Enfin en boutique cet été,  les tenues cintrées de Léa Peckre, primées par La Cambre et le festival de Hyères, ne connaissent les revers qu’en surpiqûre.

LEA PECKRE portrait par antoine-chesnais

Au flanc d’une immense table blanche, une fille brune s’affère avec deux petites mains : « La couture, on la fait au niveau des épingles. Il faut décoller les feuilles et tu marques le côté à la craie pour garder les dimensions. Le milieu dos, c’est cinq centimètres. Une fois que tu as fait ça, tu viens fendre la dentelle, et tu coupes un centimètre, on va recoller avec de la Vlieseline. » Dans les derniers jours du festival de Cannes, Léa Peckre retouche une robe pour Agathe Bonitzer.

Depuis quatre mois, la jeune couturière a quitté son appartement pour rejoindre les designers, les graphistes et la chapelière de cet immeuble de la rue du Faubourg Saint-Antoine, résidence d’ateliers flambant neuve mise à disposition par la Mairie de Paris. Contre le mur, une machine à coudre : « Je fais tout ici, le patronage, l’assemblage, le moulage, les prototypes et les essayages – souvent sur moi… » Après deux collections présentées au festival de mode et de photographie de Hyères en 2011 et 2012, cette Parisienne de 29 ans commercialise la troisième cet été. Dans l’entrée, les vingt-deux silhouettes de l’hiver prochain – dévoilées le 1er mars – pendent au portant. Matières fusionnées, hanches développées, taille marquée, manches bombées : une grammaire en plusieurs volumes qui évoque lointainement le Balenciaga des années 50.

Léa Peckre a travaillé un an chez Jean Paul Gaultier puis chez Givenchy et Isabel Marant. A son compte depuis un an, elle est aussi directrice artistique de De Gris (maroquinerie de luxe à découvrir en septembre) et prof aux Arts déco. Si elle devait aujourd’hui ciseler des coupes pour un autre nom que le sien, ce serait « dans une maison complètement différente de moi. Valentino, Paco Rabanne ou Schiaparelli, qui va repartir ». Son esthétique peut se définir dans le titre imagé de sa première collection, Cemeteries are Fields of Flowers : un noir dominant contrasté par des touches de couleurs sombres, une transparence contredite par des matières lourdes – pour qui veut bien les voir, les tombes sont des boutons de roses.

Léa consacre 30 % de son temps à cet univers – la robe en résille de polyamide et de soie y règne en proue –, c’est ce qui lui reste après ses activités extérieures : « J’ai un cerveau qui saute toutes les cinq minutes. » Son imagination est mobilisée deux heures pour nous.

LEA PECKRE portrait par antoine-chesnais

Léa Peckre et un mannequin cabine

Il y a dix ans, tu avais 19 ans. Que faisais-tu ?
Léa Peckre : J’étais au lycée Sévigné en BTS design de mode, mais je ne savais pas ce que je voulais faire. J’ai débarqué à La Cambre [à Bruxelles] parce qu’une copine est allée aux portes ouvertes et m’a dit que ça avait l’air pas mal. En passant le concours, j’ai réalisé à quel point ce serait une école géniale. A la fin de mon BTS, je n’avais toujours pas compris ce qu’était vraiment le vêtement et ça m’a frustrée assez fort.

Le moment exact où tu t’es dit que tu étais faite pour ce métier ?
A la fin de la première année à La Cambre. Il y a un défilé où toutes les classes montrent leurs travaux. Au moment où j’ai vu ceux des 4e et 5e année, je me suis dit : « OK ! J’ai bien fait d’atterrir iciC’est exactement ce que je veux faire. » En première, c’est de l’abattage, on fait de la quantité, une silhouette énorme sans comprendre directement le but de la manœuvre. Ce n’est que plus tard qu’on se rend compte combien c’est une étape constructive.

