je ne sais pas si je serais capable d’interpréter une jeune fille d’aujourd’hui. Mon cœur n’appartient pas à cette génération.
Rebecca : [surprise] C’est quoi la génération d’aujourd’hui ?
Léa : Une génération d’assistés, à qui on découpe la nourriture en petits carrés, à qui on sert de la culture en bouillie. Vous voyez ce que je veux dire ?
Rebecca : La grosse sarkozyste !
Léa : Ils n’ont plus aucune curiosité. Tout vient à eux.
Rebecca : C’est pas vrai, attends, ils font des blogs, communiquent cent fois plus qu’à mon époque. Pour revenir au film, je ne voulais pas représenter l’adolescence d’hier ou d’aujourd’hui, mais identifier des schémas transgénérationnels. J’ai 30 ans et pour parler des ados, passé 19 ans, c’est foutu, ou alors on passe au documentaire. Pour moi l’adolescence au cinéma, c’est une esthétique née dans les années 90 avec Larry Clark ou Gus Van Sant, qui trouvaient de la grâce dans le corps des ados, leur liberté. Moi, ça ne m’émeut pas de filmer des corps. Avant eux, on parlait de la jeunesse ou, comme chez John Hughes [Breakfast Club, 1985] ou le George Lucas d’American Graffiti [1973], du lycée. Et dans les films de Jean-Claude Brisseau qui m’ont beaucoup inspiré, comme Un jeu brutal [1983] et De bruit et de fureur [1988], on faisait moins chier les jeunes comme un segment de consommateurs actifs. La génération de Prudence est encore à l’abandon. En 2010, on leur demande toujours leur avis.
Léa : C’est ce que je voulais dire, mes idées n’étaient pas claires. Je n’ai jamais eu, moi, Léa, le sentiment d’être adolescente, de faire partie d’un groupe, d’une communauté. J’ai toujours eu l’impression d’être très seule. Mon premier film, c’est une comédie pour ados, Mes Copines [Sylvie Ayme, 2006], assez populaire. Ce n’est pas du cinéma, c’est un produit qui s’adresse « aux jeunes d’aujourd’hui » et c’était très compliqué pour moi parce que je n’avais pas ces références. Mais j’ai maintenant 25 ans, huit de plus que Prudence, et des adolescentes, je n’en jouerai plus.

Léa Seydoux : « Mon cœur n’appartient pas à cette génération. »

En cinq semaines de tournage, avez-vous développé, comme les sœurs du film, des liens fraternels ? Ou c’est une question pour Marie-Claire ?
Rebecca : Un rapport sexuel, plutôt [Elle rit]. Le film est dédié à ma sœur.
Léa : Avec Rebecca, on s’est connues par hasard, par l’intermédiaire d’une bande d’amis.
Rebecca : Je te voyais de loin. Puis tu as tourné La Belle personne de Christophe Honoré [2008] et ton visage très pâle sous des cheveux noirs sur une affiche rouge m’a accompagné tout un hiver.
Léa : Tu t’es pourtant servi de ce que je suis dans la vie, plutôt que de mes qualités d’actrice telles qu’on les voit chez Honoré…

Sur le sujet, deux citations de vous contradictoires : « Je ne me sens pas actrice. » et « J’aimerais bien devenir une grande actrice. » Alors ?
Léa : Je ne suis pas forcément très à l’aise devant une caméra. J’ai commencé ce métier avant de passer mon Bac, j’étais un peu perdue, j’ai décidé de devenir actrice mais ce n’était pas naturel, pas du tout un rêve d’enfant. J’ai pris des cours de théâtre, persuadée que j’étais faite pour ce métier, acharnée à la tâche, mais les séances étaient catastrophiques, j’étais trop timide. J’ai passé des castings un peu cons-cons pour la télé, mais j’avais la foi. J’ai appris en tournant, je me suis fait violence, si tu n’arrives pas à faire ça, t’es bonne à rien. Je me liquéfiais sur scène, les autres réussissaient, je n’étais pas très bonne à l’école et j’avais le sentiment d’être exclue de ce monde [Rebecca lui caresse les cheveux et l’embrasse sur le front]. « Je ne me sens pas actrice », c’est une question de légitimité. Plein de gens pensent que j’ai été pistonnée [son grand-père, Jérôme Seydoux, est le Président de Pathé, et son grand-oncle, Henri Seydoux, le P. D.-G. de Gaumont], mais vous pouvez l’écrire, je ne le dis pas assez, moins pistonnée que moi, ça n’existe pas ! Même pas pour de la figu ! Et même si récemment, j’ai joué dans des films supers, à chaque fois, je repars de zéro à cause de ce truc de légitimité énorme. Avec Woody Allen cet été [Midnight in Paris], j’étais morte de trac. Je me répétais : « Ça va, t’as tourné avec Tarantino [Inglourious Basterds, 2009], Ridley Scott [Robin des Bois, 2010], Cate Blanchett t’a dit qu’elle te trouvait chouette, t’as été nommée aux César [pour La Belle personne]… »
Rebecca : Arrête de te la péter, hé oh !
Léa : J’ai toujours l’impression que ça va s’arrêter demain. « J’aimerais bien devenir une grande actrice. », c’est pour être fière de moi. Je sais quand je suis mauvaise. Le seul film dans lequel je joue bien, c’est Belle épine. A part une scène dans Robin des Bois et deux chez Christophe Honoré… où je ne parle pas.

Entretien Richard Gaitet, photographie Caroline de Greef
* voir notre entretien culture et mode pour la sortie de L’Apollonide)

 

Belle Epine

Le film
Belle Epine : Froncez jeunesse
« Quelle est la distance entre un événement et son impact ? » Prudence Friedmann a 17 ans et ne mesure pas (encore) l’événement qui vient de frapper son existence et que le spectateur intègre, par touches, au fil d’un sensible récit : sa mère est morte il y a seize jours. Autour, un père absent, une sœur en vrac et une cousine (Anaïs Demoustier, impec’, voir Standard n°23) qui lui reproche de ne pas souffrir, pas assez – de ne pas l’aimer, sa mère morte, pas assez. Alors Prudence est imprudente. Dans sa banlieue parisienne temporellement floue – pour aller vite, 1978/1983 –, elle suit sa copine cool (Agathe Schlencker, beau caractère) vers l’asphalte de Rungis, zoné par des loulous-motards cuir-bandana qui vont lui donner de la gomme des vibrations des baisers des disputes et du sexe au petit jour dans des chambres froides ou des hôtels miteux. Sans remords, Prudence vit. L’initiation transgressive, le deuil à digérer… Tout est illuminé : la mise en scène, les dialogues, le soin porté aux fringues et aux objets, et, foncez jeunesse, le jeu – dont celui, sourcils froncés, intense et dur, de Léa Seydoux. Premier film, film court (« 1h20, c’est de la courtoisie : la modernité va dans le sens de la synthèse. »), courrez-y.

 R. G.