Jean Paul Gaultier est venu te cueillir à l’école…
Oui, il était venu voir les travaux des 5e, j’étais en 4e et il m’a prise en stage pendant un an. Après, j’ai terminé ma dernière année puis j’ai postulé – chez Isabel Marant, Burberry et d’autres marques, qui ont su devenir commerciales tout en restant haut de gamme. C’est la question qui m’intéresse : comment bien vendre sans descendre en qualité. Je voulais être dans une boîte où le vêtement réalise la plus grosse partie du chiffre d’affaires. Et ça, c’est super rare dans une maison de luxe, où il est là pour véhiculer une image, faire des campagnes, habiller les stars. Plein de clichés peut-être, mais, ce qui se vend, c’est la maroquinerie. Tu es plus libre sans attendre de revenus du vêtement ; OK, c’est un luxe, mais en tant que jeune créateur, ne pas penser avant tout à la vente, c’est impossible. Je voulais entrer dans une structure qui prenait cette problématique à bras-le-corps. Chez Isabel Marant, c’est le sujet premier, et ça se vend à fond, c’est énorme. J’y suis restée un an et demi. Pendant cette période, j’ai présenté mes pièces au festival de Hyères.

Où tu as remporté le grand prix, en 2011. Quel souvenir ?
J’étais à dix mille lieues de m’imaginer que j’allais gagner, que j’allais devoir m’exposer autant et aussi à l’arrache. J’étais dans un état pas possible ! Après deux mois non-stop entre Isabel et ma collection, j’ai tout lâché une fois que le jury était passé. J’en pouvais plus, j’étais au bout de ma vie… j’avais un petit peu trop bu la veille, j’étais habillée n’importe comment. Ce prix m’a apporté plein de choses. Déjà, ça donne confiance en son travail. Je l’ai vu comme l’aboutissement de mes études, il a clos un chapitre.

LEA PECKRE portrait par antoine-chesnais

Léa Peckre : « Rien ne me touche plus que Michael Haneke. »

Ta première collection s’appelle A light in the dark. Tu parles de la lumière comme d’une couleur.
La lumière me fascine à la façon des peintres romantiques, qui peignaient des choses simples qu’on voit tous, comme un paysage, mais avec une lumière particulière. Par exemple, l’un des plus connus, Le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich [1818-1820] : on entre dans une autre dimension, dans la part de symbolisme. J’aime jouer sur cette corde sensible. Mon côté romantique c’est le détail, les proportions qui donnent une attitude. De la majesté avec une énergie spirituelle, ça a du sens. Il est aussi dans la place que j’accorde à la nature, la végétation rampante sur l’architecture, l’organique, les imprimés bois sur des sequins, ou les tramètes, ces champignons qui dessinent des corolles. Les dessins de ma deuxième collection capsule sont des fougères qui dévorent la matière, des arbres, l’entrelacement des racines, c’est la forêt prise dans les phares qui dessinent des feuilles.

Un goût pour le symbolisme, donc ?
Oui, juste regarder un paysage, admirer des moments précis. Pour ma collection été, j’ai joué sur les transparences dans les variantes de noir. Ça vient de quand je rentrais de chez mes grands-parents le soir, sur la route avec la voiture qui éclaire la nuit. Une sensation de profondeur. Pour l’hiver prochain, je me suis inspirée de l’eau de Bill Viola, un vidéaste américain qui travaille avec le feu, l’eau. Je l’ai découvert à la Tate Modern lors d’un week-end à Londres, avec Five Angels for the Millennium : cinq énormes écrans montrant une ligne d’eau, comme si l’image était plongée, et des corps remontent, vite ou lentement. Rien de narratif, c’est du symbolisme.

Dans ta collection hiver, trois pièces blanches ont éclos. Une révolution ?
C’est pas vrai, il y a des couleurs, regarde ! [elle revient avec les planches des silhouettes] C’est un peu l’impression de tout le monde, mais il faut observer ! Un pantalon rouille, une robe verte. OK, c’est pas flashy, pas de tenue rouge, bleue, c’est subtil, donc peut-être que le noir prend le dessus… Mais ce n’est pas mon ADN. Mon ton c’est la façon dont je développe les matières, leur fusion, le graphisme, la lumière, que j’ai développé cette fois-ci avec… un blanc optique (qui ne vire ni au jaune ni au gris) extrêmement réflecteur. Je l’obtiens par des matières synthétiques mélangées. Le crémeux, ça ne va pas.

Pourquoi toute cette attention au niveau des hanches ? 
Je cintre et essaie de trouver des systèmes pour maintenir le corps. Développer les hanches, ça ne veut pas dire rendre la fille plus lourde, ça lui permet de s’assumer au contraire. Les matières avec lesquelles je travaille viennent pour beaucoup de la lingerie, elles permettent de resserrer la taille et de galber le corps. Les hanches ne sont pas un défaut.

Comment est-ce que tu développes et fusionnes tes matières ? 
J’essaie des matières à l’atelier, artisanalement, je vais voir des entreprises de développement textile qui font des recherches, trouvent les techniques appropriées. On part de l’existant, le fait de fusionner pour créer un motif, des poids différents… sur un panneau je vais rajouter cinq ou six couches de tissus de telle façon qu’une partie sera plus fine, une autre plus molle, plus dure, plus brillante.… La fusion, c’est du polyuréthane chauffé sous un rouleau compresseur. C’est tout un bordel !

Le crêpe est très présent, pourquoi ?
Les pièces en crêpe sont celles où je me suis toujours le plus éclatée. De soie, de laine, double : il est rond, j’aime sa texture, fine ou pas, il peut être élastique… il tombe super bien et permet de travailler autant le flou que les structures tailleur. J’aime aussi beaucoup la résille synthétique.

Ce côté technique te rapproche-t-il d’Iris van Herpen ?
Pour moi comme pour elle, le développement de la matière, c’est 70 % du travail. Pour d’autres, ce sera la teinture ou l’imprimé. Ma conception de la thématique globale, le plan de collection, tout part de là. Plus que du dessin ou de la recherche iconographique. Mais Iris a une autre approche, ce qu’elle fait est impressionnant, mais ça ne m’inspire pas, c’est tellement son truc. A chaque défilé, je me dis : « Waouh ! La classe ! C’est fou d’avoir fait ça ! » Mais elle fait du design, je tiens à en rester au vêtement.

Tu as présenté cette année une robe en bois à l’expo « Futuro Textiles »…
Elaborée avec la designer allemande Elisa Strozyk, à distance. On a échangé des milliards de mails suite à la proposition de la commissaire d’exposition, qui voulait associer designers et créateurs textile. Je connaissais le travail d’Elisa, c’est génial, ça donne envie de partir dans des délires comme Iris van Herpen, mais je me l’interdis. Ou plutôt, je suis passée à un autre cap : le concret. Cette robe en bois est importable, c’est lourd, c’est dur, tu ne peux pas t’asseoir. C’est super efficace visuellement, mais le challenge le plus difficile, c’est d’essayer de faire des choses désirables et portables.

Tu dis ne pas avoir d’idéal féminin. Mais le caractère de tes silhouettes est précis…
Habiller une grande partie des femmes est plus plaisant que d’en fantasmer un seul type. Quand j’imagine qui porte mes vêtements, je vois du caractère, pas une femme de pouvoir, mais qui n’a pas besoin des hommes pour avancer. Elle a une certaine aura, est libre et sait exactement ce qu’elle veut. Elle est majestueuse dans le sens où elle n’a pas besoin de plaire directement. Elle n’est pas une séductrice parce qu’elle a une force autre, plus subtile. Ce n’est que le début de l’aventure, donc je découvre la femme Léa Peckre… Je me découvre.

Deux looks ont des épaules très larges. Quelle est l’idée derrière ce buste disproportionné ?
Le bombers, c’est nouveau [voir photo ci-contre]. J’avais une femme très sophistiquée, pas vraiment réaliste, avec une élégance d’une autre époque. Je l’ai toujours su et je me suis dit cette femme-là, elle reste importante, parce que c’est ce que je fais spontanément. Et l’idée dans la dernière collection, c’était d’intégrer à cette posture un peu surannée des pièces que je mettrais en deux secondes. Grâce à ça, j’ai découvert une énergie : moi en femme fantasmée ! Bon, au final, je mets toujours mon jean et mes baskets. J’aimerais trop assumer des talons et un tailleur toute la journée, mais mixés avec les blousons de la vie de tous les jours : le bombers, le perfecto – parce que je n’ai pas 45 ans, et le tailleur non-stop, ça donne l’air frigide.

Tu as baigné dans le cinéma grâce à tes parents. Un métier qui t’attirait ?
Ma mère est productrice et mon père est directeur photo, il travaille… la lumière. C’était tellement important dans leur vie, je trouvais ça lourd de me mettre dans la même histoire. Le cinéma me paraissait tellement compliqué ! En influences, je pourrais citer Sydney Pollack et On achève bien les chevaux [1969], pour la tension extrêmement forte et les plans splendides. Mais rien ne me touche plus que Michael Haneke. Je n’avais pas vu ses films connus comme La Pianiste [2001], je l’ai découvert il y a cinq ans avec Le Septième Continent [1988] : une famille au quotidien, lambda a priori, où tout a l’air plutôt cool, jusqu’au moment où une direction, un choix est pris, atypique et violent. Ça m’a bouleversée, j’ai fait des recherches, j’ai lu plein de trucs, j’ai vu tous ses films.

Tu as un diplôme de céramiste. Ça nourrit ton modelage du tissu ?
Je suis très coloriste. Faire des développements de textile me semblait facile, et dans mes cordes, alors j’ai choisi céramique au BT arts appliqués, pour la construction. C’était ultra dur, je me suis fait violence parce que je me suis emmerdée pendant trois ans. Mais ça a réglé mon problème avec le volume, avec la perception 3D et le passage en 2D, et inversement. Ça m’a appris à respecter les étapes, la sculpture, le modelage.

LEA PECKRE portrait par antoine-chesnais

Léa Peckre : « Des fougères qui dévorent la matière, la forêt prise dans les phares qui dessinent des feuilles. »

Pourquoi tu t’habilles en Acne de la tête aux pieds ?
J’adore. Alors pour mon mec, c’est le truc facile, dès qu’il doit me faire un cadeau, il va chez Acne. Et j’en suis tout à fait heureuse ! Mon histoire avec cette marque a commencé quand je cherchais le fameux jean qui t’ira comme un gant. Le jour où je l’ai trouvé, c’était Acne. Il s’avère que les vestes et les chemises tombaient aussi à pic ! Et je me suis intéressée à la façon dont ils avaient monté leur petite affaire devenue belle et grande.

Dix pièces pour l’été et vingt-deux pour l’hiver, tu as décroché des fonds ?
Je me suis emballée. On a beau faire un plan de collection, en se disant « quinze, peut-être dix-huit », à force de travailler autant et d’aussi peu dormir, par peur de pas avoir assez, de pas avoir les bonnes pièces, on produit, on produit. Je fais tout en trois semaines, c’est un stress énorme, je ne réfléchis plus, j’attaque, et j’ai plus que je ne le pensais.

Tu es aussi directrice artistique chez De Gris. Qu’est-ce que c’est ?
C’est une nouvelle marque de maroquinerie haut de gamme [lancement fin septembre]. Un projet de commerce équitable qui tend à marier l’artisanat haïtien et le savoir-faire français. Un peu plus vieux que moi, les fondateurs, une Suissesse, un Vénézuélien et un Français m’ont contactée quand j’étais chez Isabel Marant, il y a deux ans. La première fois que je fais de l’accessoire…

Où te vois-tu dans dix ans ? 
La scène : dans un grand studio avec plein de miroirs. Ça voudrait dire que mes collections auront pris de l’ampleur. Mes projets immédiats sont d’étendre les ventes en Angleterre, aux Etats-Unis, toujours de manière exclusive, car ce sont des pièces en petite quantité [trente pour la dernière collection], presque uniques, numérotées. Je saurai si ma marque est prioritaire dans quelques années. Pour l’instant j’ai l’énergie, mais c’est beaucoup plus simple de travailler pour quelque chose qui ne t’appartient pas. Ça permet d’avoir du recul, ce qui est appréciable dans un milieu aussi dur.

En vente dans les boutiques Ra et Maria Louisa, à Paris.

Entretien Magali Aubert, photographie Antoine Chesnais, remerciements Laurie Citeroni